Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 20 стр.


N'ayant rien à objecter à un discours aussi précis, je suivis mon maître. Nous traversâmes une longue galerie, aussi sombre, aussi solitaire que le reste de ce château; une porte s'ouvre, nous entrons dans une antichambre où je reconnais les deux vieilles qui m'avaient servie pendant ma défaillance. Elles se levèrent et nous introduisirent dans un appartement superbe où nous trouvâmes la malheureuse comtesse brodant au tambour sur une chaise longue; elle se leva quand elle aperçut son mari:

– Asseyez-vous, lui dit le comte, je vous permets de m'écouter ainsi. Voilà, enfin, une femme de chambre que je vous ai trouvée, madame, continua-t-il; j'espère que vous vous souviendrez du sort que vous avez fait éprouver aux autres, et que vous ne chercherez pas à plonger celle-ci dans les mêmes malheurs.

– Cela serait inutile, dis-je alors, pleine d'envie de servir cette infortunée, et voulant déguiser mes desseins; oui, madame, j'ose le certifier devant vous, cela serait inutile, vous ne me direz pas une parole que je ne le rende aussitôt à monsieur votre époux, et certainement je ne risquerai pas ma vie pour vous servir.

– Je n'entreprendrai rien qui puisse vous mettre dans ce cas-là, mademoiselle, dit cette pauvre femme, qui ne comprenait pas encore les motifs qui me faisaient parler ainsi; soyez tranquille: je ne vous demande que vos soins.

– Ils seront à vous tout entiers, madame, répondis-je, mais rien au-delà.

Et le comte, enchanté de moi, me serra la main en me disant à l'oreille:

– Bien, Thérèse, ta fortune est faite si tu te conduis comme tu le dis.

Ensuite le comte me montra ma chambre, attenante à celle de la comtesse, et il me fit observer que l'ensemble de cet appartement, fermé par d'excellentes portes et entouré de doubles grilles à toutes ses ouvertures, ne laissait aucun espoir d'évasion.

– Voilà bien une terrasse, poursuivit M. de Gernande, en me menant dans un petit jardin qui se trouvait de plain-pied à cet appartement, mais sa hauteur ne vous donne pas, je pense, envie d'en mesurer les murs; la comtesse peut y venir respirer le frais tant qu'elle veut, vous lui tiendrez compagnie… Adieu.

Je revins auprès de ma maîtresse, et comme nous nous examinâmes d'abord toutes les deux sans parler, je la saisis assez bien dans ce premier instant pour pouvoir la peindre.

Mme de Gernande, âgée de dix-neuf ans et demi, avait la plus belle taille, la plus noble, la plus majestueuse qu'il fût possible de voir; pas un de ses gestes, pas un de ses mouvements qui ne fût une grâce, pas un de ses regards qui ne fût un sentiment. Ses yeux étaient du plus beau noir: quoiqu'elle fût blonde, rien n'égalait leur expression; mais une sorte de langueur, suite de ses infortunes, en en adoucissant l'éclat, les rendait mille fois plus intéressants; elle avait la peau très blanche, et les plus beaux cheveux, la bouche très petite, trop peut-être, j'eusse été peu surprise qu'on lui eût trouvé ce défaut: c'était une jolie rose pas assez épanouie, mais les dents d'une fraîcheur… les lèvres d'un incarnat!… on eût dit que l'Amour l'eût colorée des teintes empruntées à la déesse des fleurs. Son nez était aquilin, étroit, serré du haut, et couronné de deux sourcils d'ébène; le menton parfaitement joli, un visage, en un mot, du plus bel ovale, dans l'ensemble duquel il régnait une sorte d'agrément, de naïveté, de candeur, qui eussent bien plutôt fait prendre cette figure enchanteresse pour celle d'un ange que pour la physionomie d'une mortelle. Ses bras, sa gorge, sa croupe étaient d'un éclat… d'une rondeur faits pour servir de modèle aux artistes; une mousse légère et noire couvrait le temple de Vénus, soutenu par deux cuisses moulées; et ce qui m'étonna, malgré la légèreté de la taille de la comtesse, malgré ses malheurs, rien n'altérait son embonpoint: ses fesses rondes et potelées étaient aussi charnues, aussi grasses, aussi fermes que si sa taille eût été plus marquée et qu'elle eût toujours vécu au sein du bonheur. Il y avait pourtant sur tout cela d'affreux vestiges du libertinage de son époux, mais, je le répète, rien d'altéré… l'image d'un beau lys où l'abeille a fait quelques taches. A tant de dons, Mme de Gernande joignait un caractère doux, un esprit romanesque et tendre, un cœur d'une sensibilité!… instruite, des talents… un art naturel pour la séduction, contre lequel il ne pouvait y avoir que son infâme époux qui pût résister, un son de voix charmant et beaucoup de piété. Telle était la malheureuse épouse du comte de Gernande, telle était la créature angélique contre laquelle il avait comploté; il semblait que plus elle inspirait de choses, plus elle enflammait sa férocité, et que l'affluence des dons qu'elle avait reçus de la nature ne devenait que des motifs de plus aux cruautés de ce scélérat.

