SECONDE PARTIE
J'étais à ma seconde journée, parfaitement calme sur les craintes que j'avais eues d'abord d'être poursuivie; il faisait une extrême chaleur, et suivant ma coutume économique, je m'étais écartée du chemin pour trouver un abri où je pusse faire un léger repas qui me mît en état d'attendre le soir. Un petit bouquet de bois sur la droite du chemin, au milieu duquel serpentait un ruisseau limpide, me parut propre à me rafraîchir. Désaltérée de cette eau pure et fraîche, nourrie d'un peu de pain, le dos appuyé contre un arbre, je laissais circuler dans mes veines un air pur et serein qui me délassait, qui calmait mes sens. Là, je réfléchissais à cette fatalité presque sans exemple qui, malgré les épines dont j'étais entourée dans la carrière de la vertu, me ramenait toujours, quoi qu'il en pût être, au culte de cette divinité, et à des actes d'amour et de résignation envers l'Être suprême dont elle émane, et dont elle est l'image. Une sorte d'enthousiasme venait de s'emparer de moi: «Hélas! me disais-je, il ne m'abandonne pas, ce Dieu bon que j'adore, puisque je viens même dans cet instant de trouver les moyens de réparer mes forces. N'est-ce pas à lui que je dois cette faveur? Et n'y a-t-il pas sur la terre des êtres à qui elle est refusée? Je ne suis donc pas tout à fait malheureuse, puisqu'il en est encore de plus à plaindre que moi… Ah! ne le suis-je pas bien moins que les infortunées que je laisse dans ce repaire du vice dont la bonté de Dieu m'a fait sortir comme par une espèce de miracle?…» Et pleine de reconnaissance, je m'étais jetée à genoux; fixant le soleil comme le plus bel ouvrage de la divinité, comme celui qui manifeste le mieux sa grandeur, je tirais de la sublimité de cet astre de nouveaux motifs de prières et d'actions de grâces, lorsque tout à coup je me sens saisie par deux hommes qui, m'ayant enveloppé la tête pour m'empêcher de voir et de crier, me garrottent comme une criminelle et m'entraînent sans prononcer une parole.
Nous marchons ainsi près de deux heures sans qu'il me soit possible de voir quelle route nous tenons, lorsqu'un de mes conducteurs, m'entendant respirer avec peine, propose à son camarade de me débarrasser du voile qui gêne ma tête; il y consent, je respire et j'aperçois enfin que nous sommes au milieu d'une forêt dont nous suivons une route assez large, quoique peu fréquentée. Mille funestes idées se présentent alors à mon esprit, je crains d'être reprise par les agents de ces indignes moines… je crains d'être ramenée à leur odieux couvent.
– Ah! dis-je à l'un de mes guides, monsieur, ne puis-je vous supplier de me dire où je suis conduite? ne puis-je vous demander ce qu'on prétend faire de moi?
– Tranquillisez-vous, mon enfant, me dit cet homme, et que les précautions que nous sommes obligés de prendre ne vous causent aucune frayeur; nous vous menons vers un bon maître; de fortes considérations l'engagent à ne prendre de femmes de chambre pour son épouse qu'avec cet appareil de mystère, mais vous y serez bien.
– Hélas! messieurs, répondis-je, si c'est mon bonheur que vous faites, il est inutile de me contraindre: je suis une pauvre orpheline, bien à plaindre sans doute; je ne demande qu'une place: sitôt que vous me la donnez, pourquoi craignez-vous que je vous échappe?
– Elle a raison, dit l'un des guides, mettons-la plus à l'aise, ne contenons simplement que ses mains.
Ils le font, et notre marche se continue. Me voyant tranquille, ils répondent même à mes demandes, et j'apprends enfin d'eux que le maître auquel on me destine se nomme le comte de Gernande, né à Paris, mais possédant des biens considérables dans cette contrée, et riche en tout de plus de cinq cent mille livres de rente, qu'il mange seul, me dit un de mes guides.
– Seul?
– Oui, c'est un homme solitaire, un philosophe: jamais il ne voit personne; en revanche, c'est un des plus grands gourmands de l'Europe; il n'y a pas un mangeur dans le monde qui soit en état de lui tenir tête. Je ne vous en dis rien, vous le verrez.
