Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 27 стр.


Je revolai chez Dubreuil: on ne me laisse plus approcher de lui; je me plains de ces refus, on m'en dit la cause. Le malheureux expire, et ne s'occupe plus que de Dieu. Cependant il m'a disculpée; je suis innocente, assure-t-il; il défend expressément que l'on me poursuive; il meurt. A peine a-t-il fermé les yeux, que son associé se hâte de venir me donner des nouvelles, en me conjurant d'être tranquille. Hélas! pouvais-je l'être? pouvais-je ne pas pleurer amèrement la perte d'un homme qui s'était si généreusement offert à me tirer de l'infortune? pouvais-je ne pas déplorer un vol qui me remettait dans la misère, dont je ne faisais que de sortir? Effroyable créature! m'écriai-je; si c'est là que conduisent tes principes, faut-il s'étonner qu'on les abhorre, et que les honnêtes gens les punissent! Mais je raisonnais en partie lésée, et la Dubois qui ne voyait que son bonheur, son intérêt, dans ce qu'elle avait entrepris, concluait sans doute bien différemment.

Je confiai tout à l'associé de Dubreuil, qui se nommait Valbois, et ce qu'on avait combiné contre celui qu'il perdait, et ce qui m'était arrivé à moi-même. Il me plaignit, regretta bien sincèrement Dubreuil et blâma l'excès de délicatesse qui m'avait empêchée de m'aller plaindre aussitôt que j'avais été instruite des projets de la Dubois. Nous combinâmes que ce monstre, auquel il ne fallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, y serait plus tôt que nous n'aurions avisé à la faire poursuivre; qu'il nous en coûterait beaucoup de frais; que le maître de l'auberge, vivement compromis dans la plainte que nous ferions, et se défendant avec éclat, finirait peut-être par m'écraser moi-même, moi… qui ne semblais respirer à Grenoble qu'en échappée de la potence. Ces raisons me convainquirent et m'effrayèrent même tellement que je me résolus de partir de cette ville sans prendre congé de M. S***, mon protecteur. L'ami de Dubreuil approuva ce parti; il ne me cacha point que si toute cette aventure se réveillait, les dépositions qu'il serait obligé de faire me compromettraient, quelles que fussent ses précautions, tant à cause de mon intimité avec la Dubois, qu'en raison de ma dernière promenade avec son ami; qu'il me conseillait donc, d'après cela, de partir tout de suite sans voir personne, bien sûre que de son côté il n'agirait jamais contre moi qu'il croyait innocente, et qu'il ne pouvait accuser que de faiblesse dans tout ce qui venait d'arriver.

En réfléchissant aux avis de Valbois, je reconnus qu'ils étaient d'autant meilleurs, qu'il paraissait aussi certain que j'avais l'air coupable, comme il était sûr que je ne l'étais pas; que la seule chose qui parlât en ma faveur, la recommandation faite à Dubreuil à l'instant de la promenade, mal expliquée, m'avait-on dit, par lui à l'article de la mort, ne deviendrait pas une preuve aussi triomphante que je devais y compter; moyennant quoi je me décidai promptement. J'en fis part à Valbois.

– Je voudrais, me dit-il, que mon ami m'eût chargé de quelques dispositions favorables pour vous, je les remplirais avec le plus grand plaisir, je voudrais même qu'il m'eût dit que c'était à vous qu'il devait le conseil de garder sa chambre; mais il n'a rien fait de tout cela; je suis donc contraint à me borner à la seule exécution de ses ordres. Les malheurs que vous avez éprouvés pour lui me décideraient à faire quelque chose de moi-même, si je le pouvais, mademoiselle, mais je commence le commerce, je suis jeune, ma fortune est bornée, je suis obligé de rendre à l'instant les comptes de Dubreuil à sa famille; permettez donc que je me restreigne au seul petit service que je vous conjure d'accepter: voilà cinq louis, et voilà une honnête marchande de Chalon-sur-Saône, ma patrie; elle y retourne après s'être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon où l'appellent quelques affaires; je vous remets entre ses mains. Mme Bertrand, continua Valbois, en me conduisant à cette femme, voici la jeune personne dont je vous ai parlé; je vous la recommande, elle désire de se placer. Je vous prie avec les mêmes instances que s'il s'agissait de ma propre sœur, de vous donner tous les mouvements possibles pour lui trouver dans notre ville quelque chose qui convienne à son personnel, à sa naissance et à son éducation; qu'il ne lui en coûte rien jusque-là, je vous tiendrai compte de tout à la première vue. Adieu, mademoiselle, continua Valbois en me demandant la permission de m'embrasser; Mme Bertrand part demain à la pointe du jour; suivez-la, et qu'un peu plus de bonheur puisse vous accompagner dans une ville où j'aurai peut-être la satisfaction de vous revoir bientôt.

