Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 16 стр.


– Tiens, Thérèse, me dit-il en me le montrant, vois comme il est délicieux de fouetter avec cela… Tu le sentiras… tu le sentiras, friponne, mais pour l'instant je veux bien n'employer que celui-ci…

Il était de cordelettes nouées à douze branches; au bas de chaque, était un nœud plus fort que les autres et de la grosseur d'un noyau de prune.

– Allons, la cavalcade!… la cavalcade! dit-il à sa nièce.

Celle-ci, qui savait de quoi il était question, se met tout de suite à quatre pattes, les reins élevés le plus possible, en me disant de l'imiter; je le fais. Clément se met à cheval sur mes reins, sa tête du côté de ma croupe; Armande, la sienne présentée, se trouve en face de lui: le scélérat, nous voyant alors toutes les deux bien à sa portée, nous lance des coups furieux sur les charmes que nous lui offrons; mais comme, par cette posture, nous ouvrons dans le plus grand écart possible cette délicate partie qui distingue notre sexe de celui des hommes, le barbare y dirige ses coups, les branches longues et flexibles du fouet dont il se sert, pénétrant dans l'intérieur avec bien plus de facilité que les brins de verges, y laissent des traces profondes de sa rage; tantôt il frappe sur l'une, tantôt ses coups se lancent sur l'autre: aussi bon cavalier que fustigateur intrépide, il change plusieurs fois de monture; nous sommes excédées, et les titillations de la douleur sont d'une telle violence qu'il n'est presque plus possible de les supporter.

– Levez-vous! nous dit-il alors en reprenant des verges, oui, levez-vous et craignez-moi.

Ses yeux étincellent, il écume. Également menacées sur tout le corps, nous l'évitons…, nous courons comme des égarées dans toutes les parties de la chambre, il nous suit, frappant indifféremment et sur l'une et sur l'autre; le scélérat nous met en sang; il nous rencogne à la fin toutes deux dans la ruelle du lit. Les coups redoublent: la malheureuse Armande en reçoit un sur le sein qui la fait chanceler; cette dernière horreur détermine l'extase, et pendant que mon dos en reçoit les effets cruels, mes reins s'inondent des preuves d'un délire dont les résultats sont si dangereux.

– Couchons-nous, me dit enfin Clément; en voilà peut-être trop pour toi, Thérèse, et certainement pas assez pour moi; on ne se lasse point de cette manie, quoiqu'elle ne soit qu'une très imparfaite image de ce qu'on voudrait réellement faire. Ah! chère fille, tu ne sais pas jusqu'où nous entraîne cette dépravation, l'ivresse où elle nous jette, la commotion violente qui résulte, dans le fluide électrique, de l'irritation produite par la douleur sur l'objet qui sert nos passions; comme on est chatouillé de ses maux! Le désir de les accroître…, voilà l'écueil de cette fantaisie, je le sais, mais cet écueil est-il à craindre pour qui se moque de tout?

Quoique l'esprit de Clément fût encore dans l'enthousiasme, voyant néanmoins ses sens plus calmes, j'osai, répondant à ce qu'il venait de dire, lui reprocher la dépravation de ses goûts; et la manière dont ce libertin les justifia mérite, ce me semble, de trouver place dans les aveux que vous exigez de moi.

– La chose du monde la plus ridicule sans doute, ma chère Thérèse, me dit Clément, est de vouloir disputer sur les goûts de l'homme, les contrarier, les blâmer ou les punir, s'ils ne sont pas conformes soit aux lois du pays qu'on habite, soit aux conventions sociales. Eh quoi! les hommes ne comprendront jamais qu'il n'est aucune sorte de goûts, quelque bizarres, quelque criminels même qu'on puisse les supposer, qui ne dépende de la sorte d'organisation que nous avons reçue de la nature! Cela posé, je le demande, de quel droit un homme osera-t-il exiger d'un autre ou de réformer ses goûts, ou de les modeler sur l'ordre social? De quel droit même les lois, qui ne sont faites que pour le bonheur de l'homme, oseront-elles sévir contre celui qui ne peut se corriger, ou qui n'y parviendrait qu'aux dépens de ce bonheur que doivent lui conserver les lois? Mais désirât-on même de changer de goûts, le peut-on? Est-il en nous de nous refaire? Pouvons-nous devenir autres que nous sommes? L'exigeriez-vous d'un homme contrefait, et cette inconformité de nos goûts est-elle autre chose au moral que ne l'est au physique l'imperfection de l'homme contrefait?

