Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 11 стр.


– Je crains tout, ajouta cette pauvre fille; la conduite de mon père envers moi depuis ce temps, ses discours, ce qui a précédé l'examen de Rombeau, tout, Thérèse, tout prouve que ces monstres vont me faire servir à quelques-unes de leurs expériences, et c'en est fait de ta pauvre Rosalie.

Après les larmes qui coulèrent abondamment de mes yeux, je demandai à cette pauvre fille si elle savait où l'on mettait la clef de cette cave: elle l'ignorait; mais elle ne croyait pourtant point que l'on eût l'usage de l'emporter. Je la cherchai de tous côtés; ce fut en vain; et l'heure de reparaître arriva sans que je pusse donner à cette chère enfant d'autres secours que des consolations, quelques espérances, et des pleurs. Elle me fit jurer de revenir le lendemain; je le lui promis, l'assurant même que si, à cette époque, je n'avais rien découvert de satisfaisant sur ce qui la regardait, je quitterais sur-le-champ la maison, je porterais mes plaintes en justice, et la soustrairais, à tel prix que ce pût être, au sort affreux qui la menaçait.

Je remonte; Rombeau soupait ce soir-là avec Rodin. Déterminée à tout pour éclairer le sort de ma maîtresse, je me cache près de l'appartement où se trouvaient les deux amis, et leur conversation ne me convainc que trop du projet horrible qui les occupait l'un et l'autre.

– Jamais, dit Rodin, l'anatomie ne sera à son dernier degré de perfection que l'examen des vaisseaux ne soit fait sur un enfant de quatorze ou quinze ans, expiré d'une mort cruelle; ce n'est que de cette contraction que nous pouvons obtenir une analyse complète d'une partie aussi intéressante.

– Il en est de même, reprit Rombeau, de la membrane qui assure la virginité; il faut nécessairement une jeune fille pour cet examen. Qu'observe-t-on dans l'âge de puberté? rien; les menstrues déchirent l'hymen, et toutes les recherches sont inexactes; ta fille est précisément ce qu'il nous faut; quoiqu'elle ait quinze ans, elle n'est pas encore réglée; la manière dont nous en avons joui ne porte aucun tort à cette membrane, et nous la traiterons tout à l'aise. Je suis ravi que tu te sois enfin déterminé.

– Assurément, je le suis, reprit Rodin; il est odieux que de futiles considérations arrêtent ainsi le progrès des sciences; les grands hommes se sont-ils laissé captiver par d'aussi méprisables chaînes? Et quand Michel-Ange voulut rendre un Christ au naturel, se fit-il un cas de conscience de crucifier un jeune homme, et de le copier dans les angoisses? Mais quand il s'agit des progrès de notre art, de quelle nécessité ne doivent pas être ces mêmes moyens! Et combien y a-t-il un moindre mal à se les permettre! C'est un sujet de sacrifié pour en sauver un million; doit-on balancer à ce prix? Le meurtre opéré par les lois est-il d'une autre espèce que celui que nous allons faire, et l'objet de ces lois, qu'on trouve si sages, n'est-il pas le sacrifice d'un pour en sauver mille?

– C'est la seule façon de s'instruire, dit Rombeau, et dans les hôpitaux, où j'ai travaillé toute ma jeunesse, j'ai vu faire mille semblables expériences; à cause des liens qui t'enchaînent à cette créature, je craignais, je l'avoue, que tu ne balançasses.