– Quel jour avez-vous été saignée, madame? lui dis-je, afin de lui faire voir que j'étais au fait de tout.

– Il y a trois jours, me dit-elle, et c'est demain… Puis avec un soupir: oui, demain… mademoiselle, demain… vous serez témoin de cette belle scène.

– Et Madame ne s'affaiblit point?

– Oh! juste ciel! je n'ai pas vingt ans, et je suis sûre qu'on n'est pas plus faible à soixante-dix. Mais cela finira, je me flatte; il est parfaitement impossible que je vive longtemps ainsi: j'irai retrouver mon père, j'irai chercher dans les bras de l'Être suprême un repos que les hommes m'ont aussi cruellement refusé dans le monde.

Ces mots me fendirent le cœur; voulant soutenir mon personnage, je déguisai mon trouble, mais je me promis bien intérieurement, dès lors, de perdre plutôt mille fois la vie, s'il le fallait, que de ne pas arracher à l'infortune cette malheureuse victime de la débauche d'un monstre.

C'était l'instant du dîner de la comtesse. Les deux vieilles vinrent m'avertir de la faire passer dans son cabinet: je l'en prévins; elle était accoutumée à tout cela, elle sortit aussitôt, et les deux vieilles, aidées des deux valets qui m'avaient arrêtée, servirent un repas somptueux sur une table où mon couvert fut placé en face de celui de ma maîtresse. Les valets se retirèrent, et les deux vieilles me prévinrent qu'elles ne bougeraient pas de l'antichambre afin d'être à portée de recevoir les ordres de Madame sur ce qu'elle pourrait désirer. J'avertis la comtesse, elle se plaça, et m'invita d'en faire de même avec un air d'amitié, d'affabilité, qui acheva de me gagner l'âme. Il y avait au moins vingt plats sur la table.

– Relativement à cette partie-ci, vous voyez qu'on a soin de moi, mademoiselle, me dit-elle.

– Oui, madame, répondis-je, et je sais que la volonté de M. le comte est que rien ne vous manque.

– Oh! oui, mais comme les motifs de ces attentions ne sont que des cruautés, elles me touchent peu.

Mme de Gernande épuisée, et vivement sollicitée par la nature à des réparations perpétuelles, mangea beaucoup. Elle désira des perdreaux et un caneton de Rouen qui lui furent aussitôt apportés. Après le repas, elle alla prendre l'air sur la terrasse, mais en me donnant la main: il lui eût été impossible de faire dix pas sans ce secours. Ce fut dans ce moment qu'elle me fit voir toutes les parties de son corps que je viens de vous peindre; elle me montra ses bras, ils étaient pleins de cicatrices.

– Ah! il n'en reste pas là, me dit-elle, il n'y a pas un endroit de mon malheureux individu dont il ne se plaise à voir couler le sang.

Et elle me fit voir ses pieds, son cou, le bas de son sein et plusieurs autres parties charnues également couvertes de cicatrices. Je m'en tins le premier jour à quelques plaintes légères, et nous nous couchâmes.

Le lendemain était le jour fatal de la comtesse. M. de Gernande, qui ne procédait à cette opération qu'au sortir de son dîner, toujours fait avant celui de sa femme, me fit dire de venir me mettre à table avec lui; ce fut là, madame, que je vis cet ogre opérer d'une manière si effrayante, que j'eus, malgré mes yeux, de la peine à le concevoir. Quatre valets, parmi lesquels les deux qui m'avaient conduite au château, servaient cet étonnant repas. Il mérite d'être détaillé: je vais le faire sans exagération; on n'avait sûrement rien mis de plus pour moi. Ce que je vis était donc l'histoire de tous les jours.

