– Je suis persuadé, disait notre persécuteur, que les fouets les plus effrayants ne parviendraient pas maintenant à tirer une goutte de sang de ce cul-là.
Il nous fit courber l'une et l'autre, et s'offrant par notre inclination les quatre routes du plaisir, sa langue frétilla dans les deux plus étroites; le vilain cracha dans les autres. Il nous reprit par-devant, nous fit mettre à genoux entre ses cuisses, de façon que nos deux gorges se trouvassent à hauteur de ce que nous excitions en lui.
– Oh! pour la gorge, dit Roland, il faut que tu le cèdes à Suzanne; jamais tu n'eus d'aussi beaux tétons; tiens, vois comme c'est fourni!
Et il pressait, en disant cela, le sein de cette malheureuse jusqu'à le meurtrir dans ses doigts. Ici, ce n'était plus moi qui l'excitait, Suzanne m'avait remplacée; à peine s'était-il trouvé dans ses mains, que le dard, s'élançant du carquois, menaçait déjà vivement tout ce qui l'entourait.
– Suzanne, dit Roland, voilà d'effrayants succès… C'est ton arrêt, Suzanne, je le crains, continuait cet homme féroce en lui pinçant, en lui égratignant les mamelles.
Quant aux miennes, il les suçait et les mordillait seulement. Il place enfin Suzanne à genoux sur le bord du sofa. Il lui fait courber la tête, et jouit d'elle en cette attitude, de la manière affreuse qui lui est naturelle: réveillée par de nouvelles douleurs, Suzanne se débat, et Roland, qui ne veut qu'escarmoucher, content de quelques courses, vient se réfugier dans moi au même temple où il a sacrifié chez ma compagne, qu'il ne cesse de vexer, de molester pendant ce temps-là.
– Voilà une catin qui m'excite cruellement, me dit-il, je ne sais ce que je voudrais lui faire.
– Oh! monsieur, dis-je, ayez pitié d'elle; il est impossible que ses douleurs soient plus vives.
– Oh! que si! dit le scélérat. On pourrait… Ah! si j'avais ici ce fameux empereur Kié, l'un des plus grands scélérats que la Chine ait vus sur son trône [6] , nous ferions bien autre chose vraiment. Entre sa femme et lui, immolant chaque jour des victimes, tous deux, dit-on, les faisaient vivre vingt-quatre heures dans les plus cruelles angoisses de la mort, et dans un tel état de douleur qu'elles étaient toujours prêtes à rendre l'âme sans pouvoir y réussir, par les soins cruels de ces monstres qui, les faisant flotter de secours en tourments, ne les rappelaient cette minute-ci à la lumière que pour leur offrir la mort celle d'après… Moi, je suis trop doux, Thérèse, je n'entends rien à tout cela, je ne suis qu'un écolier.
Roland se retire sans terminer le sacrifice, et me fait presque autant de mal par cette retraite précipitée qu'il n'en avait fait en s'introduisant. Il se jette dans les bras de Suzanne, et joignant le sarcasme à l'outrage
– Aimable créature, lui dit-il, comme je me rappelle avec délices les premiers instants de notre union! Jamais femme ne me donna des plaisirs plus vifs; jamais je n'en aimai comme toi!… Embrassons-nous, Suzanne, nous allons nous quitter, pour bien longtemps peut-être.
– Monstre, lui dit ma compagne en le repoussant avec horreur, éloigne-toi; ne joins pas aux tourments que tu m'infliges le désespoir d'entendre tes horribles propos; tigre, assouvis ta rage, mais respecte au moins mes malheurs.
Roland la prit, il la coucha sur le canapé, les cuisses très ouvertes, et l'atelier de la génération absolument à sa portée.
– Temple de mes anciens plaisirs, s'écria cet infâme, vous qui m'en procurâtes de si doux quand je cueillis vos premières roses, il faut bien que je vous fasse aussi mes adieux…
Le scélérat! il y introduisit ses ongles, et farfouillant avec, plusieurs minutes, dans l'intérieur, pendant lesquelles Suzanne jetait les hauts cris, il ne les retira que couverts de sang. Rassasié de ces horreurs, et sentant bien qu'il ne lui était plus possible de se contenir:
– Allons, Thérèse, me dit-il, allons, chère fille, dénouons tout ceci par une petite scène du jeu de coupe-corde [7] .