– Quoi! parce qu'elle est ma fille? Belle raison! s'écria Rodin; et quel rang t'imagines-tu donc que ce titre doive avoir dans mon cœur? Je regarde un peu de semence éclose du même œil (au poids près) que celle qu'il me plaît de perdre dans mes plaisirs. Je n'ai jamais fait plus de cas de l'un que de l'autre. On est le maître de reprendre ce qu'on a donné; jamais le droit de disposer de ses enfants ne fut contesté chez aucun peuple de la terre. Les Perses, les Mèdes, les Arméniens, les Grecs en jouissaient dans toute son étendue. Les lois de Lycurgue, le modèle des législateurs, non seulement laissaient aux pères tous droits sur leurs enfants, mais condamnaient même à la mort ceux que les parents ne voulaient pas nourrir, ou ceux qui se trouvaient mal conformés. Une grande partie des sauvages tuent leurs enfants aussitôt qu'ils naissent. Presque toutes les femmes de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique se font avorter sans encourir de blâme; Cook retrouva cet usage dans toutes les îles de la mer du Sud. Romulus permit l'infanticide; la loi des Douze Tables le toléra de même, et jusqu'à Constantin, les Romains exposaient ou tuaient impunément leurs enfants. Aristote conseille ce prétendu crime; la secte des Stoïciens le regardait comme louable; il est encore très en usage à la Chine. Chaque jour on trouve et dans les rues et sur les canaux de Pékin plus de dix mille individus immolés ou abandonnés par leurs parents, et quel que soit l'âge d'un enfant, dans ce sage empire, un père, pour s'en débarrasser, n'a besoin que de le mettre entre les mains du juge. D'après les lois des Parthes, on tuait son fils, sa fille ou son frère, même dans l'âge nubile; César trouva cette coutume générale dans les Gaules; plusieurs passages du Pentateuque prouvent qu'il était permis de tuer ses enfants chez le peuple de Dieu; et Dieu lui-même, enfin, l'exigea d'Abraham. L'on crut longtemps, dit un célèbre moderne, que la prospérité des empires dépendait de l'esclavage des enfants; cette opinion avait pour base les principes de la plus saine raison. Eh quoi! un monarque se croira autorisé à sacrifier vingt ou trente mille de ses sujets dans un seul jour pour sa propre cause, et un père ne pourra, lorsqu'il le jugera convenable, devenir maître de la vie de ses enfants! Quelle absurdité! quelle inconséquence et quelle faiblesse dans ceux qui sont contenus par de telles chaînes! L'autorité du père sur ses enfants, la seule réelle, la seule qui ait servi de base à toutes les autres, nous est dictée par la voix de la nature même, et l'étude réfléchie de ses opérations nous en offre à tout instant des exemples. Le tzar Pierre ne doutait nullement de ce droit; il en usa, et adressa une déclaration publique à tous les ordres de son empire, par laquelle il disait que, d'après les lois divines et humaines, un père avait le droit entier et absolu de juger ses enfants à mort, sans appel et sans prendre l'avis de qui que ce fût. Il n'y a que dans notre France barbare où une fausse et ridicule pitié crut devoir enchaîner ce droit. Non, poursuivit Rodin avec chaleur, non, mon ami, je ne comprendrai jamais qu'un père qui voulut bien donner la vie ne soit pas libre de donner la mort. C'est le prix ridicule que nous attachons à cette vie qui nous fait éternellement déraisonner sur le genre d'action qui engage un homme à se délivrer de son semblable. Croyant que l'existence est le plus grand des biens, nous nous imaginons stupidement faire un crime en soustrayant ceux qui en jouissent; mais la cessation de cette existence, ou du moins ce qui la suit, n'est pas plus un mal que la vie n'est un bien; ou plutôt si rien ne meurt, si rien ne se détruit, ni rien ne se perd dans la nature, si toutes les parties décomposées d'un corps quelconque n'attendent que la dissolution pour reparaître aussitôt sous des formes nouvelles, quelle indifférence n'y aura-t-il pas dans l'action du meurtre, et comment osera-t-on y trouver du mal? Ne dût-il donc s'agir ici que de ma seule fantaisie, je regarderais la chose comme toute simple: à plus forte raison quand elle devient nécessaire à un art aussi utile aux hommes… Quand elle peut fournir d'aussi grandes lumières, dès lors ce n'est plus un mal, mon ami, ce n'est plus un forfait, c'est la meilleure, la plus sage, la plus utile de toutes les actions, et ce ne serait qu'à se la refuser qu'il pourrait exister du crime.

– Ah! dit Rombeau, plein d'enthousiasme pour d'aussi effrayantes maximes, je t'approuve, mon cher; ta sagesse m'enchante, mais ton indifférence m'étonne, je te croyais amoureux.

– Moi! épris d'une fille?… Ah! Rombeau, je me supposais mieux connu de toi; je me sers de ces créatures-là quand je n'ai rien de mieux: l'extrême penchant que j'ai pour les plaisirs du genre dont tu me les vois goûter me rend précieux tous les temples où cette espèce d'encens peut s'offrir, et pour les multiplier, j'assimile quelquefois une jeune fille à un beau garçon; mais pour peu qu'un de ces individus femelles ait malheureusement nourri trop longtemps mon illusion, le dégoût s'annonce avec énergie; et je n'ai jamais connu qu'un moyen d'y satisfaire délicieusement… Tu m'entends, Rombeau; Chilpéric, le plus voluptueux des rois de France, pensait de même. Il disait hautement qu'on pouvait à la rigueur se servir d'une femme, mais à la clause expresse de l'exterminer aussitôt qu'on en avait joui [3] . Il y a cinq ans que cette petite catin sert à mes plaisirs: il est temps qu'elle paye la cessation de mon ivresse par celle de son existence.

