– Mais, mademoiselle, interrompis-je, effrayée… et la religion? il vous restait au moins cette voie… Ne pouviez-vous pas consulter un directeur et lui tout avouer?
– Ah! ne sais-tu donc pas qu'à mesure qu'il nous pervertit, il étouffe dans nous toutes les semences de la religion, et qu'il nous en interdit tous les actes?… et d'ailleurs le pouvais-je? A peine m'a-t-il instruite. Le peu qu'il m'a dit sur ces matières n'a été que dans la crainte que mon ignorance ne trahît son impiété. Mais je n'ai jamais été à confesse, je n'ai jamais fait ma première communion; il sait si bien ridiculiser toutes ces choses, en absorber dans nous jusqu'aux moindres idées, qu'il éloigne à jamais de leurs devoirs celles qu'il a subornées; ou si elles sont contraintes à les remplir à cause de leur famille, c'est avec une tiédeur, une indifférence si entières, qu'il ne redoute rien de leur indiscrétion. Mais convaincs-toi, Thérèse, convaincs-toi par tes propres yeux, continue-t-elle en me poussant fort vite dans le cabinet d'où nous sortions; viens, cette chambre où il corrige ses écoliers est la même que celle où il jouit de nous; voici la classe finie, c'est l'heure où, échauffé des préliminaires, il va venir se dédommager de la contrainte que lui impose quelquefois sa prudence; remets-toi où tu étais, chère fille, et tes yeux vont tout découvrir.
Quelque peu curieuse que je fusse de ces nouvelles horreurs, il valait pourtant mieux pour moi me rejeter dans ce cabinet que de me faire surprendre avec Rosalie pendant les classes; Rodin en eût infailliblement conçu des soupçons. Je me place donc; à peine y suis-je, que Rodin entre chez sa fille; il la conduit dans celui dont il vient d'être question, les deux femmes du logis s'y rendent; et là, l'impudique Rodin, n'ayant plus de mesures à garder, se livre à l'aise et sans aucun voile à toutes les irrégularités de sa débauche. Les deux paysannes, totalement nues, sont fustigées à tour de bras; pendant qu'il agit sur une, l'autre le lui rend, et dans l'intervalle, il accable des plus sales caresses, des plus effrénées, des plus dégoûtantes, le même autel dans Rosalie, qui, élevée sur un fauteuil, le lui présente un peu penchée. Vient enfin le tour de cette malheureuse: Rodin l'attache au poteau comme ses écolières, et pendant que l'une après l'autre, et quelquefois toutes deux ensemble, ses femmes le déchirent lui-même, il fouette sa fille, il la frappe depuis le milieu des reins jusqu'au bas des cuisses, en s'extasiant de plaisir. Son agitation est extrême, il hurle, il blasphème, il flagelle; ses verges ne s'impriment nulle part que ses lèvres ne s'y collent aussitôt. Et l'intérieur de l'autel, et la bouche de la victime… tout, excepté le devant, tout est dévoré de suçons; bientôt, sans varier l'attitude, se contentant de se la rendre plus propice, Rodin pénètre dans l'asile étroit des plaisirs; le même trône est, pendant ce temps, offert à ses baisers par sa gouvernante, l'autre fille le fouette autant qu'elle a de forces; Rodin est aux nues, il pourfend, il déchire, mille baisers plus chauds les uns que les autres expriment son ardeur sur ce qu'on présente à sa lavure; la bombe éclate, et le libertin enivré ose goûter les plus doux plaisirs au sein de l'inceste et de l'infamie.
Rodin alla se mettre à table: après de tels exploits, il avait besoin de réparer. Le soir il y avait encore et classe et correction; je pouvais observer de nouvelles scènes si je l'eusse désiré, mais j'en avais assez pour me convaincre et pour déterminer ma réponse aux offres de ce scélérat. L'époque où je devais la rendre approchait. Deux jours après ces événements-ci, lui-même vint me la demander dans ma chambre. Il me surprit au lit. Le prétexte de voir s'il ne restait plus aucune trace de mes blessures lui donna, sans que je pusse m'y opposer, le droit de m'examiner nue, et comme il en faisait autant deux fois le jour depuis un mois, sans que je n'eusse encore aperçu dans lui rien qui pût blesser ma pudeur, je ne crus pas devoir résister. Mais Rodin avait d'autres projets, cette fois-ci: quand il en est à l'objet de son culte, il passe une de ses cuisses autour de mes reins, et l'appuie tellement, que je me trouve, pour ainsi dire, hors de défense.