Entrons dans quelques détails, j'y consens; l'esprit que je te reconnais, Thérèse, te met à portée de les entendre. Deux irrégularités, je le vois, t'ont déjà frappée parmi nous: tu t'étonnes de la sensation piquante éprouvée par quelques-uns de nos confrères pour des choses vulgairement reconnues pour fétides ou impures, et tu te surprends de même que nos facultés voluptueuses puissent être ébranlées par des actions qui, selon toi, ne portent que l'emblème de la férocité. Analysons l'un et l'autre de ces goûts, et tâchons, s'il se peut, de te convaincre qu'il n'est rien au monde de plus simple que les plaisirs qui en résultent.

Il est, prétends-tu, singulier que des choses sales et crapuleuses puissent produire dans nos sens l'irritation essentielle au complément de leur délire; mais avant que de s'étonner de cela, il faudrait sentir, chère Thérèse, que les objets n'ont de prix à nos yeux que celui qu'y met notre imagination; il est donc très possible, d'après cette vérité constante, que non seulement les choses les plus bizarres, mais même les plus viles et les plus affreuses, puissent nous affecter très sensiblement. L'imagination de l'homme est une faculté de son esprit où vont, par l'organe des sens, se peindre, se modifier les objets, et se former ensuite ses pensées, en raison du premier aperçu de ces objets. Mais cette imagination, résultative elle-même de l'espèce d'organisation dont est doué l'homme, n'adopte les objets reçus que de telle ou telle manière, et ne crée ensuite les pensées que d'après les effets produits par le choc des objets aperçus: qu'une comparaison facilite à tes yeux ce que j'expose. N'as-tu pas vu, Thérèse, des miroirs de formes différentes? Quelques-uns qui diminuent les objets, d'autres qui les grossissent; ceux-ci qui les rendent affreux, ceux-là qui leur prêtent des charmes? T'imagines-tu maintenant que si chacune de ces glaces unissait la faculté créatrice à la faculté objective, elle ne donnerait pas, du même homme qui se serait regardé dans elle, un portrait tout à fait différent? et ce portrait ne serait-il pas en raison de la manière dont elle aurait perçu l'objet? Si aux deux facultés que nous venons de prêter à cette glace, elle joignait maintenant celle de la sensibilité, n'aurait-elle pas pour cet homme, vu par elle de telle ou telle manière, l'espèce de sentiment qu'il lui serait possible de concevoir pour la sorte d'être qu'elle aurait aperçu? La glace qui l'aurait vu beau, l'aimerait; celle qui l'aurait vu affreux, le haïrait; et ce serait pourtant toujours le même individu.

Telle est l'imagination de l'homme, Thérèse; le même objet s'y représente sous autant de formes qu'elle a de différents modes, et d'après l'effet reçu de cette imagination par l'objet, quel qu'il soit, elle se détermine à l'aimer ou à le haïr. Si le choc de l'objet aperçu la frappe d'une manière agréable, elle l'aime, elle le préfère, bien que cet objet n'ait en lui aucun agrément réel; et si cet objet, quoique d'un prix certain aux yeux d'un autre, n'a frappé l'imagination dont il s'agit que d'une manière désagréable, elle s'en éloignera, parce qu'aucun de nos sentiments ne se forme, ne se réalise qu'en raison du produit des différents objets sur l'imagination. Rien d'étonnant, d'après cela, que ce qui plaît vivement aux uns puisse déplaire aux autres, et, réversiblement, que la chose la plus extraordinaire trouve pourtant des sectateurs… L'homme contrefait trouve aussi des miroirs qui le rendent beau.