– Mais, ces précautions, que signifient-elles, monsieur?
– Le voici. Notre maître a le malheur d'avoir une femme à qui la tête a tourné; il faut la garder à vue, elle ne sort pas de sa chambre, personne ne veut la servir; nous aurions eu beau vous le proposer: si vous aviez été prévenue, vous n'auriez jamais accepté. Nous sommes obligés d'enlever des filles de force pour exercer ce funeste emploi.
– Comment! je serai captive auprès de cette dame?
– Vraiment oui, voilà pourquoi nous vous tenons de cette manière: vous y serez bien… tranquillisez-vous, parfaitement bien; à cette gêne près, rien ne vous manquera.
– Ah! juste ciel! quelle contrainte!
– Allons, allons, mon enfant, courage, vous en sortirez un jour, et votre fortune sera faite.
Mon conducteur n'avait pas fini ces paroles, que nous aperçûmes le château. C'était un superbe et vaste bâtiment isolé au milieu de la forêt, mais il s'en fallait de beaucoup que ce grand édifice fût aussi peuplé qu'il paraissait fait pour l'être. Je ne vis un peu de train, un peu d'affluence que vers les cuisines situées dans des voûtes, sous le milieu du corps de logis. Tout le reste était aussi solitaire que la position du château: personne ne prit garde à nous quand nous entrâmes; un de mes guides alla dans les cuisines, l'autre me présenta au comte. Il était au fond d'un vaste et superbe appartement, enveloppé dans une robe de chambre de satin des Indes, couché sur une ottomane, et ayant près de lui deux jeunes gens si indécemment, ou plutôt si ridiculement vêtus, coiffés avec tant d'élégance et tant d'art, que je les pris d'abord pour des filles; un peu plus d'examen me les fit enfin reconnaître pour deux garçons, dont l'un pouvait avoir quinze ans, et l'autre seize. Ils me parurent d'une figure charmante, mais dans un tel état de mollesse et d'abattement, que je crus d'abord qu'ils étaient malades.
– Voilà une fille, monseigneur, dit mon guide; elle nous paraît être ce qui vous convient: elle est douce, elle est honnête, et ne demande qu'à se placer; nous espérons que vous en serez content.
– C'est bon, dit le comte en me regardant à peine vous fermerez les portes en vous retirant, Saint-Louis, et vous direz que personne n'entre que je ne sonne.
Ensuite, le comte se leva et vint m'examiner. Pendant qu'il me détaille, je puis vous le peindre: la singularité du portrait mérite un instant vos regards. M. de Gernande était alors un homme de cinquante ans, ayant près de six pieds de haut, et d'une monstrueuse grosseur. Rien n'est effrayant comme sa figure, la longueur de son nez, l'épaisse obscurité de ses sourcils, ses yeux noirs et méchants, sa grande bouche mal meublée, son front ténébreux et chauve, le son de sa voix effrayant et rauque, ses bras et ses mains énormes; tout contribue à en faire un individu gigantesque, dont l'abord inspire beaucoup plus de peur que d'assurance. Nous verrons bientôt si le moral et les actions de cette espèce de centaure répondaient à son effrayante caricature. Après un examen des plus brusques et des plus cavaliers, le comte me demanda mon âge.
– Vingt-trois ans, monsieur, répondis-je.
Et il joignit à cette première demande quelques questions sur mon personnel. Je le mis au fait de tout ce qui me concernait. Je n'oubliai même pas la flétrissure que j'avais reçue de Rodin; et quand je lui eus peint ma misère, quand je lui eus prouvé que le malheur m'avait constamment poursuivie:
– Tant mieux! me dit durement le vilain homme, tant mieux! vous en serez plus souple chez moi; c'est un très petit inconvénient que le malheur poursuive cette race abjecte du peuple que la nature condamne à ramper près de nous sur le même sol: elle en est plus active et moins insolente, elle en remplit bien mieux ses devoirs envers nous.
– Mais, monsieur, je vous ai dit ma naissance, elle n'est point abjecte.
