Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 28 стр.


En nous en retournant à l'auberge, j'expliquai comme je pus l'histoire de cette malheureuse connaissance à la fille qui m'accompagnait; mais soit que ce que je lui dis ne la satisfît point, soit qu'elle eût peut-être été très fâchée d'un acte de vertu de ma part qui la privait d'une aventure où elle aurait autant gagné, elle bavarda; je n'eus que trop lieu de m'en apercevoir aux propos de la Bertrand, lors de la malheureuse catastrophe que je vais bientôt vous raconter. Cependant le moine ne parut point, et nous partîmes.

Sorties tard de Lyon, nous ne pûmes, ce premier jour, coucher qu'à Villefranche, et ce fut là, madame, que m'arriva le malheur affreux qui me fait aujourd'hui paraître devant vous comme une criminelle, sans que je l'aie été davantage dans cette funeste circonstance de ma vie que dans aucune de celles où vous m'avez vue si injustement accablée des coups du sort, et sans qu'autre chose m'ait conduite dans l'abîme que la bonté de mon cœur et la méchanceté des hommes.

Arrivées sur les six heures du soir à Villefranche, nous nous étions pressées de souper et de nous coucher, afin d'entreprendre une plus forte marche le lendemain; il n'y avait pas deux heures que nous reposions, lorsque nous fûmes réveillées par une fumée affreuse; persuadées que le feu n'est pas loin, nous nous levons en hâte. Juste ciel! les progrès de l'incendie n'étaient déjà que trop effrayants, nous ouvrons notre porte à moitié nues et n'entendons autour de nous que le fracas des murs qui s'écroulent, le bruit des charpentes qui se brisent, et les hurlements épouvantables de ceux qui tombent dans les flammes. Entourées de ces flammes dévorantes, nous ne savons déjà plus où fuir; pour échapper à leur violence, nous nous précipitons dans leur foyer, et nous nous trouvons bientôt confondues avec la foule des malheureux qui cherchent, comme nous, leur salut dans la fuite. Je me souviens alors que ma conductrice, plus occupée d'elle que de sa fille, n'a pas songé à la garantir de la mort; sans l'en prévenir, je vole dans notre chambre au travers des flammes qui m'atteignent et me brûlent en plusieurs endroits; je saisis la pauvre petite créature; je m'élance pour la rapporter à sa mère, m'appuyant sur une poutre à moitié consumée: le pied me manque, mon premier mouvement est de mettre mes mains au-devant de moi; cette impulsion de la nature me force à lâcher le précieux fardeau que je tiens… Il m'échappe, et la malheureuse enfant tombe dans le feu sous les yeux de sa mère. En cet instant je suis saisie moi-même… on m'entraîne; trop émue pour rien distinguer, j'ignore si ce sont des secours ou des périls qui m'environnent, mais je ne suis pour mon malheur que trop tôt éclaircie, lorsque, jetée dans une chaise de poste, je m'y trouve à côté de la Dubois qui, me mettant un pistolet sur la tempe, me menace de me brûler la cervelle si je prononce un mot…

– Ah! scélérate, me dit-elle, je te tiens pour le coup, et cette fois tu ne m'échapperas plus.

– Oh! madame, vous ici! m'écriai-je.

– Tout ce qui vient de se passer est mon ouvrage, me répondit ce monstre; c'est par un incendie que je t'ai sauvé le jour; c'est par un incendie que tu vas le perdre; je t'aurais poursuivie jusqu'aux enfers, s'il l'eût fallu, pour te ravoir. Monseigneur devint furieux quand il apprit ton évasion; j'ai deux cents louis par fille que je lui procure, et non seulement il ne voulut pas me payer Eulalie, mais il me menaça de toute sa colère si je ne te ramenais pas. Je t'ai découverte, je t'ai manquée de deux heures à Lyon; hier, j'arrivai à Villefranche une heure après toi, j'ai mis le feu à l'auberge par le moyen des satellites que j'ai toujours à mes gages; je voulais te brûler ou t'avoir; je t'ai, je te reconduis dans une maison que ta fuite a précipitée dans le trouble et dans l'inquiétude, et t'y ramène, Thérèse, pour y être traitée d'une cruelle manière. Monseigneur a juré qu'il n'aurait pas de supplices assez effrayants pour toi, et nous ne descendons pas de la voiture que nous ne soyons chez lui. Eh bien! Thérèse, que penses-tu maintenant de la vertu?