Or, si nous avouons que la jouissance des sens soit toujours dépendante de l'imagination, toujours réglée par l'imagination, il ne faudra plus s'étonner des variations nombreuses que l'imagination suggérera dans ces jouissances, de la multitude infinie de goûts et de passions différentes qu'enfanteront les différents écarts de cette imagination. Ces goûts, quoique luxurieux, ne devront pas frapper davantage que ceux d'un genre simple; il n'y a aucune raison pour trouver une fantaisie de table moins extraordinaire qu'une fantaisie de lit; et dans l'un ou l'autre genre, il n'est pas plus étonnant d'idolâtrer une chose que le commun des hommes trouve détestable, qu'il ne l'est d'en aimer une généralement reconnue pour bonne. L'unanimité prouve de la conformité dans les organes, mais rien en faveur de la chose aimée. Les trois quarts de l'univers peuvent trouver délicieuse l'odeur d'une rose, sans que cela puisse servir de preuve, ni pour condamner le quart qui pourrait la trouver mauvaise, ni pour démontrer que cette odeur soit véritablement agréable.

Si donc il existe des êtres dans le monde dont les goûts choquent tous les préjugés admis, non seulement il ne faut point s'étonner d'eux, non seulement il ne faut ni les sermonner, ni les punir; mais il faut les servir, les contenter, anéantir tous les freins qui les gênent, et leur donner, si vous voulez être juste, tous les moyens de se satisfaire sans risque; parce qu'il n'a pas plus dépendu d'eux d'avoir ce goût bizarre, qu'il n'a dépendu de vous d'être spirituel ou bête, d'être bien fait ou d'être bossu. C'est dans le sein de la mère que se fabriquent les organes qui doivent nous rendre susceptibles de telle ou telle fantaisie; les premiers objets présentés, les premiers discours entendus achèvent de déterminer le ressort; les goûts se forment, et rien au monde ne peut plus les détruire. L'éducation a beau faire, elle ne change plus rien, et celui qui doit être un scélérat le devient tout aussi sûrement, quelque bonne que soit l'éducation qui lui a été donnée, que vole sûrement à la vertu celui dont les organes se trouvent disposés au bien, quoique l'instituteur l'ait manqué. Tous deux ont agi d'après leur organisation, d'après les impressions qu'ils avaient reçues de la nature, et l'un n'est pas plus digne de punition que l'autre ne l'est de récompense.

Ce qu'il y a de bien singulier, c'est que tant qu'il n'est question que de choses futiles, nous ne nous étonnons pas de la différence des goûts; mais sitôt qu'il s'agit de la luxure, voilà tout en rumeur; les femmes toujours surveillantes à leurs droits, les femmes que leur faiblesse et leur peu de valeur engagent à ne rien perdre, frémissent à chaque instant qu'on ne leur enlève quelque chose, et si malheureusement on met en usage dans la jouissance des procédés qui choquent leur culte, voilà des crimes dignes de l'échafaud. Et cependant quelle injustice! Le plaisir des sens doit-il donc rendre un homme meilleur que les autres plaisirs de la vie? Le temple de la génération, en un mot, doit-il mieux fixer nos penchants, plus sûrement éveiller nos désirs, que la partie du corps ou la plus contraire, ou la plus éloignée de lui, que l'émanation de ce corps ou la plus fétide, ou la plus dégoûtante? Il ne doit pas, ce me semble, paraître plus étonnant de voir un homme porter la singularité dans les plaisirs du libertinage, qu'il ne doit l'être de la lui voir employer dans les autres fonctions de la vie! Encore une fois, dans l'un et l'autre cas, sa singularité est le résultat de ses organes: est-ce sa faute si ce qui vous affecte est nul pour lui, ou s'il n'est ému que de ce qui vous répugne? Quel est l'homme qui ne réformerait pas à l'instant ses goûts, ses affections, ses penchants sur le plan général, et qui n'aimerait pas mieux être comme tout le monde, que de se singulariser, s'il en était le maître? Il y a l'intolérance la plus stupide et la plus barbare à vouloir sévir contre un tel homme; il n'est pas plus coupable envers la société, quels que soient ses égarements, que ne l'est, comme je viens de le dire, celui qui serait venu au monde borgne ou boiteux. Et il est aussi injuste de punir ou de se moquer de celui-ci qu'il le serait d'affliger l'autre ou de le persifler. L'homme doué de goûts singuliers est un malade; c'est, si vous le voulez, une femme à vapeurs hystériques. Nous est-il jamais venu dans l'idée de punir ou de contrarier l'un ou l'autre? Soyons également justes pour l'homme dont les caprices nous surprennent; parfaitement semblable au malade ou à la vaporeuse, il est comme eux à plaindre et non pas à blâmer. Telle est au moral l'excuse des gens dont il s'agit; on la trouverait au physique avec la même facilité sans doute, et quand l'anatomie sera perfectionnée, on démontrera facilement, par elle, le rapport de l'organisation de l'homme aux goûts qui l'auront affecté. Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous en serons là? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d'âcreté dans le sang ou dans les esprits animaux suffisent à faire d'un homme l'objet de vos peines ou de vos récompenses? Poursuivons: les goûts cruels t'étonnent?