– Oui, oui, je connais tout cela, on se fait toujours passer pour tout plein de choses quand on n'est rien, ou dans la misère. Il faut bien que les illusions de l'orgueil viennent consoler des torts de la fortune; c'est ensuite à nous de croire ce qui nous plaît de ces naissances abattues par les coups du sort. Tout cela m'est égal, au reste: je vous trouve sous l'air, et à peu près sous le costume d'une servante; je vous prendrai donc sur ce pied, si vous le trouvez bon. Cependant, continua cet homme dur, il ne tient qu'à vous d'être heureuse; de la patience, de la discrétion, et dans quelques années je vous renverrai d'ici en état de vous passer du service.
Alors il prit mes bras l'un après l'autre, et retroussant mes manches jusqu'au coude, il les examina avec attention en me demandant combien de fois j'avais été saignée.
– Deux fois, monsieur, lui dis-je, assez surprise de cette question; et je lui en citai les époques, en le remettant aux circonstances de ma vie où cela avait eu lieu.
Il appuie ses doigts sur les veines comme lorsqu'on veut les gonfler pour procéder à cette opération, et quand elles sont au point où il les désire, il y applique sa bouche en les suçant. Dès lors, je ne doutai plus que le libertinage ne se mêlât encore aux procédés de ce vilain homme, et les tourments de l'inquiétude se réveillèrent dans mon cœur.
– Il faut que je sache comment vous êtes faite, continua le comte, en me fixant d'un air qui me fit trembler: il ne faut aucun défaut corporel pour la place que vous avez à remplir; montrez donc tout ce que vous portez.
Je me défendis; mais le comte, disposant à la colère tous les muscles de son effrayante figure, m'annonce durement qu'il ne me conseille pas de jouer la prude avec lui, parce qu'il a des moyens sûrs de mettre les femmes à la raison.
– Ce que vous m'avez raconté, me dit-il, n'annonce pas une très haute vertu; ainsi vos résistances seraient aussi déplacées que ridicules.
A ces mots, il fait un signe à ses jeunes garçons, qui, s'approchant aussitôt de moi, travaillent à me déshabiller. Avec des individus aussi faibles, aussi énervés que ceux qui m'entourent, la défense n'est pas assurément difficile; mais de quoi servirait-elle? L'anthropophage qui me les lançait m'aurait, s'il eût voulu, pulvérisée d'un coup de poing. Je compris donc qu'il fallait céder: je fus déshabillée en un instant; à peine cela est-il fait, que je m'aperçois que j'excite encore plus les ris de ces deux Ganymèdes.
– Mon ami, disait le plus jeune à l'autre, la belle chose qu'une fille!… Mais quel dommage que ça soit vide là!
– Oh! disait l'autre, il n'y a rien de plus infâme que ce vide; je ne toucherais pas une femme quand il s'agirait de ma fortune.
Et pendant que mon devant était aussi ridiculement le sujet de leurs sarcasmes, le comte, intime partisan du derrière (malheureusement, hélas! comme tous les libertins), examinait le mien avec la plus grande attention; il le maniait durement, le pétrissait avec force; et, prenant des pincées de chair dans ses cinq doigts, il les amollissait jusqu'à les meurtrir. Ensuite il me fit faire quelques pas en avant, et revenir vers lui à reculons, afin de ne pas perdre de vue la perspective qu'il s'était offerte. Quand j'étais de retour vers lui, il me faisait courber, tenir droite, serrer, écarter. Souvent il s'agenouillait devant cette partie qui l'occupait seule. Il y appliquait des baisers en plusieurs endroits différents, plusieurs même sur l'orifice le plus secret; mais tous ces baisers étaient l'image de la succion, il n'en faisait pas un qui n'eût cette action pour but: il avait l'air de téter chacune des parties où se portaient ses lèvres. Ce fut pendant cet examen qu'il me demanda beaucoup de détails sur ce qui m'avait été fait au couvent de Sainte-Marie-des-Bois, et sans prendre garde que je l'échauffais doublement par ces récits, j'eus la candeur de les lui faire tous avec naïveté. Il fit approcher un de ses jeunes gens, et le plaçant à côté de moi, il lâcha le nœud coulant d'un gros flot de ruban rose, qui retenait une culotte de gaze blanche, et mit à découvert tous les attraits voilés par ce vêtement. Après quelques légères caresses sur le même autel où le comte sacrifiait avec moi, il changea tout à coup d'objet et se mit à sucer cet enfant à la partie qui caractérisait son sexe. Il continuait de me toucher: soit habitude chez le jeune homme, soit adresse de la part de ce satyre, en très peu de minutes, la nature vaincue fit couler dans la bouche de l'un ce qu'elle lançait du membre de l'autre. Voilà comme ce libertin épuisait ces malheureux enfants qu'il avait chez lui, dont nous verrons bientôt le nombre; c'est ainsi qu'il les énervait, et voilà la raison de l'état de langueur où je les avais trouvés. Voyons maintenant comme il s'y prenait pour mettre les femmes dans le même état, et quelle était la véritable raison de la retraite où il tenait la sienne.