– Oh, madame! qu'elle est bien souvent la proie du crime; qu'elle est heureuse quand elle triomphe; mais qu'elle doit être l'unique objet des récompenses de Dieu dans le ciel, si les forfaits de l'homme parviennent à l'écraser sur la terre.

– Tu ne seras pas longtemps sans savoir, Thérèse, s'il est vraiment un Dieu qui punisse ou qui récompense les actions des hommes… Ah! si dans le néant éternel où tu vas rentrer tout à l'heure, il t'était permis de penser, combien tu regretterais les sacrifices infructueux que ton entêtement t'a forcée de faire à des fantômes qui ne t'ont jamais payée qu'avec des malheurs!… Thérèse, il en est encore temps, veux-tu être ma complice? Je te sauve, il est plus fort que moi de te voir échouer sans cesse dans les routes dangereuses de la vertu. Quoi! tu n'es pas encore assez punie de ta sagesse et de tes faux principes? Quelles infortunes veux-tu donc pour te corriger? Quels exemples te sont nécessaires pour te convaincre que le parti que tu prends est le plus mauvais de tous, et qu'ainsi que je te l'ai dit cent fois, on ne doit s'attendre qu'à des revers quand, prenant la foule à rebours, on veut être seule vertueuse dans une société tout à fait corrompue? Tu comptes sur un Dieu vengeur: détrompe-toi, Thérèse, détrompe-toi, le Dieu que tu te forges n'est qu'une chimère dont la sotte existence ne se trouva jamais que dans la tête des fous; c'est un fantôme inventé par la méchanceté des hommes, qui n'a pour but que de les tromper, ou de les armer les uns contre les autres. Le plus important service qu'on eût pu leur rendre eût été d'égorger sur-le-champ le premier imposteur qui s'avisa de leur parler d'un Dieu. Que de sang un seul meurtre eût épargné dans l'univers! Va, va, Thérèse, la nature toujours agissante, toujours active n'a nullement besoin d'un maître pour la diriger. Et si ce maître existait effectivement, après tous les défauts dont il a rempli ses œuvres, mériterait-il de nous autre chose que des mépris et des outrages? Ah! s'il existe, ton Dieu, que je le hais, Thérèse, que je l'abhorre! Oui, si cette existence était vraie, je l'avoue, le seul plaisir d'irriter perpétuellement celui qui en serait revêtu deviendrait le plus précieux dédommagement de la nécessité où je me trouverais alors d'ajouter quelque croyance en lui… Encore une fois, Thérèse, veux-tu devenir ma complice? Un coup superbe se présente, nous l'exécuterons avec du courage; je te sauve la vie si tu l'entreprends. Le seigneur chez qui nous allons, et que tu connais, s'isole dans la maison de campagne où il fait ses parties; le genre dont tu vois qu'elles sont l'exige; un seul valet l'habite avec lui, quand il y va pour ses plaisirs: l'homme qui court devant cette chaise, toi et moi, chère fille, nous voilà trois contre deux. Quand ce libertin sera dans le feu de ses voluptés, je me saisirai du sabre dont il tranche la vie de ses victimes, tu le tiendras, nous le tuerons, et mon homme pendant ce temps-là assommera son valet. Il y a de l'argent caché dans cette maison; plus de huit cent mille francs, Thérèse, j'en suis sûre, le coup en vaut la peine… Choisis, sage créature, choisis: la mort, ou me servir; si tu me trahis, si tu lui fais part de mon projet, je t'accuserai seule, et ne doute pas que je ne l'emporte par la confiance qu'il eut toujours en moi… Réfléchis bien avant que de me répondre; cet homme est un scélérat: donc, en l'assassinant lui-même, nous ne faisons qu'aider aux lois desquelles il a mérité la rigueur. Il n'y a pas de jour, Thérèse, où ce coquin n'assassine une fille: est-ce donc outrager la vertu que de punir le crime? Et la proposition raisonnable que je te fais alarmera-t-elle encore tes farouches principes?

– N'en doutez pas, madame, répondis-je, ce n'est pas dans la vue de corriger le crime que vous me proposez cette action, c'est dans le seul motif d'en commettre un vous-même: il ne peut donc y avoir qu'un très grand mal à faire ce que vous dites, et nulle apparence de légitimité. Il y a mieux: n'eussiez-vous même pour dessein que de venger l'humanité des horreurs de cet homme, vous feriez encore mal de l'entreprendre, ce soin ne vous regarde pas: les lois sont faites pour punir les coupables, laissons-les agir, ce n'est pas à nos faibles mains que l'Être suprême a confié leur glaive; nous ne nous en servirions pas sans les outrager elles-mêmes.