Le repas finissait; aux démarches de ces deux furieux, à leurs propos, à leurs actions, à leurs préparatifs, à leur état enfin qui tenait du délire, je vis bien qu'il n'y avait pas un moment à perdre, et que l'époque de la destruction de cette malheureuse Rosalie était fixée à ce même soir. Je vole à la cave, résolue de mourir ou de la délivrer.

– Ô chère amie, lui criai-je, pas un moment à perdre… les monstres!… c'est pour ce soir… ils vont arriver…

Et en disant cela, je fais les plus violents efforts pour enfoncer la porte. Une de mes secousses fait tomber quelque chose, j'y porte la main, c'est la clef; je la ramasse, je me hâte d'ouvrir… j'embrasse Rosalie, je la presse de fuir, je lui réponds de suivre mes pas, elle s'élance… Juste ciel! il était encore dit que la vertu devait succomber, et que les sentiments de la plus tendre commisération allaient être durement punis… Rodin et Rombeau, éclairés par la gouvernante, paraissent tout à coup; le premier saisit sa fille au moment où elle franchit le seuil de la porte, au-delà de laquelle elle n'avait plus que quelque pas à faire pour se trouver libre.

– Où vas-tu, malheureuse? s'écrie Rodin en l'arrêtant, pendant que Rombeau s'empare de moi… Ah! continue-t-il en me regardant, c'est cette coquine qui favorisait ta fuite! Thérèse, voilà donc l'effet de vos grands principes de vertu… enlever une fille à son père!

– Assurément, répondis-je avec fermeté, et je le dois quand ce père est assez barbare pour comploter contre les jours de sa fille.

– Ah! ah! de l'espionnage et de la séduction, poursuivit Rodin; tous les vices les plus dangereux dans une domestique! montons, montons, il faut juger cette affaire-là.

Rosalie et moi, traînées par ces deux scélérats, nous regagnons les appartements; les portes se ferment. La malheureuse fille de Rodin est attachée aux colonnes d'un lit, et toute la rage de ces furieux se tourne contre moi; je suis accablée des plus dures invectives, et les plus effrayants arrêts se prononcent; il ne s'agit de rien moins que de me disséquer toute vive, pour examiner les battements de mon cœur, et faire sur cette partie des observations impraticables sur un cadavre. Pendant ce temps on me déshabille, et je deviens la proie des attouchements les plus impudiques.

– Avant tout, dit Rombeau, je suis d'avis d'attaquer fortement la forteresse que tes bons procédés respectèrent… C'est qu'elle est superbe! admire donc le velouté, la blancheur de ses deux demi-lunes qui en défendent l'entrée, jamais vierge ne fut plus fraîche.

– Vierge! mais elle l'est presque, dit Rodin. Une seule fois, malgré elle, on l'a violée, et pas la moindre chose depuis. Cède-moi le poste un instant…

Et le cruel entremêle l'hommage de ces caresses dures et féroces qui dégradent l'idole au lieu de l'honorer. S'il y avait eu là des verges, j'étais cruellement traitée. On en parla, mais il ne s'en trouva point, on se contenta de ce que la main put faire; on me mit en feu… plus je me défendais, mieux j'étais contenue; quand je vis pourtant qu'on allait se décider à des choses plus sérieuses, je me précipitai aux pieds de mes bourreaux, je leur offris ma vie, et leur demandai l'honneur.

– Mais dès que tu n'es pas vierge, dit Rombeau, qu'importe? tu ne seras coupable de rien, nous allons te violer comme tu l'as déjà été, et dès lors pas le plus petit péché sur ta conscience; ce sera la force qui t'aura tout ravi…

Et l'infâme, en me consolant de cette cruelle manière, me plaçait déjà sur un canapé.