L'hommage que m'avait rendu le comte avait été long, mais pas la moindre infidélité au temple qu'il s'était choisi: ni ses mains, ni ses regards, ni ses baisers, ni ses désirs ne s'en écartèrent un instant. Après avoir également sucé l'autre jeune homme, en avoir recueilli, dévoré de même la semence:
– Venez, me dit-il, en m'attirant dans un cabinet voisin, sans me laisser reprendre mes vêtements; venez, je vais vous faire voir de quoi il s'agit.
Je ne pus dissimuler mon trouble, il fut affreux; mais il n'y avait pas moyen de faire prendre une autre face à mon sort, il fallait avaler jusqu'à la lie le calice qui m'était présenté.
Deux autres jeunes gens de seize ans, tout aussi beaux, tout aussi énervés que les deux premiers que nous avions laissés dans le salon, travaillaient à de la tapisserie dans ce cabinet. Ils se levèrent quand nous entrâmes.
– Narcisse, dit le comte à l'un d'eux, voilà la nouvelle femme de chambre de la comtesse, il faut que je l'éprouve; donne-moi mes lancettes.
Narcisse ouvre une armoire, et en sort aussitôt tout ce qu'il faut pour saigner. Je vous laisse à penser ce que je devins; mon bourreau vit mon embarras, il n'en fit que rire.
– Place-la, Zéphire, dit M. de Gernande à l'autre jeune homme.
Et cet enfant, s'approchant de moi, me dit en souriant:
– N'ayez pas peur, mademoiselle, ça ne peut que vous faire le plus grand bien. Placez-vous ainsi.
Il s'agissait d'être légèrement appuyée sur les genoux, au bord d'un tabouret mis au milieu de la chambre, les bras soutenus par deux rubans noirs attachés au plafond.
A peine suis-je en posture, que le comte s'approche de moi, la lancette à la main; il respirait à peine, ses yeux étaient étincelants, sa figure faisait peur; il bande mes deux bras, et en moins d'un clin d'œil il les pique tous deux. Il fait un cri accompagné de deux ou trois blasphèmes, dès qu'il voit le sang; il va s'asseoir à six pieds, vis-à-vis de moi. Le léger vêtement dont il est couvert se déploie bientôt: Zéphire se met à genoux entre ses jambes, il le suce; et Narcisse, les deux pieds sur le fauteuil de son maître, lui présente à téter le même objet qu'il offre lui-même à pomper à l'autre. Gernande empoignait les reins de Zéphire, il le serrait, il le comprimait contre lui, mais le quittait néanmoins pour jeter ses yeux enflammés sur moi. Cependant mon sang s'échappait à grands flots et retombait dans deux jattes blanches placées au-dessous de mes bras. Je me sentis bientôt affaiblir.
– Monsieur! monsieur! m'écriai-je, ayez pitié de moi, je m'évanouis…
Et je chancelai; arrêtée par les rubans, je ne pus tomber; mais mes bras variant, et ma tête flottant sur mes épaules, mon visage fut inondé de sang. Le comte était dans l'ivresse… Je ne vis pourtant pas la fin de son opération, je m'évanouis avant qu'il ne touchât au but; peut-être ne devait-il l'atteindre qu'en me voyant dans cet état, peut-être son extase suprême dépendait-elle de ce tableau de mort? Quoi qu'il en fût, quand je repris mes sens, je me trouvai dans un excellent lit et deux vieilles femmes auprès de moi. Dès qu'elles me virent les yeux ouverts, elles me présentèrent un bouillon, et de trois heures en trois heures d'excellents potages jusqu'au surlendemain. A cette époque, M. de Gernande me fit dire de me lever et de venir lui parler dans le même salon où il m'avait reçue en arrivant. On m'y conduisit: j'étais un peu faible encore, mais d'ailleurs assez bien portante; j'arrivai.