– Eh bien! tu mourras, indigne créature, reprit la Dubois en fureur, tu mourras: ne te flatte plus d'échapper à ton sort.

– Que m'importe, répondis-je avec tranquillité, je serai délivrée de tous mes maux, le trépas n'a rien qui m'effraie, c'est le dernier sommeil de la vie, c'est le repos du malheureux…

Et cette bête féroce s'élançant à ces mots sur moi, je crus qu'elle allait m'étrangler; elle me donna plusieurs coups dans le sein, mais me lâcha pourtant aussitôt que je criai, dans la crainte que le postillon ne m'entendît.

Cependant nous avancions fort vite; l'homme qui courait devant faisait préparer nos chevaux, et nous n'arrêtions à aucune poste. A l'instant des relais, la Dubois reprenait son arme et me la tenait contre le cœur… Qu'entreprendre?… En vérité, ma faiblesse et ma situation m'abattaient au point de préférer la mort aux peines de m'en garantir.

Nous étions prêtes d'entrer dans le Dauphiné, lorsque six hommes à cheval, galopant à toute bride derrière notre voiture, l'atteignirent et forcèrent, le sabre à la main, notre postillon à s'arrêter. Il y avait à trente pas du chemin une chaumière où ces cavaliers que nous reconnûmes bientôt pour être de la maréchaussée, ordonnent au postillon d'amener la voiture: quand elle y est, ils nous font descendre, et nous entrons tous chez le paysan. La Dubois, avec une effronterie inimaginable dans une femme couverte de crimes, et qui se trouve arrêtée, demanda avec hauteur à ces cavaliers si elle était connue d'eux, et de quel droit ils en usaient de cette manière avec une femme de son rang?

– Nous n'avons pas l'honneur de vous connaître, madame, dit l'exempt; mais nous sommes certains que vous avez dans votre voiture une malheureuse qui mit hier le feu à la principale auberge de Villefranche. Puis, me considérant: Voilà son signalement, madame, nous ne nous trompons pas; ayez la bonté de nous la remettre et de nous apprendre comment une personne aussi respectable que vous paraissez l'être a pu se charger d'une telle femme.

– Rien que de simple à cet événement, répondit la Dubois plus insolente encore, et je ne prétends ni vous la cacher, ni prendre le parti de cette fille, s'il est certain qu'elle soit coupable du crime affreux dont vous parlez. Je logeais comme elle hier à cette auberge de Villefranche, j'en partis au milieu de ce trouble, et comme je montais dans la voiture, cette fille s'élança vers moi en implorant ma compassion, en me disant qu'elle venait de tout perdre dans cet incendie, qu'elle me suppliait de la prendre avec moi jusqu'à Lyon où elle espérait de se placer. Écoutant bien moins ma raison que mon cœur, j'acquiesçai à ses demandes; une fois dans ma chaise, elle s'offrit à me servir; imprudemment encore, je consentis à tout, et je la menais en Dauphiné où sont mes biens et ma famille. Assurément c'est une leçon, je reconnais bien à présent tous les inconvénients de la pitié; je m'en corrigerai. La voilà, messieurs, la voilà; Dieu me garde de m'intéresser à un tel monstre! je l'abandonne à la sévérité des lois, et vous supplie de cacher avec soin le malheur que j'ai eu de la croire un instant.

Je voulus me défendre, je voulus dénoncer la vraie coupable; mes discours furent traités de récriminations calomniatrices dont la Dubois ne se défendait qu'avec un sourire méprisant. Ô funestes effets de la misère et de la prévention, de la richesse et de l'insolence! Était-il possible qu'une femme qui se faisait appeler madame la baronne de Fulconis, qui affichait le luxe, qui se donnait des terres, une famille, se pouvait-il qu'une telle femme pût se trouver coupable d'un crime où elle ne paraissait pas avoir le plus mince intérêt? Tout ne me condamnait-il pas, au contraire? J'étais sans protection, j'étais pauvre, il était bien certain que j'avais tort.