– Thérèse, me dit-il alors en faisant promener ses mains de manière à ne plus me laisser aucun doute, vous voilà rétablie, ma chère, vous pouvez maintenant me témoigner la reconnaissance dont j'ai vu votre cœur rempli; la manière est aisée, il ne me faut que ceci, continua le traître en fixant ma position de toutes les forces qu'il pouvait employer… Oui, ceci seulement, voilà ma récompense, je n'exige jamais que cela des femmes… Mais, continue-t-il, c'est que c'est un des plus beaux que j'aie vus de ma vie… Que de rondeur!… quelle élasticité!… que de finesse dans la peau!… Oh! je veux absolument en jouir…
En disant cela, Rodin, vraisemblablement déjà prêt à l'exécution de ses projets, pour achever de les accomplir est obligé de me lâcher un moment; je profite du jour qu'il me donne, et me dégageant de ses bras:
– Monsieur, lui dis-je, je vous prie de bien vous convaincre qu'il n'est rien dans le monde entier qui puisse m'engager aux horreurs que vous semblez vouloir. Ma reconnaissance vous est due, j'en conviens, mais je ne l'acquitterai pas au prix d'un crime. Je suis pauvre et très malheureuse, sans doute; n'importe, voilà le peu d'argent que je possède, continué-je en lui offrant ma chétive bourse, prenez ce que vous jugerez à propos, et laissez-moi quitter cette maison, je vous prie, dès que j'en suis en état.
Rodin, confondu d'une résistance à laquelle il s'attendait peu avec une fille dénuée de ressources, et que d'après une injustice ordinaire aux hommes, il supposait malhonnête par cela seul qu'elle était dans la misère, Rodin, dis-je, me regarde avec attention:
– Thérèse, reprit-il au bout d'un instant, c'est assez mal à propos que tu fais la vestale avec moi; j'avais, ce me semble, quelque droit à des complaisances de ta part; n'importe, garde ton argent mais ne me quitte point. Je suis bien aise d'avoir une fille sage dans ma maison, celles qui m'entourent le sont si peu!… Puisque tu te montres si vertueuse dans ce cas-ci, tu le seras, j'espère, également dans tous. Mes intérêts s'y trouveront, ma fille t'aime, elle vient de me supplier, tout à l'heure encore, de t'engager à ne point nous quitter; reste donc près de nous, je t'y invite.
– Monsieur, répondis-je, je n'y serais pas heureuse; les deux femmes qui vous servent aspirent à tous les sentiments qu'il est en vous de leur accorder; elles ne me verront pas sans jalousie, et je serai tôt ou tard contrainte à vous quitter.
– Ne l'appréhende pas, me répondit Rodin, ne crains aucun des effets de la jalousie de ces femmes; je saurai les tenir à leur place en maintenant la tienne, et toi seule posséderas ma confiance sans qu'aucun risque en résulte pour toi. Mais pour continuer d'en être digne, il est bon que tu saches que la première qualité que j'exige de toi, Thérèse, est une discrétion à toute épreuve. Il se passe beaucoup de choses ici, beaucoup qui contrarieront tes principes de vertu; il faut tout voir, mon enfant, tout entendre, et ne jamais rien dire… Ah! reste avec moi, Thérèse, restes-y, mon enfant, je t'y garde avec joie; au milieu de beaucoup de vices où m'emportent un tempérament de feu, un esprit sans frein et un cœur très gâté, j'aurai du moins la consolation d'avoir un être vertueux près de moi, et dans le sein duquel je me rejetterai comme aux pieds d'un dieu, quand je serai rassasié de mes débauches…
Ô ciel! pensai-je en ce moment, la vertu est donc nécessaire, elle est donc indispensable à l'homme, puisque le vicieux lui-même est obligé de se rassurer par elle, et de s'en servir comme d'abri! Me rappelant ensuite les instances que Rosalie m'avait faites pour ne la point quitter, et croyant reconnaître dans Rodin quelques bons principes, je m'engageai décidément chez lui.
– Thérèse, me dit Rodin au bout de quelques jours, c'est auprès de ma fille que je vais te mettre; de cette manière, tu n'auras rien à démêler avec mes deux autres femmes, et je te donne trois cents livres de gages.