On servit deux potages, l'un de pâte au safran, l'autre une bisque au coulis de jambon; au milieu un aloyau de bœuf à l'anglaise, huit hors-d'œuvre, cinq grosses entrées, cinq déguisées et plus légères, une hure de sanglier au milieu de huit plats de rôti, qu'on releva par deux services d'entremets, et seize plats de fruits; des glaces, six sortes de vins, quatre espèces de liqueurs, et du café. M. de Gernande entama tous les plats, quelques-uns furent entièrement vidés par lui; il but douze bouteilles de vin, quatre de Bourgogne, en commençant, quatre de Champagne au rôti; le Tokai, le Mulseau, l'Hermitage et le Madère furent avalés au fruit. Il termina par deux bouteilles de liqueurs des Îles et dix tasses de café.

Aussi frais en sortant de là que s'il fût venu de s'éveiller, M. de Gernande me dit:

– Allons saigner ta maîtresse; tu me diras, je te prie, si je m'y prends aussi bien avec elle qu'avec toi.

Deux jeunes garçons que je n'avais pas encore vus, du même âge que les précédents, nous attendaient à la porte de l'appartement de la comtesse: ce fut là que le comte m'apprit qu'il en avait douze que l'on lui changeait tous les ans. Ceux-ci me parurent encore plus jolis qu'aucun de ceux que j'eusse vus précédemment: ils étaient moins énervés que les autres; nous entrâmes… Toutes les cérémonies que je vais vous détailler ici, madame, étaient celles exigées par le comte: elles s'observaient régulièrement tous les jours, on n'y changeait au plus que le local des saignées.

La comtesse, simplement entourée d'une robe de mousseline flottante, se mit à genoux dès que le comte entra.

– Êtes-vous prête? lui demanda son époux.

– A tout, monsieur, répondit-elle humblement: vous savez bien que je suis votre victime, et qu'il ne tient qu'à vous d'ordonner.

Alors M. de Gernande me dit de déshabiller sa femme et de la lui conduire. Quelque répugnance que j'éprouvasse à toutes ces horreurs, vous le savez, madame, je n'avais d'autre parti que la plus entière résignation. Ne me regardez jamais, je vous en conjure, que comme une esclave dans tout ce que j'ai raconté et tout ce qui me reste à vous dire: je ne me prêtais que lorsque je ne pouvais faire autrement, mais je n'agissais de bon gré dans quoi que ce pût être.

J'enlevai donc la simarre de ma maîtresse et la conduisis nue auprès de son époux, déjà placé dans un grand fauteuil: au fait du cérémonial, elle s'éleva sur ce fauteuil, et alla d'elle-même lui présenter à baiser cette partie favorite qu'il avait tant fêtée dans moi, et qui me paraissait l'affecter également avec tous les êtres et avec tous les sexes.