Quel est l'objet de l'homme qui jouit? N'est-il pas de donner à ses sens toute l'irritation dont ils sont susceptibles, afin d'arriver mieux et plus chaudement, au moyen de cela, à la dernière crise… crise précieuse qui caractérise la jouissance de bonne ou mauvaise, en raison du plus ou du moins d'activité dont s'est trouvée cette crise? Or, n'est-ce pas un sophisme insoutenable que d'oser dire qu'il est nécessaire pour l'améliorer qu'elle soit partagée de la femme? N'est-il donc pas visible que la femme ne peut rien partager avec nous sans nous prendre, et que tout ce qu'elle dérobe doit nécessairement être à nos dépens? Et de quelle nécessité est-il donc, je le demande, qu'une femme jouisse quand nous jouissons? Y a-t-il dans ce procédé un autre sentiment que l'orgueil qui puisse être flatté? et ne retrouvez-vous pas d'une manière bien plus piquante la sensation de ce sentiment orgueilleux, en contraignant au contraire avec dureté cette femme à cesser de jouir, afin de vous faire jouir seul, afin que rien ne l'empêche de s'occuper de votre jouissance? La tyrannie ne flatte-t-elle pas l'orgueil d'une manière bien plus vive que la bienfaisance? Celui qui impose, en un mot, n'est-il pas le maître bien plus sûrement que celui qui partage? Mais comment put-il venir dans la tête d'un homme raisonnable que la délicatesse eût quelque prix en jouissance? Il est absurde de vouloir soutenir qu'elle y soit nécessaire; elle n'ajoute jamais rien au plaisir des sens: je dis plus, elle y nuit; c'est une chose très différente que d'aimer ou que de jouir; la preuve en est qu'on aime tous les jours sans jouir, et qu'on jouit encore plus souvent sans aimer. Tout ce qu'on mêle de délicatesse dans les voluptés dont il s'agit ne peut être donné à la jouissance de la femme qu'aux dépens de celle de l'homme, et tant que celui-ci s'occupe de faire jouir, assurément il ne jouit pas, ou sa jouissance n'est plus qu'intellectuelle, c'est-à-dire chimérique et bien inférieure à celle des sens. Non, Thérèse, non, je ne cesserai de le répéter, il est parfaitement inutile qu'une jouissance soit partagée pour être vive; et pour rendre cette sorte de plaisir aussi piquant qu'il est susceptible de l'être, il est au contraire très essentiel que l'homme ne jouisse qu'aux dépens de la femme, qu'il prenne d'elle (quelque sensation qu'elle en éprouve) tout ce qui peut donner de l'accroissement à la volupté dont il veut jouir, sans le plus léger égard aux effets qui peuvent en résulter pour la femme, car ces égards le troubleront: ou il voudra que la femme partage, alors il ne jouit plus, ou il craindra qu'elle ne souffre, et le voilà dérangé. Si l'égoïsme est la première loi de la nature, c'est bien sûrement plus qu'ailleurs dans les plaisirs de la lubricité que cette céleste mère désire qu'il soit notre seul mobile. C'est un très petit malheur que, pour l'accroissement de la volupté de l'homme, il lui faille ou négliger ou troubler celle de la femme; car si ce trouble lui fait gagner quelque chose, ce que perd l'objet qui le sert ne le touche en rien; il doit lui être indifférent que cet objet soit heureux ou malheureux, pourvu que lui soit délecté; il n'y a véritablement aucune sorte de rapports entre cet objet et lui. Il serait donc fou de s'occuper des sensations de cet objet aux dépens des siennes; absolument imbécile si, pour modifier ces sensations étrangères, il renonce à l'amélioration des siennes. Cela posé, si l'individu dont il est question est malheureusement organisé de manière à n'être ému qu'en produisant, dans l'objet qui lui sert, de douloureuses sensations, vous avouerez qu'il doit s'y livrer sans remords, puisqu'il est là pour jouir, abstraction faite de tout ce qui peut en résulter pour cet objet… Nous y reviendrons: continuons de marcher par ordre.

Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres; eh! s'il n'en était pas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts? Ils sont bien sûrs qu'on ne les aime pas; bien certains qu'il est impossible qu'on partage ce qu'ils éprouvent: en ont-ils moins de volupté? Désirent-ils seulement l'illusion? Entièrement égoïstes dans leurs plaisirs, vous ne les voyez occupés que d'en prendre, tout sacrifier pour en recevoir, et ne soupçonner jamais, dans l'objet qui leur sert, d'autres propriétés que des propriétés passives. Il n'est donc nullement nécessaire de donner des plaisirs pour en recevoir; la situation heureuse ou malheureuse de la victime de notre débauche est donc absolument égale à la satisfaction de nos sens; il n'est nullement question de l'état où peut être son cœur et son esprit; cet objet peut indifféremment se plaire ou souffrir à ce que vous lui faites, vous aimer ou vous détester: toutes ces considérations sont nulles dès qu'il ne s'agit que des sens. Les femmes, j'en conviens, peuvent établir des maximes contraires; mais les femmes, qui ne sont que les machines de la volupté, qui ne doivent en être que les plastrons, sont récusables toutes les fois qu'il faut établir un système réel sur cette sorte de plaisir. Y a-t-il un seul homme raisonnable qui soit envieux de faire partager sa jouissance à des filles de joie? Et n'y a-t-il pas des millions d'hommes qui prennent pourtant de grands plaisirs avec ces créatures? Ce sont donc autant d'individus persuadés de ce que j'établis, qui le mettent en pratique, sans s'en douter, et qui blâment ridiculement ceux qui légitiment leurs actions par de bons principes, et cela, parce que l'univers est plein de statues organisées qui vont, qui viennent, qui agissent, qui mangent, qui digèrent, sans jamais se rendre compte de rien.

Les plaisirs isolés, démontrés aussi délicieux que les autres, et beaucoup plus assurément, il devient donc tout simple, alors, que cette jouissance, prise indépendamment de l'objet qui nous sert, soit non seulement très éloignée de ce qui peut lui plaire, mais même se trouve contraire à ses plaisirs: je vais plus loin, elle peut devenir une douleur imposée, une vexation, un supplice, sans qu'il y ait rien d'extraordinaire, sans qu'il en résulte autre chose qu'un accroissement de plaisir bien plus sûr pour le despote qui tourmente ou qui vexe. Essayons de le démontrer.

L'émotion de la volupté n'est autre sur notre âme qu'une espèce de vibration produite, au moyen des secousses que l'imagination enflammée par le souvenir d'un objet lubrique fait éprouver à nos sens, ou au moyen de la présence de cet objet, ou mieux encore par l'irritation que ressent cet objet dans le genre qui nous émeut le plus fortement. Ainsi notre volupté, ce chatouillement inexprimable qui nous égare, qui nous transporte au plus haut point de bonheur où puisse arriver l'homme, ne s'allumera jamais que par deux causes: ou qu'en apercevant réellement ou fictivement dans l'objet qui nous sert l'espèce de beauté qui nous flatte le plus, ou qu'en voyant éprouver à cet objet la plus forte sensation possible. Or, il n'est aucune sorte de sensation qui soit plus vive que celle de la douleur; ses impressions sont sûres, elles ne trompent point comme celles du plaisir, perpétuellement jouées par les femmes et presque jamais ressenties par elles; que d'amour-propre d'ailleurs, que de jeunesse, de force, de santé ne faut-il pas pour être sûr de produire dans une femme cette douteuse et peu satisfaisante impression du plaisir! Celle de la douleur, au contraire, n'exige pas la moindre chose: plus un homme a de défauts, plus il est vieux, moins il est aimable, mieux il réussira. A l'égard du but, il sera bien plus sûrement atteint, puisque nous établissons qu'on ne le touche, je veux dire qu'on n'irrite jamais mieux ses sens, que lorsqu'on a produit dans l'objet qui nous sert la plus grande impression possible, n'importe par quelle voie. Celui qui fera donc naître dans une femme l'impression la plus tumultueuse, celui qui bouleversera le mieux toute l'organisation de cette femme, aura décidément réussi à se procurer la plus grande dose de volupté possible, parce que le choc résultatif des impressions des autres sur nous, devant être en raison de l'impression produite, sera nécessairement plus actif, si cette impression des autres a été pénible, que si elle n'a été que douce ou moelleuse; et d'après cela, le voluptueux égoïste qui est persuadé que ses plaisirs ne seront vifs qu'autant qu'ils seront entiers, imposera donc, quand il en sera le maître, la plus forte dose possible de douleur à l'objet qui lui sert, bien certain que ce qu'il retirera de volupté ne sera qu'en raison de la plus vive impression qu'il aura produite.