L'honnêteté de ce jeune homme, qui foncièrement ne me devait rien, me fit verser des larmes. Les bons procédés sont bien doux quand on en éprouve depuis si longtemps d'odieux. J'acceptai ses dons en lui jurant que je n'allais travailler qu'à me mettre en état de pouvoir les lui rendre un jour. Hélas! pensai-je en me retirant, si l'exercice d'une nouvelle vertu vient de me précipiter dans l'infortune, au moins, pour la première fois de ma vie, l'espérance d'une consolation s'offre-t-elle dans ce gouffre épouvantable de maux, où la vertu me précipite encore.

Il était de bonne heure: le besoin de respirer me fit descendre sur le quai de l'Isère, à dessein de m'y promener quelques instants; et, comme il arrive presque toujours en pareil cas, mes réflexions me conduisirent fort loin. Me trouvant dans un endroit isolé, je m'y assis pour penser avec plus de loisir. Cependant la nuit vint sans que je pensasse à me retirer, lorsque tout à coup je me sentis saisie par trois hommes. L'un me met une main sur la bouche, et les deux autres me jettent précipitamment dans une voiture, y montent avec moi, et nous fendons les airs pendant trois grandes heures, sans qu'aucun de ces brigands daignât ni me dire une parole ni répondre à aucune de mes questions. Les stores étaient baissés, je ne voyais rien. La voiture arrive près d'une maison, des portes s'ouvrent pour la recevoir, et se referment aussitôt. Mes guides m'emportent, me font traverser ainsi plusieurs appartements très sombres, et me laissent enfin dans un, près duquel est une pièce où j'aperçois de la lumière.

– Reste là, me dit un de mes ravisseurs en se retirant avec ses camarades, tu vas bientôt voir des gens de connaissance.

Et ils disparaissent, refermant avec soin toutes les portes. Presque en même temps, celle de la chambre où j'apercevais de la clarté s'ouvre, et j'en vois sortir, une bougie à la main… oh! madame, devinez qui ce pouvait être… la Dubois!… la Dubois elle-même, ce monstre épouvantable, dévoré sans doute du plus ardent désir de la vengeance.

– Venez, charmante fille, me dit-elle arrogamment, venez recevoir la récompense des vertus où vous vous êtes livrée à mes dépens… Et me serrant la main avec colère: Ah! scélérate, je t'apprendrai à me trahir!

– Non, non, madame, lui dis-je précipitamment, non, je ne vous ai point trahie: informez-vous, je n'ai pas fait la moindre plainte qui puisse vous donner de l'inquiétude, je n'ai pas dit le moindre mot qui puisse vous compromettre.

– Mais ne t'es-tu pas opposée au crime que je méditais? ne l'as-tu pas empêché, indigne créature? Il faut que tu en sois punie…

Et comme nous entrions, elle n'eut pas le temps d'en dire davantage. L'appartement où l'on me faisait passer était aussi somptueux que magnifiquement éclairé; au fond, sur une ottomane, était un homme en robe de chambre de taffetas flottante, d'environ quarante ans, et que je vous peindrai bientôt.

– Monseigneur, dit la Dubois en me présentant à lui, voilà la jeune personne que vous avez voulue, celle à laquelle tout Grenoble s'intéresse… la célèbre Thérèse, en un mot, condamnée à être pendue avec des faux-monnayeurs, et depuis délivrée à cause de son innocence et de sa vertu. Reconnaissez mon adresse à vous servir, monseigneur; vous me témoignâtes, il y a quatre jours, l'extrême désir que vous aviez de l'immoler à vos passions; et je vous la livre aujourd'hui. Peut-être la préférerez-vous à cette jolie pensionnaire du couvent des Bénédictines de Lyon, que vous avez désirée de même, et qui va nous arriver dans l'instant: cette dernière a sa vertu physique et morale, celle-ci n'a que celle des sentiments; mais elle fait partie de son existence, et vous ne trouverez nulle part une créature plus remplie de candeur et d'honnêteté. Elles sont l'une et l'autre à vous, monseigneur: ou vous les expédierez toutes deux ce soir, ou l'une aujourd'hui, l'autre demain. Pour moi, je vous quitte: les bontés que vous avez pour moi m'ont engagée à vous faire part de mon aventure de Grenoble. Un homme mort, monseigneur, un homme mort! je me sauve.