– Thérèse, me dit le comte en me faisant asseoir, je renouvellerai peu souvent avec vous de semblables épreuves, votre personne m'est utile pour d'autres objets; mais il était essentiel que je vous fisse connaître mes goûts et la manière dont vous finirez un jour dans cette maison, si vous me trahissez, si malheureusement vous vous laissez suborner par la femme auprès de laquelle vous allez être mise.
Cette femme est la mienne, Thérèse, et ce titre est sans doute le plus funeste qu'elle puisse avoir, puisqu'il l'oblige à se prêter à la passion bizarre dont vous venez d'être la victime. N'imaginez pas que je la traite ainsi par vengeance, par mépris, par aucun sentiment de haine: c'est la seule histoire des passions. Rien n'égale le plaisir que j'éprouve à répandre son sang… je suis dans l'ivresse quand il coule; je n'ai jamais joui de cette femme d'une autre manière. Il y a trois ans que je l'ai épousée et qu'elle subit exactement tous les quatre jours le traitement que vous avez éprouvé. Sa grande jeunesse (elle n'a pas vingt ans), les soins particuliers qu'on en a, tout cela la soutient; et comme on répare en elle en raison de ce qu'on la contraint à perdre, elle s'est assez bien portée depuis cette époque. Avec une sujétion semblable, vous sentez bien que je ne puis ni la laisser sortir, ni la laisser voir à personne. Je la fais donc passer pour folle, et sa mère, seule parente qui lui reste, demeurant dans son château à six lieues d'ici, en est tellement convaincue, qu'elle n'ose pas même la venir voir. La comtesse implore bien souvent sa grâce, il n'est rien qu'elle ne fasse pour m'attendrir; mais elle n'y réussira jamais. Ma luxure a dicté son arrêt, il est invariable, elle ira de cette manière tant qu'elle pourra: rien ne lui manquera pendant sa vie, et comme j'aime à l'épuiser, je la soutiendrai le plus longtemps possible; quand elle n'y pourra plus tenir, à la bonne heure! C'est ma quatrième; j'en aurai bientôt une cinquième, rien ne m'inquiète aussi peu que le sort d'une femme; il y en a tant dans le monde, et il est si doux d'en changer!
Quoi qu'il en soit, Thérèse, votre emploi est de la soigner: elle perd régulièrement deux palettes de sang tous les quatre jours, elle ne s'évanouit plus maintenant; l'habitude lui prête des forces, son épuisement dure vingt-quatre heures, elle est bien les trois autres jours. Mais vous comprenez facilement que cette vie lui déplaît; il n'y a rien qu'elle ne fasse pour s'en délivrer, rien qu'elle n'entreprenne pour faire savoir son véritable état à sa mère. Elle a déjà séduit deux de ses femmes, dont les manœuvres ont été découvertes assez à temps pour en rompre le succès: elle a été la cause de la perte de ces deux malheureuses, elle s'en repent aujourd'hui, et reconnaissant l'invariabilité de son sort, elle prend son parti, et promet de ne plus chercher à séduire les gens dont je l'entourerai. Mais ce secret, ce que l'on devient si l'on me trahit, tout cela, Thérèse, m'engage à ne placer près d'elle que des personnes enlevées comme vous l'avez été, afin d'éviter par là les poursuites. Ne vous ayant prise chez personne, n'ayant à répondre de vous à qui que ce soit, je suis plus à même de vous punir, si vous le méritez, d'une manière qui, quoiqu'elle vous ravisse le jour, ne puisse néanmoins m'attirer à moi ni recherches, ni aucune sorte de mauvaises affaires. De ce moment, vous n'êtes donc plus de ce monde, puisque vous en pouvez disparaître au plus léger acte de ma volonté: tel est votre sort, mon enfant, vous le voyez; heureuse si vous vous conduisez bien, morte si vous cherchiez à me trahir. Dans tout autre cas, je vous demanderais votre réponse: je n'en ai nul besoin dans la situation où vous voilà; je vous tiens, il faut m'obéir, Thérèse… Passons chez ma femme.