L'exempt me lut les plaintes de la Bertrand. C'était elle qui m'avait accusée; j'avais mis le feu dans l'auberge pour la voler plus à mon aise, elle l'avait été jusqu'au dernier sou; j'avais jeté son enfant dans le feu, pour que le désespoir où cet événement allait la plonger, en l'aveuglant sur le reste, ne lui permît pas de voir mes manœuvres: j'étais d'ailleurs, avait ajouté la Bertrand, une fille de mauvaise vie, échappée du gibet à Grenoble, et dont elle ne s'était sottement chargée que par excès de complaisance pour un jeune homme de son pays, mon amant sans doute. J'avais publiquement et en plein jour raccroché des moines à Lyon: en un mot, il n'était rien dont cette indigne créature n'eût profité pour me perdre, rien que la calomnie aigrie par le désespoir n'eût inventé pour m'avilir. A la sollicitation de cette femme, on avait fait un examen juridique sur les lieux mêmes. Le feu avait commencé dans un grenier à foin où plusieurs personnes avaient déposé que j'étais entrée le soir de ce jour funeste, et cela était vrai. Désirant un cabinet d'aisances mal indiqué par la servante à qui je m'adressai, j'étais entrée dans ce galetas, ne trouvant pas l'endroit cherché, et j'y étais restée assez de temps pour faire soupçonner ce dont on m'accusait, ou pour fournir au moins des probabilités; et on le sait, ce sont des preuves dans ce siècle-ci. J'eus donc beau me défendre, l'exempt ne me répondit qu'en m'apprêtant des fers.

– Mais, monsieur, dis-je encore avant que de me laisser enchaîner, si j'avais volé ma compagne de route à Villefranche, l'argent devrait se trouver sur moi: qu'on me fouille.

Cette défense ingénue n'excita que des rires; on m'assura que je n'étais pas seule, qu'on était sûr que j'avais des complices auxquels j'avais remis les sommes volées, en me sauvant. Alors la méchante Dubois, qui connaissait la flétrissure que j'avais eu le malheur de recevoir autrefois chez Rodin, contrefit un instant la commisération.

– Monsieur, dit-elle à l'exempt, on commet chaque jour tant d'erreurs sur toutes ces choses-ci, que vous me pardonnerez l'idée qui me vient: si cette fille est coupable de l'action dont on l'accuse, assurément ce n'est pas son premier forfait; on ne parvient pas en un jour à des délits de cette nature: visitez cette fille, monsieur, je vous en prie… si par hasard vous trouviez sur son malheureux corps… mais si rien ne l'accuse, permettez-moi de la défendre et de la protéger.

L'exempt consentit à la vérification… elle allait se faire…

– Un moment, monsieur, dis-je en m'y opposant, cette recherche est inutile; Madame sait bien que j'ai cette affreuse marque; elle sait bien aussi quel malheur en est la cause: ce subterfuge de sa part est un surcroît d'horreurs qui se dévoileront, ainsi que le reste, au temple même de Thémis. Conduisez-y-moi, messieurs: voilà mes mains, couvrez-les de chaînes; le crime seul rougit de les porter, la vertu malheureusement en gémit, et ne s'en effraie pas.

– En vérité, je n'aurais pas cru, dit la Dubois, que mon idée eût un tel succès; mais comme cette créature me récompense de mes bontés pour elle par d'insidieuses inculpations, j'offre de retourner avec elle, s'il le faut.

– Cette démarche est parfaitement inutile, madame la baronne, dit l'exempt, nos recherches n'ont que cette fille pour objet: ses aveux, la marque dont elle est flétrie, tout la condamne; nous n'avons besoin que d'elle, et nous vous demandons mille excuses de vous avoir dérangée si longtemps.

Je fus aussitôt enchaînée, jetée en croupe derrière un de ces cavaliers, et la Dubois partit en achevant de m'insulter par le don de quelques écus laissés par commisération à mes gardes pour aider à ma situation dans le triste séjour que j'allais habiter en attendant mon logement.

Ô vertu! m'écriai-je, quand je me vis dans cette affreuse humiliation, pouvais-tu recevoir un plus sensible outrage! Était-il possible que le crime osât t'affronter et te vaincre avec autant d'insolence et d'impunité!

Nous fûmes bientôt à Lyon; on me précipita dès en arrivant dans le cachot des criminels, et j'y fus écrouée comme incendiaire, fille de mauvaise vie, meurtrière d'enfant et voleuse.

Il y avait eu sept personnes de brûlées dans l'auberge; j'avais pensé l'être moi-même; j'avais voulu sauver un enfant; j'allais périr, mais celle qui était cause de cette horreur échappait à la vigilance des lois, à la justice du Ciel: elle triomphait, elle retournait à de nouveaux crimes, tandis qu'innocente et malheureuse, je n'avais pour perspective que le déshonneur, que la flétrissure et la mort.