– Eh! non, non, femme charmante, s'écria le maître du lieu, non, reste et ne crains rien quand je te protège: tu es l'âme de mes plaisirs; toi seule possèdes l'art de les exciter et de les satisfaire, et plus tu redoubles tes crimes, plus ma tête s'échauffe pour toi… Mais elle est jolie, cette Thérèse… Et s'adressant à moi: Quel âge avez-vous, mon enfant?

– Vingt-six ans, monseigneur, répondis-je, et beaucoup de chagrins.

– Oui, des chagrins, des malheurs; je sais tout cela, c'est ce qui m'amuse, c'est ce que j'ai voulu; nous allons y mettre ordre, nous allons terminer tous vos revers; je vous réponds que dans vingt-quatre heures vous ne serez plus malheureuse… Et avec d'affreux éclats de rire: N'est-il pas vrai, Dubois, que j'ai un moyen sûr pour terminer les malheurs d'une jeune fille?

– Assurément, dit cette odieuse créature; et si Thérèse n'était pas de mes amies, je ne vous l'aurais pas amenée; mais il est juste que je la récompense de ce qu'elle a fait pour moi. Vous n'imagineriez jamais, monseigneur, combien cette chère créature m'a été utile dans ma dernière entreprise de Grenoble; vous avez bien voulu vous charger de ma reconnaissance, et je vous conjure de m'acquitter amplement.

L'obscurité de ces propos, ceux que la Dubois m'avait tenus en entrant, l'espèce d'homme à qui j'avais affaire, cette jeune fille qu'on annonçait encore, tout remplit à l'instant mon imagination d'un trouble qu'il serait difficile de vous peindre. Une sueur froide s'exhale de mes pores, et je suis prête à tomber en défaillance: tel est l'instant où les procédés de cet homme finissent enfin par m'éclairer. Il m'appelle, il débute par deux ou trois baisers où nos bouches sont forcées de s'unir; il attire ma langue, il la suce, et la sienne au fond de mon gosier semble y pomper jusqu'à ma respiration. Il me fait pencher la tête sur sa poitrine, et relevant mes cheveux, il observe attentivement la nuque de mon cou.

– Oh! c'est délicieux, s'écrie-t-il en pressant fortement cette partie; je n'ai jamais rien vu de si bien attaché: ce sera divin à faire sauter.

Ce dernier propos fixa tous mes doutes: je vis bien que j'étais encore chez un de ces libertins à passions cruelles, dont les plus chères voluptés consistent à jouir des douleurs ou de la mort des malheureuses victimes qu'on leur procure à force d'argent, et que je courais risque d'y perdre la vie.

En cet instant, on frappe à la porte; la Dubois sort, et ramène aussitôt la jeune Lyonnaise dont elle venait de parler.

Tâchons de vous esquisser maintenant les deux nouveaux personnages avec lesquels vous allez me voir. Le monseigneur, dont je n'ai jamais su le nom ni l'état, était, comme je vous l'ai dit, un homme de quarante ans, mince, maigre, mais vigoureusement constitué; des muscles presque toujours gonflés, s'élevant sur ses bras couverts d'un poil rude et noir, annonçaient en lui la force avec la santé; sa figure était pleine de feu, ses yeux petits, noirs et méchants, ses dents belles, et de l'esprit dans tous ses traits; sa taille bien prise était au-dessus de la médiocre, et l'aiguillon de l'amour, que je n'eus que trop d'occasions de voir et de sentir, joignait à la longueur d'un pied, plus de huit pouces de circonférence. Cet instrument, sec, nerveux, toujours écumant, et sur lequel se voyaient de grosses veines qui le rendaient encore plus redoutable, fut en l'air pendant les cinq ou six heures que dura cette séance, sans s'abaisser une minute. Je n'avais point encore trouvé d'homme si velu: il ressemblait à ces faunes que la fable nous peint. Ses mains sèches et dures étaient terminées par des doigts dont la force était celle d'un étau; quant à son caractère, il me parut dur, brusque, cruel, son esprit tourné à une sorte de sarcasmes et de taquinerie faits pour redoubler les maux où l'on voyait bien qu'il fallait s'attendre avec un tel homme.