Une telle place était une espèce de fortune dans ma position; enflammée du désir de ramener Rosalie au bien, et peut-être son père même, si je prenais sur lui quelque empire, je ne me repentis point de ce que je venais de faire… Rodin, m'ayant fait habiller, me conduisit dès le même instant à sa fille, en lui annonçant qu'il me donnait à elle; Rosalie me reçut avec des transports de joie inouïs, et je fus promptement installée.
Il ne se passa pas huit jours sans que je commençasse à travailler aux conversions que je désirais, mais l'endurcissement de Rodin rompait toutes mes mesures.
– Ne crois pas, répondait-il à mes sages conseils, que l'espèce d'hommage que j'ai rendu à la vertu dans toi soit une preuve ni que j'estime la vertu, ni que j'aie envie de la préférer au vice. Ne l'imagine pas, Thérèse, tu t'abuserais; ceux qui, partant de ce que j'ai fait envers toi, soutiendraient d'après ce procédé l'importance ou la nécessité de la vertu, tomberaient dans une grande erreur, et je serais bien fâché que tu crusses que telle est ma façon de penser. La masure qui me sert d'abri à la chasse quand les rayons ardents du soleil dardent à plomb sur mon individu, n'est assurément pas un monument utile, sa nécessité n'est que de circonstance; je m'expose à une sorte de danger, je trouve quelque chose qui me garantit, je m'en sers, mais ce quelque chose en est-il moins inutile? en peut-il être moins méprisable? Dans une société totalement vicieuse, la vertu ne servirait à rien: les nôtres n'étant pas de ce genre, il faut absolument ou la jouer, ou s'en servir, afin d'avoir moins à redouter de ceux qui la suivent. Que personne ne l'adopte, elle deviendra inutile. Je n'ai donc pas tort quand je soutiens que sa nécessité n'est que d'opinion ou de circonstances; la vertu n'est pas un mode d'un prix incontestable, elle n'est qu'une manière de se conduire, qui varie suivant chaque climat et qui, par conséquent, n'a rien de réel: cela seul en fait voir la futilité. Il n'y a que ce qui est constant qui soit réellement bon; ce qui change perpétuellement ne saurait prétendre au caractère de bonté; voilà pourquoi l'on a mis l'immutabilité au rang des perfections de l'Éternel. Mais la vertu est absolument privée de ce caractère: il n'est pas deux peuples sur la surface du globe qui soient vertueux de la même manière; donc la vertu n'a rien de réel, rien de bon intrinsèquement, et ne mérite en rien notre culte; il faut s'en servir comme d'étai, adopter politiquement celle du pays où l'on vit, afin que ceux qui la pratiquent par goût, ou qui doivent la révérer par état, vous laissent en repos, et afin que cette vertu, respectée où vous êtes, vous garantisse, par sa prépondérance de convention, des attentats de ceux qui professent le vice. Mais, encore une fois, tout cela est de circonstances, et rien de tout cela n'assigne un mérite réel à la vertu. Il est telle vertu, d'ailleurs, impossible à de certains hommes; or, comment me persuaderez-vous qu'une vertu qui combat ou qui contrarie les passions puisse se trouver dans la nature? Et si elle n'y est pas, comment peut-elle être bonne? Assurément, ce seront chez les hommes dont il s'agit les vices opposés à ces vertus qui deviendront préférables, puisque ce seront les seuls modes… les seules manières d'être qui s'arrangeront le mieux à leur physique ou à leurs organes; il y aura donc dans cette hypothèse des vices très utiles: or, comment la vertu le sera-t-elle si vous me démontrez que ses contraires puissent l'être? On vous dit à cela: la vertu est utile aux autres, et, en ce sens, elle est bonne; car s'il est reçu de ne faire que ce qui est bon aux autres, à mon tour, je ne recevrai que du bien. Ce raisonnement n'est qu'un sophisme; pour le peu de bien que je reçois des autres, en raison de ce qu'ils pratiquent la vertu, par l'obligation de la pratiquer à mon tour, je fais un million de sacrifices qui ne me dédommagent nullement. Recevant moins que je ne donne, je fais donc un mauvais marché, j'éprouve beaucoup plus de mal des privations que j'endure pour être vertueux, que je ne reçois de bien de ceux qui le sont; l'arrangement n'étant point égal, je ne dois donc pas m'y soumettre, et sûr, étant vertueux, de ne pas faire aux autres autant de bien que je recevrais de peines en me contraignant à l'être, ne vaudra-t-il donc pas mieux que