– Écartez donc, madame, lui dit brutalement le comte… Et il fêta longtemps ce qu'il désirait voir en faisant prendre successivement différentes positions. Il entrouvrait, il resserrait; du bout du doigt, ou de la langue, il chatouillait l'étroit orifice; et bientôt, entraîné par la férocité de ses passions, il prenait une pincée de chair, la comprimait et l'égratignait. A mesure que la légère blessure était faite, sa bouche se portait aussitôt sur elle. Pendant ces cruels préliminaires, je contenais sa malheureuse victime, et les deux jeunes garçons tout nus se relayaient auprès de lui; à genoux tour à tour entre ses jambes, ils se servaient de leur bouche pour l'exciter. Ce fut alors que je vis, non sans une étonnante surprise, que ce géant, cette espèce de monstre, dont le seul aspect effrayait, était cependant à peine un homme: la plus mince, la plus légère excroissance de chair, ou, pour que la comparaison soit plus juste, ce qu'on verrait à un enfant de trois ans, était au plus ce qu'on apercevait chez cet individu si énorme et si corpulé de partout ailleurs; mais ses sensations n'en étaient pas moins vives, et chaque vibration du plaisir était en lui une attaque de spasme. Après cette première séance, il s'étendit sur le canapé, et voulut que sa femme, à cheval sur lui, continuât d'avoir le derrière posé sur son visage, pendant qu'avec sa bouche elle lui rendrait, par le moyen de la succion, les mêmes services qu'il venait de recevoir des jeunes Ganymèdes, lesquels étaient, avec les mains, excités de droite et de gauche par lui; les miennes travaillaient pendant ce temps-là sur son derrière: je le chatouillais, je le polluais dans tous les sens. Cette attitude, employée plus d'un quart d'heure, ne produisant encore rien, il fallut la changer; j'étendis la comtesse, par l'ordre de son mari, sur une chaise longue, couchée sur le dos, ses cuisses dans le plus grand écartement. La vue de ce qu'elle entrouvrait alors mit le comte dans une espèce de rage; il considère… ses regards lancent des feux, il blasphème; il se jette comme un furieux sur sa femme, la pique de sa lancette en cinq ou six endroits du corps; mais toutes ces plaies étaient légères, à peine en sortait-il une ou deux gouttes de sang. Ces premières cruautés cessèrent enfin pour faire place à d'autres. Le comte se rassoit, il laisse un instant respirer sa femme; et s'occupant de ses deux mignons, il les obligeait à se sucer mutuellement, ou bien il les arrangeait de manière que dans le temps qu'il en suçait un, un autre le suçait, et que celui qu'il suçait revenait de sa bouche rendre le même service à celui dont il était sucé: le comte recevait beaucoup, mais il ne donnait rien. Sa satiété, son impuissance était telle, que les plus grands efforts ne parvenaient même pas à le tirer de son engourdissement: il paraissait ressentir des titillations très violentes, mais rien ne se manifestait; quelquefois il m'ordonnait de sucer moi-même ses gitons et de venir aussitôt rapporter dans sa bouche l'encens que je recueillerais. Enfin il les lance l'un après l'autre vers la malheureuse comtesse. Ces jeunes gens l'approchent, ils l'insultent, ils poussent l'insolence jusqu'à la battre, jusqu'à la souffleter, et plus ils la molestent, plus ils sont loués, plus ils sont encouragés par le comte.

Gernande alors s'occupait avec moi; j'étais devant lui, mes reins à hauteur de son visage, et il rendait hommage à son dieu, mais il ne me molesta point; je ne sais pourquoi il ne tourmenta non plus ses Ganymèdes: il n'en voulait qu'à la seule comtesse. Peut-être l'honneur de lui appartenir devenait-il un titre pour être maltraitée par lui; peut-être n'était-il vraiment ému de cruauté qu'en raison des liens qui prêtaient de la force aux outrages. On peut tout supposer dans de telles têtes, et parier presque toujours que ce qui aura le plus l'air du crime sera ce qui les enflammera davantage. Il nous place enfin, ses jeunes gens et moi, aux côtés de sa femme, entremêlés les uns avec les autres: ici un homme, là une femme, et tous les quatre lui présentant le derrière; il examine d'abord en face, un peu dans l'éloignement, puis il se rapproche, il touche, il compare, il caresse; les jeunes gens et moi n'avions rien à souffrir, mais chaque fois qu'il arrivait à sa femme, il la tracassait, la vexait d'une ou d'autre manière. La scène change encore: il fait mettre à plat-ventre la comtesse sur un canapé, et prenant chacun des jeunes gens l'un après l'autre, il les introduit lui-même dans la route étroite offerte par l'attitude de Mme de Gernande: il leur permet de s'y échauffer, mais ce n'est que dans sa bouche que le sacrifice doit se consommer; il les suce également à mesure qu'ils sortent. Pendant que l'un agit, il se fait sucer par l'autre, et sa langue s'égare au trône de volupté que lui présente l'agent. Cet acte est long, le comte s'en irrite, il se relève, et veut que je remplace la comtesse; je le supplie instamment de ne point l'exiger, il n'y a pas moyen. Il place sa femme sur le dos le long du canapé, me fait coller sur elle, les reins tournés vers lui, et là, il ordonne à ses mignons de me sonder par la route défendue: il me les présente, ils ne s'introduisent que guidés par ses mains; il faut qu'alors j'excite la comtesse de mes doigts, et que je la baise sur la bouche. Pour lui, son offrande est la même; comme chacun de ses mignons ne peut agir qu'en lui montrant un des plus doux objets de son culte, il en profite de son mieux, et ainsi qu'avec la comtesse, il faut que celui qui me perfore, après quelques allées et venues, aille faire couler dans sa bouche l'encens allumé pour moi. Quand les jeunes gens ont fini, il se colle sur mes reins et semble vouloir les remplacer.