Tel était le nom de cette funeste plaisanterie dont je vous ai fait la description, la première fois que je vous parlai du caveau de Roland. Je monte sur le trépied, le vilain homme m'attache la corde au col, il se place en face de moi; Suzanne, quoique dans un état affreux, l'excite de ses mains; au bout d'un instant, il tire le tabouret sur lequel mes pieds posent, mais armée de la serpe, la corde est aussitôt coupée et je tombe à terre sans nul mal.
– Bien, bien, dit Roland; à toi, Suzanne, tout est dit, et je te fais grâce si tu t'en tires avec autant d'adresse.
Suzanne est mise à ma place. Oh! madame, permettez que je vous déguise les détails de cette affreuse scène… La malheureuse n'en revint pas.
– Sortons, Thérèse, me dit Roland; tu ne rentreras plus dans ces lieux que ce ne soit ton tour.
– Quand vous voudrez, monsieur, quand vous voudrez, répondis-je; je préfère la mort à l'affreuse vie que vous me faites mener. Sont-ce des malheureuses comme nous à qui la vie peut encore être chère?…
Et Roland me renferma dans mon cachot. Mes compagnes me demandèrent le lendemain ce qu'était devenue Suzanne, je le leur appris; elles ne s'en étonnèrent pas; toutes s'attendaient au même sort, et toutes, à mon exemple, y voyant le terme de leurs maux, le désiraient avec empressement.
Deux ans se passèrent ainsi, Roland dans ses débauches ordinaires, moi dans l'horrible perspective d'une mort cruelle, lorsque la nouvelle se répandit enfin dans le château que non seulement les désirs de notre maître étaient satisfaits, que non seulement il recevait pour Venise la quantité immense de papier qu'il en avait désiré, mais qu'on lui redemandait même encore six millions de fausses espèces dont on lui ferait passer les fonds à sa volonté pour l'Italie; il était impossible que ce scélérat fît une plus belle fortune; il partait avec plus de deux millions de rentes, sans les espérances qu'il pouvait concevoir: tel était le nouvel exemple que la providence me préparait, telle était la nouvelle manière dont elle voulait encore me convaincre que la prospérité n'était que pour le crime et l'infortune pour la vertu.
Les choses étaient dans cet état, lorsque Roland vint me chercher pour descendre une troisième fois dans le caveau. Je frémis en me rappelant les menaces qu'il m'avait faites la dernière fois que nous y étions allés.
– Rassure-toi, me dit-il, tu n'as rien à craindre, il s'agit de quelque chose qui ne concerne que moi… une volupté singulière dont je veux jouir et qui ne te fera courir nul risque.
Je le suis. Dès que toutes les portes sont fermées:
– Thérèse, me dit Roland, il n'y a que toi dans la maison à qui j'ose me confier pour ce dont il s'agit; il me fallait une très honnête femme… Je n'ai vu que toi, je l'avoue, je te préfère même à ma sœur…
Pleine de surprise, je le conjure de s'expliquer.
– Écoute-moi, me dit-il; ma fortune est faite, mais quelques faveurs que j'aie reçues du sort, il peut m'abandonner d'un instant à l'autre; je puis être guetté, je puis être saisi dans le transport que je vais faire de mes richesses, et, si ce malheur m'arrive, ce qui m'attend, Thérèse, c'est la corde; c'est le même plaisir que je me plais à faire goûter aux femmes, qui me servira de punition. Je suis convaincu, autant qu'il est possible de l'être, que cette mort est infiniment plus douce qu'elle n'est cruelle; mais, comme les femmes à qui j'en ai fait éprouver les premières angoisses n'ont jamais voulu être vraies avec moi, c'est sur mon propre individu que j'en veux connaître la sensation. Je veux savoir, par mon expérience même, s'il n'est pas très certain que cette compression détermine, dans celui qui l'éprouve, le nerf érecteur à l'éjaculation; une fois persuadé que cette mort n'est qu'un jeu, je la braverai bien plus courageusement, car ce n'est pas la cessation de mon existence qui m'effraie: mes principes sont faits sur cela, et bien persuadé que la matière ne peut jamais redevenir que matière, je ne crains pas plus l'enfer que je n'attends le paradis; mais j'appréhende les tourments d'une mort cruelle; je ne voudrais pas souffrir en mourant: essayons donc. Tu me feras tout ce que je t'ai fait; je vais me mettre nu; je monterai sur le tabouret, tu lieras la corde, je m'exciterai un moment, puis, dès que tu verras les choses prendre une sorte de consistance, tu retireras le tabouret, et je resterai pendu; tu m'y laisseras jusqu'à ce que tu voies ou l'émission de ma sentence ou des symptômes de douleur; dans ce second cas, tu me détacheras sur-le-champ; dans l'autre, tu laisseras agir la nature, et tu ne me détacheras qu'après. Tu le vois, Thérèse, je vais mettre ma vie dans tes mains: ta liberté, ta fortune, tel sera le prix de ta bonne conduite.