je renonce à leur procurer un bonheur qui doit me coûter autant de mal? Reste maintenant le tort que je peux faire aux autres étant vicieux, et le mal que je recevrai à mon tour si tout le monde me ressemble. En admettant une entière circulation de vices, je risque assurément, j'en conviens; mais le chagrin éprouvé par ce que je risque est compensé par le plaisir de ce que je fais risquer aux autres; voilà dès lors l'égalité rétablie, dès lors tout le monde est à peu près également heureux: ce qui n'est pas, et ne saurait être, dans une société où les uns sont bons et les autres méchants, parce qu'il résulte de ce mélange des pièges perpétuels qui n'existent point dans l'autre cas. Dans la société mélangée, tous les intérêts sont divers: voilà la source d'une infinité de malheurs; dans l'autre association, tous les intérêts sont égaux, chaque individu qui la compose est doué des mêmes goûts, des mêmes penchants, tous marchent au même but, tous sont heureux. Mais, vous disent les sots, le mal ne rend point heureux. Non, quand on est convenu d'encenser le bien; mais déprisez, avilissez ce que vous appelez le bien, vous ne révérez plus que ce que vous aviez la sottise d'appeler le mal; et tous les hommes auront du plaisir à le commettre, non point parce qu'il sera permis (ce serait quelquefois une raison pour en diminuer l'attrait), mais c'est que les lois ne le puniront plus, et qu'elles diminuent, par la crainte qu'elles inspirent, le plaisir qu'a placé la nature au crime.
Je suppose une société où il sera convenu que l'inceste (admettons ce délit comme tout autre), que l'inceste, dis-je, soit un crime: ceux qui s'y livreront seront malheureux, parce que l'opinion, les lois, le culte, tout viendra glacer leurs plaisirs; ceux qui désireront le commettre, ce mal, et qui ne l'oseront, d'après ces freins, seront également malheureux; ainsi la loi qui proscrira l'inceste n'aura fait que des infortunés. Que dans la société voisine, l'inceste ne soit point un crime, ceux qui ne le désireront pas ne seront point malheureux, et ceux qui le désireront seront heureux. Donc la société qui aura permis cette action conviendra mieux aux hommes que celle qui aura érigé cette même action en crime. Il en est de même de toutes les autres actions maladroitement considérées comme criminelles: en les observant sous ce point de vue, vous faites une foule de malheureux; en les permettant, personne ne se plaint; car celui qui aime cette action quelconque s'y livre en paix, et celui qui ne s'en soucie pas ou reste dans une sorte d'indifférence qui n'est nullement douloureuse, ou se dédommage de la lésion qu'il a pu recevoir par une foule d'autres lésions dont il grève à son tour ceux dont il a eu à se plaindre. Donc tout le monde, dans une société criminelle, se trouve ou très heureux, ou dans un état d'insouciance qui n'a rien de pénible; par conséquent rien de bon, rien de respectable, rien de fait pour rendre heureux dans ce qu'on appelle la vertu. Que ceux qui la suivent ne s'enorgueillissent donc pas de cette sorte d'hommage que le genre de constitution de nos sociétés nous force à lui rendre: c'est une affaire purement de circonstances, de convention; mais dans le fait, ce culte est chimérique, et la vertu qui l'obtient un instant n'en est pas pour cela plus belle.
Telle était la logique infernale des malheureuses passions de Rodin; mais Rosalie plus douce et bien moins corrompue, Rosalie, détestant les horreurs auxquelles elle était soumise, se livrait plus docilement à mes avis: je désirais avec ardeur lui faire remplir ses premiers devoirs de religion; il aurait fallu pour cela mettre un prêtre dans la confidence, et Rodin n'en voulait aucun dans sa maison, il les avait en horreur comme le culte qu'ils professaient: pour rien au monde, il n'en eût souffert un près de sa fille; conduire cette jeune personne à un directeur était également impossible: Rodin ne laissait jamais sortir Rosalie sans qu'elle fût accompagnée; il fallut donc attendre que quelque occasion se présentât; et pendant ces délais, j'instruisais cette jeune personne; en lui donnant le goût des vertus, je lui inspirais celui de la religion, je lui en dévoilais les saints dogmes et les sublimes mystères, je liais tellement ces deux sentiments dans son jeune cœur que je les rendais indispensables au bonheur de sa vie.