Eulalie était le nom de la petite Lyonnaise. Il suffisait de la voir pour juger de sa naissance et de sa vertu: elle était fille d'une des meilleures maisons de la ville où les scélératesses de la Dubois l'avaient enlevée, sous le prétexte de la réunir à un amant qu'elle idolâtrait; elle possédait, avec une candeur et une naïveté enchanteresses, une des plus délicieuses physionomies qu'il soit possible d'imaginer. Eulalie, à peine âgée de seize ans, avait une vraie figure de vierge; son innocence et sa pudeur embellissaient à l'envi ses traits: elle avait peu de couleur, mais elle n'en était que plus intéressante; et l'éclat de ses beaux yeux noirs rendait à sa jolie mine tout le feu dont cette pâleur semblait la priver d'abord; sa bouche un peu grande était garnie des plus belles dents, sa gorge, déjà très formée, semblait encore plus blanche que son teint: elle était faite à peindre, mais rien n'était aux dépens de l'embonpoint; ses formes étaient rondes et fournies, toutes ses chairs fermes, douces et potelées. La Dubois prétendit qu'il était impossible de voir un plus beau cul: peu connaisseuse en cette partie, vous me permettrez de ne pas décider. Une mousse légère ombrageait le devant; des cheveux blonds, superbes, flottant sur tous ces charmes, les rendaient plus piquants encore; et pour compléter son chef-d'œuvre, la nature, qui semblait la former à plaisir, l'avait douée du caractère le plus doux et le plus aimable. Tendre et délicate fleur, ne deviez-vous donc embellir un instant la terre que pour être aussitôt flétrie!

– Oh! madame, dit-elle à la Dubois en la reconnaissant, est-ce donc ainsi que vous m'avez trompée!… Juste ciel! où m'avez-vous conduite?

– Vous l'allez voir, mon enfant, lui dit le maître de la maison en l'attirant brusquement vers lui et commençant déjà ses baisers, pendant qu'une de mes mains l'excitait par son ordre.

Eulalie voulut se défendre, mais la Dubois, la pressant sur ce libertin, lui enlève toute possibilité de se soustraire. La séance fut longue; plus la fleur était fraîche, plus ce frelon impur aimait à la pomper. A ses suçons multipliés succéda l'examen du cou; et je sentis qu'en le palpant, le membre que j'excitais prenait encore plus d'énergie.

– Allons, dit monseigneur, voilà deux victimes qui vont me combler d'aise: tu seras bien payée, Dubois, car je suis bien servi. Passons dans mon boudoir: suis-nous, chère femme, suis-nous, continue-t-il en nous emmenant; tu partiras cette nuit, mais j'ai besoin de toi pour la soirée.

La Dubois se résigne, et nous passons dans le cabinet des plaisirs de ce débauché, où l'on nous fait mettre toutes nues.

Oh! madame, je n'entreprendrai pas de vous représenter les infamies dont je fus à la fois et témoin et victime. Les plaisirs de ce monstre étaient ceux d'un bourreau. Ses uniques voluptés consistaient à trancher des têtes. Ma malheureuse compagne… Oh! non, madame… Oh! non, n'exigez pas que je finisse… J'allais avoir le même sort; encouragé par la Dubois, ce monstre se décidait à rendre mon supplice plus horrible encore, lorsqu'un besoin de réparer tous deux leurs forces les engage à se mettre à table… Quelle débauche! Mais dois-je m'en plaindre, puisqu'elle me sauva la vie? Excédés de vin et de nourriture, tous deux tombèrent ivres morts avec les débris de leur souper. A peine les vois-je là, que je saute sur un jupon et un mantelet que la Dubois venait de quitter pour être encore plus immodeste aux yeux de son patron, je prends une bougie, je m'élance vers l'escalier: cette maison dégarnie de valets n'offre rien qui s'oppose à mon évasion, un se rencontre, je lui dis avec l'air de l'effroi de voler vers son maître qui se meurt, et je gagne la porte sans plus trouver de résistance. J'ignorais les chemins, on ne me les avait pas laissé voir, je prends le premier qui s'offre à moi… C'est celui de Grenoble; tout nous sert quand la Fortune daigne nous rire un moment; on était encore couché dans l'auberge, je m'y introduis secrètement et vole en hâte à la chambre de Valbois. Je frappe, Valbois s'éveille et me reconnaît à peine en l'état où je suis; il me demande ce qui m'arrive; je lui raconte les horreurs dont je viens d'être à la fois et la victime et le témoin.