– Ah! monsieur, répondis-je, il y a de l'extravagance à cette proposition.
– Non, Thérèse, je l'exige, répondit-il en se déshabillant, mais conduis-toi bien; vois quelle preuve je te donne de ma confiance et de mon estime!
A quoi m'eût-il servi de balancer? N'était-il pas maître de moi? D'ailleurs, il me paraissait que le mal que j'allais faire serait aussitôt réparé par l'extrême soin que je prendrais pour lui conserver la vie: j'en allais être maîtresse de cette vie, mais quelles que pussent être ses intentions vis-à-vis de moi, ce ne serait assurément que pour la lui rendre.
Nous nous disposons: Roland s'échauffe par quelques-unes de ses caresses ordinaires; il monte sur le tabouret, je l'accroche; il veut que je l'invective pendant ce temps-là, que je lui reproche toutes les horreurs de sa vie: je le fais; bientôt son dard menace le ciel, lui-même me fait signe de retirer le tabouret, j'obéis. Le croirez-vous, madame, rien de si vrai que ce qu'avait cru Roland: ce ne furent que des symptômes de plaisir qui se peignirent sur son visage, et presque au même instant des jets rapides de semence s'élancèrent à la voûte. Quand tout est répandu, sans que j'aie aidé en quoi que ce pût être, je vole le dégager, il tombe évanoui, mais à force de soins, je lui ai bientôt fait reprendre ses sens.
– Oh! Thérèse, me dit-il en rouvrant les yeux, on ne se figure point ces sensations; elles sont au-dessus de tout ce qu'on peut dire: qu'on fasse maintenant de moi ce que l'on voudra, je brave le glaive de Thémis. Tu vas me trouver encore bien coupable envers la reconnaissance, Thérèse, me dit Roland en m'attachant les mains derrière le dos, mais que veux-tu, ma chère, on ne se corrige point à mon âge… Chère créature, tu viens de me rendre à la vie, et je n'ai jamais si fortement conspiré contre la tienne; tu as plaint le sort de Suzanne, eh bien! je vais te réunir à elle; je vais te plonger vive dans le caveau où elle expira.
Je ne vous peindrai point mon état, madame, vous le concevez; j'ai beau pleurer, beau gémir, on ne m'écoute plus. Roland ouvre le caveau fatal, il y descend une lampe, afin que j'en puisse encore mieux discerner la multitude de cadavres dont il est rempli, il passe ensuite une corde sous mes bras, liés, comme je vous l'ai dit, derrière mon dos, et par le moyen de cette corde il me descend à vingt pieds du fond de ce caveau et à environ trente de celui où il était: je souffrais horriblement dans cette position, il semblait que l'on m'arrachât les bras. De quelle frayeur ne devais-je pas être saisie, et quelle perspective s'offrait à moi! Des monceaux de corps morts au milieu desquels j'allais finir mes jours et dont l'odeur m'infectait déjà! Roland arrête la corde à un bâton fixé en travers du trou, puis armé d'un couteau, je l'entends qui s'excite.