– Ô mademoiselle, lui disais-je un jour en recueillant les larmes de sa componction, l'homme peut-il s'aveugler au point de croire qu'il ne soit pas destiné à une meilleure fin? Ne suffit-il pas qu'il ait été doué du pouvoir et de la faculté de connaître son Dieu, pour s'assurer que cette faveur ne lui a été accordée que pour remplir les devoirs qu'elle impose? Or, quelle peut être la base du culte dû à l'éternel, si ce n'est la vertu dont lui-même est l'exemple? Le créateur de tant de merveilles peut-il avoir d'autres lois que le bien? et nos cœurs peuvent-ils lui plaire si le bien n'en est l'élément? Il me semble qu'avec les âmes sensibles, il ne faudrait employer d'autres motifs d'amour envers cet Être suprême que ceux qu'inspire la reconnaissance. N'est-ce pas une faveur que de nous avoir fait jouir des beautés de cet univers, et ne lui devons-nous pas quelque gratitude pour un tel bienfait? Mais une raison plus forte encore établit, constate la chaîne universelle de nos devoirs; pourquoi refuserions-nous de remplir ceux qu'exige sa loi, puisque ce sont les mêmes que ceux qui consolident notre bonheur avec les hommes? N'est-il pas doux de sentir qu'on se rend digne de l'Être suprême rien qu'en exerçant les vertus qui doivent opérer notre contentement sur la terre, et que les moyens qui nous rendent dignes de vivre avec nos semblables sont les mêmes que ceux qui nous donnent après cette vie l'assurance de renaître auprès du trône de Dieu? Ah! Rosalie, comme ils s'aveuglent, ceux qui voudraient nous ravir cet espoir! Trompés, séduits par leurs misérables passions, ils aiment mieux nier les vérités éternelles que d'abandonner ce qui peut les en rendre dignes. Ils aiment mieux dire: On nous trompe, que d'avouer qu'ils se trompent eux-mêmes; l'idée des pertes qu'ils se préparent troublerait leurs indignes voluptés; il leur paraît moins affreux d'anéantir l'espoir du ciel que de se priver de ce qui doit le leur acquérir? Mais quand elles s'affaiblissent en eux, ces tyranniques passions, quand le voile est déchiré, quand rien ne balance plus dans leur cœur corrompu cette voix impérieuse du Dieu que méconnaissait leur délire, quel il doit être, ô Rosalie, ce cruel retour sur eux-mêmes! combien le remords qui l'accompagne doit leur faire payer cher l'instant d'erreur qui les aveuglait! Voilà l'état où il faut juger l'homme pour régler sa propre conduite: ce n'est ni dans l'ivresse, ni dans le transport d'une fièvre ardente que nous devons croire à ce qu'il dit, c'est lorsque sa raison calmée, jouissant de toute son énergie, cherche la vérité, la devine et la voit. Nous le désirons de nous-mêmes alors cet Être saint autrefois méconnu; nous l'implorons, il nous console; nous le prions, il nous écoute. Eh! Pourquoi donc le nierais-je, pourquoi le méconnaîtrais-je, cet objet si nécessaire au bonheur? Pourquoi préférerais-je de dire avec l'homme égaré: Il n'est point de Dieu, tandis que le cœur de l'homme raisonnable m'offre, à tout instant, des preuves de l'existence de cet Être divin? Vaut-il donc mieux rêver avec les fous, que de penser juste avec les sages? Tout découle néanmoins de ce premier principe: dès qu'il existe un Dieu, ce Dieu mérite un culte, et la première base de ce culte est incontestablement la vertu.
De ces premières vérités, je déduisais facilement les autres, et Rosalie, déiste, était bientôt chrétienne. Mais quel moyen, je le répète, de joindre un peu de pratique à la morale? Rosalie, contrainte d'obéir à son père, ne pouvait tout au plus y montrer que du dégoût, et, avec un homme comme Rodin, cela ne pouvait-il pas devenir dangereux? Il était intraitable; aucun de mes systèmes ne tenait contre lui; mais si je ne réussissais pas à le convaincre, au moins ne m'ébranlait-il pas.