– Ces systèmes sont épouvantables, mon père, dis-je à Clément, ils conduisent à des goûts cruels, à des goûts horribles.

– Et qu'importe? répondit le barbare; encore une fois, sommes-nous les maîtres de nos goûts? Ne devons-nous pas céder à l'empire de ceux que nous avons reçus de la nature, comme la tête orgueilleuse du chêne plie sous l'orage qui le ballotte? Si la nature était offensée de ces goûts, elle ne nous les inspirerait pas; il est impossible que nous puissions recevoir d'elle un sentiment fait pour l'outrager, et, dans cette extrême certitude, nous pouvons nous livrer à nos passions, de quelque genre, de quelque violence qu'elles puissent être, bien certains que tous les inconvénients qu'entraîne leur choc ne sont que des desseins de la nature dont nous sommes les organes involontaires. Et que nous font les suites de ces passions? Lorsque l'on veut se délecter par une action quelconque, il ne s'agit nullement des suites.

– Je ne vous parle pas des suites, interrompis-je brusquement, il est question de la chose même; assurément si vous êtes le plus fort, et que par d'atroces principes de cruauté vous n'aimiez à jouir que par la douleur, dans la vue d'augmenter vos sensations, vous arriverez insensiblement à les produire sur l'objet qui vous sert, au degré de violence capable de lui ravir le jour.

– Soit; c'est-à-dire que par des goûts donnés par la nature, j'aurai servi les desseins de la nature qui, n'opérant ses créations que par des destructions, ne m'inspire jamais l'idée de celle-ci que quand elle a besoin des autres; c'est-à-dire que d'une portion de matière oblongue j'en aurai formé trois ou quatre mille rondes ou carrées. Oh! Thérèse, sont-ce là des crimes? Peut-on nommer ainsi ce qui sert la nature? L'homme a-t-il le pouvoir de commettre des crimes? Et lorsque, préférant son bonheur à celui des autres, il renverse ou détruit tout ce qu'il trouve dans son passage, a-t-il fait autre chose que servir la nature dont les premières et les plus sûres inspirations lui dictent de se rendre heureux, n'importe aux dépens de qui? Le système de l'amour du prochain est une chimère que nous devons au christianisme et non pas à la nature; le sectateur du Nazaréen, tourmenté, malheureux et par conséquent dans l'état de faiblesse qui devait faire crier à la tolérance, à l'humanité, dut nécessairement établir ce rapport fabuleux d'un être à un autre; il préservait sa vie en le faisant réussir. Mais le philosophe n'admet pas ces rapports gigantesques; ne voyant, ne considérant que lui seul dans l'univers, c'est à lui seul qu'il rapporte tout. S'il ménage ou caresse un instant les autres, ce n'est jamais que relativement au profit qu'il croit en tirer. N'a-t-il plus besoin d'eux, prédomine-t-il par sa force? il abjure alors à jamais tous ces beaux systèmes d'humanité et de bienfaisance auxquels il ne se soumettait que par politique; il ne craint plus de rendre tout à lui, d'y ramener tout ce qui l'entoure, et quelque chose que puisse coûter ses jouissances aux autres, il les assouvit sans examen comme sans remords.

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