– Non, dit Rodin en arrêtant l'effervescence de son confrère dont j'étais toute prête à devenir victime, non, ne perdons pas nos forces avec cette créature, songe que nous ne pouvons remettre plus loin les opérations projetées sur Rosalie, et notre vigueur nous est nécessaire pour y procéder: punissons autrement cette malheureuse. – En disant cela, Rodin met un fer au feu. – Oui, continue-t-il, punissons-la mille fois davantage que si nous prenions sa vie, marquons-la, flétrissons-la: cet avilissement, joint à toutes les mauvaises affaires qu'elle a sur le corps, la fera pendre ou mourir de faim; elle souffrira du moins jusque-là, et notre vengeance plus prolongée en deviendra plus délicieuse.

Il dit: Rombeau me saisit, et l'abominable Rodin m'applique derrière l'épaule le fer ardent dont on marque les voleurs.

– Qu'elle ose paraître à présent, la catin, continue ce monstre, qu'elle l'ose, et en montrant cette lettre ignominieuse, je légitimerai suffisamment les raisons qui me l'ont fait renvoyer avec tant de secret et de promptitude.

On me panse, on me rhabille, on me fortifie de quelques gouttes de liqueur, et profitant de l'obscurité de la nuit, les deux amis me conduisent au bord de la forêt et m'y abandonnent cruellement, après m'avoir fait entrevoir encore le danger d'une récrimination, si j'ose l'entreprendre dans l'état d'avilissement où je me trouve.

Toute autre que moi se fût peu souciée de cette menace; dès qu'il m'était possible de prouver que le traitement que je venais de souffrir n'était l'ouvrage d'aucun tribunal, qu'avais-je à craindre? Mais ma faiblesse, ma timidité naturelle, l'effroi de mes malheurs de Paris et de ceux du château de Bressac, tout m'étourdit, tout m'effraya; je ne pensai qu'à fuir; bien plus affectée de la douleur d'abandonner une innocente victime aux mains de ces deux scélérats prêts à l'immoler sans doute, que touchée de mes propres maux. Plus irritée, plus affligée que physiquement maltraitée, je me mis en marche dès le même instant; mais ne m'orientant point, ne demandant rien, je ne fis que tourner autour de Paris, et le quatrième jour de mon voyage, je ne me trouvai qu'à Lieursaint. Sachant que cette route pouvait me conduire vers les provinces méridionales, je résolus alors de la suivre, et de gagner ainsi, comme je le pourrais, ces pays éloignés, m'imaginant que la paix et le repos si cruellement refusés pour moi dans ma patrie m'attendaient peut-être au bout de la France. Fatale erreur! que de chagrins il me restait à éprouver encore!

Quelles qu'eussent été mes peines jusques alors, au moins mon innocence me restait. Uniquement victime des attentats de quelques monstres, à peu de chose près néanmoins je pouvais me croire encore dans la classe des filles honnêtes. Au fait, je n'avais été vraiment souillée que par un viol fait depuis cinq ans, dont les traces étaient refermées… un viol consommé dans un instant où mes sens engourdis ne m'avaient pas même laissé la faculté de le sentir. Qu'avais-je d'ailleurs à me reprocher? Rien, oh! rien sans doute, et mon cœur était pur; j'en étais trop glorieuse, ma présomption devait être punie, et les outrages qui m'attendaient allaient devenir tels, qu'il ne me serait bientôt plus possible, quelque peu que j'y participasse, de former au fond de mon cœur les mêmes sujets de consolation.

J'avais toute ma fortune sur moi cette fois-ci: c'est-à-dire environ cent écus, somme résultative de ce que j'avais sauvé de chez Bressac et de ce que j'avais gagné chez Rodin. Dans l'excès de mon malheur, je me trouvais encore heureuse de ce qu'on ne m'avait point enlevé ces secours; je me flattais qu'avec la frugalité, la tempérance, l'économie auxquelles j'étais accoutumée, cet argent me suffirait au moins jusqu'à ce que je fusse en situation de pouvoir trouver quelque place. L'exécration qu'on venait de me faire ne paraissait point, j'imaginais pouvoir la déguiser toujours et cette flétrissure ne m'empêcherait pas de gagner ma vie. J'avais vingt-deux ans, une bonne santé, une figure dont, pour mon malheur, on ne faisait que trop d'éloges; quelques vertus qui, quoiqu'elles m'eussent toujours nui, me consolaient pourtant, comme je viens de vous le dire, et me faisaient espérer qu'enfin le ciel leur accorderait sinon des récompenses, au moins quelque cessation aux maux qu'elles m'avaient attirés. Pleine d'espoir et de courage, je poursuivis ma route jusqu'à Sens, où je me reposai quelques jours. Une semaine me remit entièrement; peut-être eussé-je trouvé quelque place dans cette ville, mais pénétrée de la nécessité de m'éloigner, je me remis en marche avec le dessein de chercher fortune en Dauphiné; j'avais beaucoup entendu parler de ce pays, je m'y figurais trouver le bonheur. Nous allons voir comme j'y réussis.