– Allons, Thérèse, me dit-il, recommande ton âme à Dieu, l'instant de mon délire sera celui où je te jetterai dans ce sépulcre, où je te plongerai dans l'éternel abîme qui t'attend; ah!… ah!… Thérèse, ah!…
Et je sentis ma tête couverte des preuves de son extase sans qu'il eût heureusement coupé la corde: il me retire.
– Eh bien! me dit-il, as-tu eu peur?
– Ah, monsieur!
– C'est ainsi que tu mourras, Thérèse, sois-en sûre, et j'étais bien aise de t'y accoutumer.
Nous remontâmes… Devais-je me plaindre, devais-je me louer? Quelle récompense de ce que je venais encore de faire pour lui! Mais le monstre n'en pouvait-il pas faire davantage? Ne pouvait-il pas me faire perdre la vie? Oh, quel homme!
Roland enfin prépara son départ. Il vint me voir la veille à minuit; je me jette à ses pieds, je le conjure avec les plus vives instances de me rendre la liberté et d'y joindre le peu qu'il voudrait d'argent pour me conduire à Grenoble.
– A Grenoble! Assurément non, Thérèse, tu nous y dénoncerais.
– Eh bien! monsieur, lui dis-je en arrosant ses genoux de mes larmes, je vous fais serment de n'y jamais aller, et pour vous en convaincre, daignez me conduire avec vous jusqu'à Venise; peut-être n'y trouverai-je pas des cœurs aussi durs que dans ma patrie, et une fois que vous aurez bien voulu m'y rendre, je vous jure sur tout ce qu'il y a de plus saint de ne vous y jamais importuner.
– Je ne te donnerai pas un secours, pas un sou, me répondit durement cet insigne coquin; tout ce qui tient à la pitié, à la commisération, à la reconnaissance, est si loin de mon cœur, que fussé-je trois fois plus riche que je ne le suis, on ne me verrait pas donner un écu à un pauvre: le spectacle de l'infortune m'irrite, il m'amuse, et quand je ne peux pas faire le mal moi-même, je jouis avec délices de celui que fait la main du sort. J'ai des principes sur cela dont je ne m'écarterai point, Thérèse; le pauvre est dans l'ordre de la nature: en créant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus du désir qu'elle avait que cette inégalité se conservât, même dans les changements que notre civilisation apporterait à ses lois; soulager l'indigent est anéantir l'ordre établi; c'est s'opposer à celui de la nature, c'est renverser l'équilibre qui est la base de ses plus sublimes arrangements; c'est travailler à une égalité dangereuse pour la société; c'est encourager l'indolence et la fainéantise; c'est apprendre au pauvre à voler l'homme riche, quand il plaira à celui-ci de refuser son secours, et cela par l'habitude où ces secours auront mis le pauvre de les obtenir sans travail.
– Oh! monsieur, que ces principes sont durs! Parleriez-vous de cette manière si vous n'aviez pas toujours été riche?
– Cela se peut, Thérèse; chacun a sa façon de voir, telle est la mienne, et je n'en changerai pas. On se plaint des mendiants en France: si l'on voulait, il n'y en aurait bientôt plus; on n'en aurait pas pendu sept ou huit mille que cette infâme engeance disparaîtrait bientôt. Le corps politique doit avoir sur cela les mêmes règles que le corps physique. Un homme dévoré de vermine la laisserait-il subsister sur lui par commisération? Ne déracinons-nous pas dans nos jardins la plante parasite qui nuit au végétal utile? Pourquoi donc, dans ce cas-ci, vouloir agir différemment?
– Mais la religion, m'écriai-je, monsieur, la bienfaisance, l'humanité!…
– Sont les pierres d'achoppement de tout ce qui prétend au bonheur, dit Roland; si j'ai consolidé le mien, ce n'est que sur les débris de tous ces infâmes préjugés de l'homme; c'est en me moquant des lois divines et humaines; c'est en sacrifiant toujours le faible quand je le trouvais dans mon chemin; c'est en abusant de la bonne foi publique; c'est en ruinant le pauvre et volant le riche, que je suis parvenu au temple escarpé de la divinité que j'encensais; que ne m'imitais-tu? La route étroite de ce temple s'offrait à tes yeux comme aux miens; les vertus chimériques que tu leur as préférées t'ont-elles consolée de tes sacrifices? Il n'est plus temps, malheureuse, il n'est plus temps, pleure sur tes fautes, souffre et tâche de trouver, si tu peux, dans le sein des fantômes que tu révères, ce que le culte que tu leur as rendu t'a fait perdre.