Cependant, une telle école, des dangers si permanents, si réels, me firent trembler pour Rosalie, au point que je ne me crus nullement coupable en l'engageant à fuir de cette maison perverse. Il me semblait qu'il y avait un moindre mal à l'arracher du sein de son incestueux père que de l'y laisser au hasard de tous les risques qu'elle y pouvait courir. J'avais déjà touché légèrement cette matière et je n'étais peut-être pas très loin d'y réussir, quand tout à coup Rosalie disparut de la maison, sans qu'il me fût possible de savoir où elle était. Interrogeais-je les femmes de chez Rodin, ou Rodin lui-même, on m'assurait qu'elle était allée passer la belle saison chez une parente, à dix lieues de là. M'informais-je dans le voisinage, d'abord on s'étonnait d'une pareille question faite par quelqu'un du logis, puis on me répondait comme Rodin et ses domestiques: on l'avait vue, on l'avait embrassée la veille, le jour même de son départ; et je recevais les mêmes réponses partout. Quand je demandais à Rodin pourquoi ce départ m'avait été caché, pourquoi je n'avais pas suivi ma maîtresse, il m'assurait que l'unique raison avait été de prévenir une scène douloureuse pour l'une et pour l'autre, et qu'assurément je reverrais bientôt celle que j'aimais. Il fallut se payer de ces réponses, mais s'en convaincre était plus difficile. Était-il présumable que Rosalie, Rosalie qui m'aimait tant! eût consenti à me quitter sans me dire un mot? Et, d'après ce que je connaissais du caractère de Rodin, n'y avait-il pas bien à appréhender pour le sort de cette malheureuse? Je résolus donc de mettre tout en usage pour savoir ce qu'elle était devenue, et pour y parvenir tous les moyens me parurent bons.
Dès le lendemain, me trouvant seule au logis, j'en parcours soigneusement tous les coins; je crois entendre quelques gémissements au fond d'une cave très obscure… Je m'approche, un tas de bois paraissait boucher une porte étroite et reculée; j'avance en écartant tous les obstacles… de nouveaux sons se font entendre; je crois en démêler l'organe… Je prête mieux l'oreille… je ne doute plus.
– Thérèse! entends-je enfin, ô Thérèse, est-ce toi?
– Oui, chère et tendre amie! m'écriai-je, en reconnaissant la voix de Rosalie… oui, c'est Thérèse que le ciel envoie te secourir…
Et mes questions multipliées laissent à peine à cette intéressante fille le temps de me répondre. J'apprends enfin que quelques heures avant sa disparition, Rombeau, l'ami, le confrère de Rodin, l'avait examinée nue, et qu'elle avait reçu de son père l'ordre de se prêter, avec ce Rombeau, aux mêmes horreurs que Rodin exigeait chaque jour d'elle; qu'elle avait résisté, mais que Rodin, furieux, l'avait saisie et présentée lui-même aux attentats débordés de son confrère; qu'ensuite, les deux amis s'étaient fort longtemps parlé bas, la laissant toujours nue, et venant par intervalles l'examiner de nouveau, en jouir toujours de cette même manière criminelle, ou la maltraiter en cent façons différentes; que définitivement, après quatre ou cinq heures de cette séance, Rodin lui avait dit qu'il allait l'envoyer à la campagne chez une de ses parentes; mais qu'il fallait partir tout de suite et sans parler à Thérèse, pour des raisons qu'il lui expliquerait le lendemain lui-même dans cette campagne, où il irait aussitôt la rejoindre. Il avait fait entendre à Rosalie qu'il s'agissait d'un mariage pour elle, et que c'était en raison de cela que son ami Rombeau l'avait examinée, afin de voir si elle était en état de devenir mère. Rosalie était effectivement partie sous la conduite d'une vieille femme; elle avait traversé le bourg, dit adieu en passant à plusieurs connaissances; mais aussitôt que la nuit était venue, sa conductrice l'avait ramenée dans la maison de son père où elle était rentrée à minuit. Rodin, qui l'attendait, l'avait saisie, lui avait intercepté de sa main l'organe de la voix, et l'avait, sans dire un mot, plongée dans cette cave où on l'avait d'ailleurs assez bien nourrie et soignée depuis qu'elle y était.