– Efforts superflus! s'écrie-t-il… ce n'est pas là ce qu'il me faut!… au fait!… au fait!… quelque piteux que paraisse mon état, je n'y tiens plus… Allons, comtesse, vos bras!

Il la saisit alors avec férocité, il la place comme il avait fait de moi, les bras soutenus au plancher par deux rubans noirs: je suis chargée du soin de poser les bandes; il visite les ligatures: ne les trouvant pas assez comprimées, il les resserre, afin, dit-il, que le sang sorte avec plus de force; il tâte les veines, et les pique toutes deux presque en même temps. Le sang jaillit très loin: il s'extasie; et retournant se placer en face, pendant que ces deux fontaines coulent, il me fait mettre à genoux entre ses jambes, afin que je suce; il en fait autant à chacun de ses gitons, tour à tour, sans cesser de porter ses yeux sur ces jets de sang qui l'enflamment. Pour moi, sûre que l'instant où la crise qu'il espère aura lieu, sera l'époque de la cessation des tourments de la comtesse, je mets tous mes soins à déterminer cette crise, et je deviens, ainsi que vous le voyez, madame, catin par bienfaisance et libertine par vertu. Il arrive enfin, ce dénouement si attendu, je n'en connaissais ni les dangers ni la violence; la dernière fois qu'il avait eu lieu, j'étais évanouie… Oh! madame, quel égarement! Gernande était près de dix minutes dans le délire, en se débattant comme un homme qui tombe d'épilepsie, et poussant des cris qui se seraient entendus d'une lieue; ses jurements étaient excessifs, et frappant tout ce qui l'entourait, il faisait des efforts effrayants. Les deux mignons sont culbutés; il veut se précipiter sur sa femme, je le contiens; j'achève de le pomper: le besoin qu'il a de moi fait qu'il me respecte; je le mets enfin à la raison, en le dégageant de ce fluide embrasé, dont la chaleur, dont l'épaisseur, et surtout l'abondance, le mettent en un tel état de frénésie, que je croyais qu'il allait expirer; sept ou huit cuillers eussent à peine contenu la dose, et la plus épaisse bouillie en peindrait mal la consistance; avec cela point d'érection, l'apparence même de l'épuisement: voilà de ces contrariétés qu'expliqueront mieux que moi les gens de l'art. Le comte mangeait excessivement, et ne dissipait ainsi que chaque fois qu'il saignait sa femme, c'est-à-dire tous les quatre jours. Était-ce là la cause de ce phénomène? Je l'ignore, et n'osant pas rendre raison de ce que je n'entends pas, je me contenterai de dire ce que j'ai vu.

Cependant je vole à la comtesse, j'étanche son sang, je la délie et la pose sur un canapé dans un grand état de faiblesse; mais le comte, sans s'en inquiéter, sans daigner jeter même un regard sur cette malheureuse victime de sa rage, sort brusquement avec ses mignons, me laissant mettre ordre à tout comme je le voudrai. Telle est la fatale indifférence qui caractérise, mieux que tout, l'âme d'un véritable libertin: n'est-il emporté que par la fougue des passions, le remords sera peint sur son visage, quand il verra dans l'état du calme les funestes effets du délire; son âme est elle entièrement corrompue de telles suites ne l'effrayeront point: il les observera sans peine comme sans regret, peut-être même encore avec quelque émotion des voluptés infâmes qui les produisirent.

Je fis coucher Mme de Gernande. Elle avait à ce qu'elle me dit, perdu beaucoup plus cette fois-ci qu'à l'ordinaire; mais tant de soins, tant de restaurants lui furent prodigués, qu'il n'y paraissait plus le surlendemain. Le même soir, dès que je n'eus plus rien à faire auprès de la comtesse, Gernande me fit dire de venir lui parler: il soupait; à ce repas fait par lui avec bien plus d'intempérance encore que le dîner, il fallait que je le servisse; quatre de ses mignons se mettaient à table avec lui, et là, régulièrement tous les soirs, le libertin buvait jusqu'à l'ivresse: mais vingt bouteilles des plus excellents vins suffisaient à peine pour y réussir, et je lui en ai souvent vu vider trente. Soutenu par ses mignons, le débauché allait ensuite se mettre au lit chaque soir avec deux d'entre eux. Mais il n'y mettait rien du sien, et tout cela n'était plus que des véhicules qui le disposaient à la grande scène.

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