Le cruel Roland, à ces mots, se précipite sur moi et je suis encore obligée de servir aux indignes voluptés d'un monstre que j'abhorrais avec tant de raison; je crus cette fois qu'il m'étranglerait. Quand sa passion fut satisfaite, il prit le nerf de bœuf et m'en donna plus de cent coups sur tout le corps, m'assurant que j'étais bien heureuse de ce qu'il n'avait pas le temps d'en faire davantage.
Le lendemain, avant de partir, ce malheureux nous donna une nouvelle scène de cruauté et de barbarie, dont les annales des Andronic, des Néron, des Tibère, des Venceslas ne fournissent aucun exemple. Tout le monde croyait au château que la sœur de Roland partirait avec lui: il l'avait fait habiller en conséquence; au moment de monter à cheval, il la conduit vers nous.
– Voilà ton poste, vile créature, lui dit-il, en lui ordonnant de se mettre nue; je veux que mes camarades se souviennent de moi en leur laissant pour gage la femme dont ils me croient le plus épris; mais comme il n'en faut qu'un certain nombre ici, que je vais faire une route dangereuse dans laquelle mes armes me seront peut-être utiles, il faut que j'essaie mes pistolets sur l'une de ces coquines.
En disant cela, il en arme un, le présente sur la poitrine de chacune de nous, et revenant enfin à sa sœur:
– Va, lui dit-il, catin, en lui brûlant la cervelle, va dire au diable que Roland, le plus riche des scélérats de la terre, est celui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et la sienne!
Cette infortunée, qui n'expira pas tout de suite, se débattit longtemps sous ses fers: spectacle horrible que cet infâme coquin considère de sang-froid et dont il ne s'arrache enfin qu'on s'éloignant pour toujours de nous.
Tout changea dès le lendemain du départ de Roland. Son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit à l'instant relâcher.
– Ce n'est point là l'ouvrage d'un sexe faible et délicat, nous dit-il avec bonté; c'est à des animaux à servir cette machine: le métier que nous faisons est assez criminel, sans offenser encore l'Être suprême par des atrocités gratuites.
Il nous établit dans le château, et me mit, sans rien exiger de moi, en possession des soins que remplissait la sœur de Roland; les autres femmes furent occupées à la taille de pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont elles étaient pourtant récompensées, ainsi que moi, par de bonnes chambres et une excellente nourriture.
Au bout de deux mois, Dalville, successeur de Roland, nous apprit l'heureuse arrivée de son confrère à Venise: il y était établi, il y avait réalisé sa fortune, et il jouissait de tout le repos, de tout le bonheur dont il avait pu se flatter. Il s'en fallut bien que le sort de celui qui le remplaçait fût le même. Le malheureux Dalville était honnête dans sa profession: c'en était plus qu'il ne fallait pour être promptement écrasé.
Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître le travail, quoique criminel, s'y faisait pourtant avec gaieté, les portes furent enfoncées, les fossés escaladés, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de soixante cavaliers de la maréchaussée. Il fallut se rendre; il n'y avait pas moyen de faire autrement. On nous enchaîne comme des bêtes; on nous attache sur des chevaux et l'on nous conduit à Grenoble. Oh, ciel! me dis-je en y entrant, c'est donc l'échafaud qui va faire mon sort dans cette ville où j'avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi… Ô pressentiments de l'homme, comme vous êtes trompeurs!
Le procès des faux-monnayeurs fut bientôt jugé,; tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu'on vit la marque que je portais, on s'évita presque la peine de m'interroger, et j'allais être traitée comme les autres, quand j'essayai d'obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la sagesse et la bienfaisance graveront à jamais au temple de Thémis le nom célèbre en lettres d'or. Il m'écouta; convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna mettre à mon procès un peu plus d'attention que ses confrères… Ô grand homme, je te dois mon hommage, la reconnaissance d'une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu'elle t'offre, en faisant connaître ton cœur, sera toujours la plus douce jouissance du sien.