Accoutumée depuis si longtemps à la calomnie, à l'injustice et au malheur, faite depuis mon enfance à ne me livrer à un sentiment de vertu qu'assurée d'y trouver des épines, ma douleur fut plus stupide que déchirante, et je pleurai moins que je ne l'aurais cru. Cependant, comme il est naturel à la créature souffrante de chercher tous les moyens possibles de se tirer de l'abîme où son infortune l'a plongée, le père Antonin me vint à l'esprit; quelque médiocre secours que j'en espérasse, je ne me refusais point à l'envie de le voir: je le demandai, il parut. On ne lui avait pas dit par quelle personne il était désiré; il affecta de ne pas me reconnaître; alors je dis au concierge qu'il était effectivement possible qu'il ne se ressouvint pas de moi, n'ayant dirigé ma conscience que fort jeune, mais qu'à ce titre je demandais un entretien secret avec lui. On y consentit de part et d'autre. Dès que je fus seule avec ce religieux, je me précipitai à ses genoux, je les arrosai de mes larmes, en le conjurant de me sauver de la cruelle position où j'étais; je lui prouvai mon innocence; je ne lui cachai pas que les mauvais propos qu'il m'avait tenus quelques jours auparavant avaient indisposé contre moi la personne à laquelle j'étais recommandée, et qui se trouvait maintenant mon accusatrice. Le moine m'écouta très attentivement.

– Thérèse, me dit-il ensuite, ne t'emporte pas à ton ordinaire, sitôt qu'on enfreint tes maudits préjugés; tu vois où ils t'ont conduite, et tu peux facilement te convaincre à présent qu'il vaut cent fois mieux être coquine et heureuse que sage et dans l'infortune; ton affaire est aussi mauvaise qu'elle peut l'être, chère fille, il est inutile de te le déguiser: cette Dubois dont tu me parles, ayant le plus grand intérêt à ta perte, y travaillera sûrement sous main; la Bertrand poursuivra; toutes les apparences sont contre toi, et il ne faut que des apparences aujourd'hui pour faire condamner à la mort. Tu es donc une fille perdue, cela est clair. Un seul moyen peut te sauver; je suis bien avec l'intendant, il peut beaucoup sur les juges de cette ville; je vais lui dire que tu es ma nièce, et te réclamer à ce titre: il anéantira toute la procédure; je demanderai à te renvoyer dans ma famille; je te ferai enlever, mais ce sera pour t'enfermer dans notre couvent d'où tu ne sortiras de ta vie… et là, je ne te le cache pas, Thérèse, esclave asservie de mes caprices, tu les assouviras tous sans réflexion; tu te livreras de même à ceux de mes confrères: tu seras, en un mot, à moi comme la plus soumise des victimes… Tu m'entends: la besogne est rude; tu sais quelles sont les passions des libertins de notre espèce: détermine-toi donc, et ne fais pas attendre ta réponse.

– Allez, mon père, répondis-je avec horreur, allez, vous êtes un monstre d'oser abuser aussi cruellement de ma situation pour me placer entre la mort et l'infamie; je saurai mourir s'il le faut, mais ce sera du moins sans remords.

– A votre volonté! me dit ce cruel homme en se retirant; je n'ai jamais su forcer les gens pour les rendre heureux… La vertu vous a si bien réussi jusqu'à présent, Thérèse, que vous avez raison d'encenser ses autels… Adieu: ne vous avisez pas surtout de me redemander davantage.

Il sortait; un mouvement plus fort que moi me rentraîne à ses genoux.

– Tigre, m'écriai-je en larmes, ouvre ton cœur de roc à mes affreux revers, et ne m'impose pas pour les finir des conditions plus affreuses pour moi que la mort…

La violence de mes mouvements avait fait disparaître les voiles qui couvraient mon sein; il était nu, mes cheveux y flottaient en désordre, il était inondé de mes larmes; j'inspire des désirs à ce malhonnête homme… des désirs qu'il veut satisfaire à l'instant; il ose me montrer à quel point mon état les irrite; il ose concevoir des plaisirs au milieu des chaînes qui m'entourent, sous le glaive qui m'attend pour me frapper… J'étais à genoux… il me renverse, il se précipite avec moi sur la malheureuse paille qui me sort de lit; je veux crier, il enfonce de rage un mouchoir dans ma boucle; il attache mes bras: maître de moi, l'infâme m'examine partout… tout devient la proie de ses regards, de ses attouchements et de ses perfides caresses; il assouvit enfin ses désirs.

Назад Дальше