Dans aucune circonstance de ma vie, les sentiments de religion ne m'avaient abandonnée. Méprisant les vains sophismes des esprits forts, les croyant tous émanés du libertinage bien plus que d'une ferme persuasion, je leur opposais ma conscience et mon cœur, et trouvais au moyen de l'un et de l'autre tout ce qu'il fallait pour y répondre. Souvent forcée par mes malheurs de négliger mes devoirs de piété, je réparais ces torts aussitôt que j'en trouvais l'occasion.

Je venais de partir d'Auxerre le 7 d'août, je n'en oublierai jamais l'époque; j'avais fait environ deux lieues, et la chaleur commençant à m'incommoder, je montai sur une petite éminence couverte d'un bouquet de bois, peu éloignée de la route, avec le dessein de m'y rafraîchir et d'y sommeiller une couple d'heures, à moins de frais que dans une auberge, et plus en sûreté que sur le grand chemin; je m'établis au pied d'un chêne, et après un déjeuner frugal, je me livre aux douceurs du sommeil. J'en avais joui longtemps avec tranquillité, lorsque mes yeux se rouvrant je me plais à contempler le paysage qui se présente à moi dans le lointain. Du milieu d'une forêt, qui s'étendait à droite, je crus voir à près de trois ou quatre lieues de moi un petit clocher s'élever modestement dans l'air… Aimable solitude, me dis-je, que ton séjour me fait envie! tu dois être l'asile de quelques douces et vertueuses recluses qui ne s'occupent que de Dieu… que de leurs devoirs; ou de quelques saints ermites uniquement consacrés à la religion… Éloignées de cette société pernicieuse où le crime veillant sans cesse autour de l'innocence la dégrade et l'anéantit… ah! toutes les vertus doivent habiter là, j'en suis sûre, et quand les crimes de l'homme les exilent de dessus la terre, c'est là, c'est dans cette retraite solitaire qu'elles vont s'ensevelir au sein des êtres fortunés qui les chérissent et les cultivent chaque jour.

J'étais anéantie dans ces pensées, lorsqu'une fille de mon âge, gardant des moutons sur ce plateau, s'offrit tout à coup à ma vue; je l'interroge sur cette habitation, elle me dit que ce que je vois est un couvent de Bénédictins, occupé par quatre solitaires dont rien n'égale la religion, la continence et la sobriété. «On y va, me dit cette jeune fille, une fois par an en pèlerinage près d'une Vierge miraculeuse, dont les gens pieux obtiennent tout ce qu'ils veulent.» Singulièrement émue du désir d'aller aussitôt implorer quelques secours aux pieds de cette sainte Mère de Dieu, je demande à cette fille si elle veut y venir prier avec moi; elle me répond que cela est impossible, que sa mère l'attend; mais que la route est aisée. Elle me l'indique, elle m'assure que le supérieur de cette maison, le plus respectable et le plus saint des hommes, me recevra parfaitement bien, et m'offrira tous les secours qui pourront m'être nécessaires.

– On le nomme dom Sévérino, continua cette fille; il est Italien, proche parent du Pape qui le comble de bienfaits; il est doux, honnête, serviable, âgé de cinquante-cinq ans, dont il a passé plus des deux tiers en France… Vous en serez contente, mademoiselle, continua la bergère; allez vous édifier dans cette sainte solitude, et vous n'en reviendrez que meilleure.

Ce récit enflammant encore davantage mon zèle, il me devint impossible de résister au désir violent que j'éprouvais d'aller visiter cette sainte église et d'y réparer par quelques actes pieux les négligences dont j'étais coupable. Quelque besoin que j'aie moi-même de charités, je donne un écu à cette fille, et me voilà dans la route de Sainte-Marie-des-Bois: tel était le nom du couvent vers lequel je dirigeai mes pas.

Назад Дальше