– Vous pouvez faire arrêter la Dubois, lui dis-je, elle n'est pas loin d'ici, peut-être me sera-t-il possible d'indiquer le chemin… La malheureuse! indépendamment de tous ses crimes, elle m'a pris encore et mes hardes et les cinq louis que vous m'avez donnés.

– Oh! Thérèse, me dit Valbois, vous êtes assurément la fille la plus infortunée qu'il y ait au monde, mais vous le voyez pourtant, honnête créature, au milieu des maux qui vous accablent, une main céleste vous conserve; que ce soit pour vous un motif de plus d'être toujours vertueuse, jamais les bonnes actions ne sont sans récompense. Nous ne poursuivrons point la Dubois, mes raisons de la laisser en paix sont les mêmes que celles que je vous exposais hier; réparons seulement les maux qu'elle vous a faits, voilà d'abord l'argent qu'elle vous a pris.

Une heure après une couturière m'apporta deux vêtements complets et du linge.

– Mais il faut partir, Thérèse, me dit Valbois, il faut partir dans cette journée même; la Bertrand y compte, je l'ai engagée à retarder de quelques heures pour vous, rejoignez-la.

– Ô vertueux jeune homme! m'écriai-je en tombant dans les bras de mon bienfaiteur, puisse le ciel vous rendre un jour tous les biens que vous me faites!

– Allez, Thérèse, me répondit Valbois en m'embrassant, le bonheur que vous me souhaitez… j'en jouis déjà, puisque le vôtre est mon ouvrage… Adieu.

Voilà comme je quittai Grenoble, madame, et si je ne trouvai pas dans cette ville toute la félicité que j'y avais supposée, au moins ne rencontrai-je dans aucune, comme dans celle-là, tant d'honnêtes gens réunis pour plaindre ou calmer mes maux.

Nous étions, ma conductrice et moi, dans un petit chariot couvert attelé d'un cheval que nous conduisions du fond de cette voiture; là étaient les marchandises de Mme Bertrand, et une petite fille de quinze mois qu'elle nourrissait encore, et que je ne tardai pas pour mon malheur de prendre bientôt dans une aussi grande amitié que pouvait le faire celle qui lui avait donné le jour.

C'était d'ailleurs une assez vilaine femme que cette Bertrand, soupçonneuse, bavarde, commère ennuyeuse et bornée. Nous descendions régulièrement chaque soir tous ses effets dans l'auberge, et nous couchions dans la même chambre. Jusqu'à Lyon, tout se passa fort bien, mais pendant les trois jours dont cette femme avait besoin pour ses affaires, je fis dans cette ville une rencontre à laquelle j'étais loin de m'attendre.

Je me promenais l'après-midi sur le quai du Rhône avec une des filles de l'auberge que j'avais priée de m'accompagner, lorsque j'aperçus tout à coup le Révérend Père Antonin de Sainte-Marie-des-Bois, maintenant supérieur de la maison de son ordre située en cette ville. Ce moine m'aborde, et après m'avoir tout bas aigrement reproché ma fuite, et m'avoir fait entendre que je courais de grands risques d'être reprise, s'il en donnait avis au couvent de Bourgogne, il m'ajouta, en se radoucissant, qu'il ne parlerait de rien si je voulais à l'instant même le venir voir dans sa nouvelle habitation avec la fille qui m'accompagnait, et qui lui paraissait de bonne prise; puis faisant haut la même proposition à cette créature:

– Nous vous payerons bien l'une et l'autre, dit le monstre, nous sommes dix dans notre maison, et je vous promets au moins un louis de chaque, si votre complaisance est sans bornes.

Je rougis prodigieusement de ces propos; un moment, je veux faire croire au moine qu'il se trompe: n'y réussissant pas, j'essaie des signes pour le contenir, mais rien n'en impose à cet insolent, et ses sollicitations n'en deviennent que plus chaudes; enfin, sur nos refus réitérés de le suivre, il se borne à nous demander instamment notre adresse; pour me débarrasser de lui, je lui en donne une fausse: il l'écrit dans son portefeuille, et nous quitte en nous assurant qu'il nous reverra bientôt.

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