Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 7 стр.


– Ah! Thérèse, s'écria-t-il un jour dans l'enthousiasme, si tu connaissais les charmes de cette fantaisie, si tu pouvais comprendre ce qu'on éprouve à la douce illusion de n'être plus qu'une femme! Incroyable égarement de l'esprit! on abhorre ce sexe et l'on veut l'imiter! Ah! qu'il est doux d'y réussir, Thérèse, qu'il est délicieux d'être le catin de tous ceux qui veulent de vous, et, portant sur ce point, au dernier épisode, le délire et la prostitution, d'être successivement dans le même jour la maîtresse d'un crocheteur, d'un marquis, d'un valet, d'un moine, d'en être tour à tour chéri, caressé, jalousé, menacé, battu, tantôt dans leurs bras victorieux, et tantôt victime à leurs pieds, les attendrissant par des caresses, les ranimant par des excès… Oh! non, non, Thérèse, tu ne comprends pas ce qu'est ce plaisir pour une tête organisée comme la mienne… Mais, le moral à part, si tu te représentais quelles sont les sensations physiques de ce divin goût! il est impossible d'y tenir; c'est un chatouillement si vif, des titillations de volupté si piquantes… on perd l'esprit… on déraisonne; mille baisers plus tendres les uns que les autres n'exaltent pas encore avec assez d'ardeur l'ivresse où nous plonge l'agent; enlacés dans ses bras, les bouches collées l'une à l'autre, nous voudrions que notre existence entière pût s'incorporer à la sienne; nous ne voudrions faire avec lui qu'un seul être; si nous osons nous plaindre, c'est d'être négligés; nous voudrions que, plus robuste qu'Hercule, il nous élargît, il nous pénétrât; que cette semence précieuse, élancée, brûlante au fond de nos entrailles, fît, par sa chaleur et sa force, jaillir la nôtre dans ses mains… Ne t'imagine pas, Thérèse, que nous soyons faits comme les autres hommes; c'est une construction toute différente, et cette membrane chatouilleuse qui tapisse chez vous le temple de Vénus, le ciel en nous créant en orna les autels où nos Céladons sacrifient: nous sommes aussi certainement femmes là que vous l'êtes au sanctuaire de la génération; il n'est pas un de vos plaisirs qui ne nous soit connu, pas un dont nous ne sachions jouir; mais nous avons, de plus, les nôtres, et c'est cette réunion délicieuse qui fait de nous les hommes de la terre les plus sensibles à la volupté, les mieux créés pour la sentir; c'est cette réunion enchanteresse qui rend impossible la correction de nos goûts, qui ferait de nous des enthousiastes et des frénétiques, si l'on avait encore la stupidité de nous punir, qui nous fait adorer, jusqu'au cercueil enfin, le dieu charmant qui nous enchaîne!

Ainsi s'exprimait le comte, en préconisant ses travers. Essayais-je de lui parler de l'être auquel il devait tout, et des chagrins que de pareils désordres donnaient à cette respectable tante, je n'apercevais plus dans lui que du dépit et de l'humeur, et surtout de l'impatience de voir si longtemps, en de telles mains, des richesses qui, disait-il, devraient lui appartenir; je n'y voyais plus que la haine la plus invétérée contre cette femme si honnête, la révolte la plus constatée contre tous les sentiments de la nature. Serait-il donc vrai que quand on est parvenu à transgresser aussi formellement dans ses goûts l'instinct sacré de cette loi, la suite nécessaire de ce premier crime fût un affreux penchant à commettre ensuite tous les autres?

Quelquefois je me servais des moyens de la religion; presque toujours consolée par elle, j'essayais de faire passer ses douceurs dans l'âme de ce pervers, à peu près sûre de le contenir par ces liens si je parvenais à lui en faire partager les attraits; mais le comte ne me laissa pas longtemps employer de telles armes. Ennemi déclaré de nos plus saints mystères, frondeur opiniâtre de la pureté de nos dogmes, antagoniste outré de l'existence d'un Être suprême M. de Bressac, au lieu de se laisser convertir par moi, chercha bien plutôt à me corrompre.

– Toutes les religions partent d'un principe faux, Thérèse, me disait-il; toutes supposent comme nécessaire le culte d'un Être créateur, mais ce créateur n'exista jamais. Rappelle-toi sur cela les préceptes sensés de ce certain Cœur-de-Fer qui, m'as-tu dit, Thérèse, avait comme moi travaillé ton esprit; rien de plus juste que les principes de cet homme, et l'avilissement dans lequel on a la sottise de le tenir ne lui ôte pas le droit de bien raisonner.

Si toutes les productions de la nature sont des effets résultatifs des lois qui la captivent; si son action et sa réaction perpétuelles supposent le mouvement nécessaire à son essence, que devient le souverain maître que lui prêtent gratuitement les sots? Voilà ce que te disait ton sage instituteur, chère fille. Que sont donc les religions, d'après cela, sinon le frein dont la tyrannie du plus fort voulut captiver le plus faible? Rempli de ce dessein, il osa dire à celui qu'il prétendait dominer qu'un Dieu forgeait les fers dont la cruauté l'entourait; et celui-ci, abruti par sa misère, crut indistinctement tout ce que voulut l'autre. Les religions, nées de ces fourberies, peuvent-elles donc mériter quelque respect? En est-il une seule, Thérèse, qui ne porte l'emblème de l'imposture et de la stupidité? Que vois-je dans toutes? Des mystères qui font frémir la raison, des dogmes outrageant la nature, et des cérémonies grotesques qui n'inspirent que la dérision et le dégoût. Mais si, de toutes, une mérite plus particulièrement notre mépris et notre haine, ô Thérèse, n'est-ce pas cette loi barbare du Christianisme dans laquelle nous sommes tous deux nés? En est-il une plus odieuse? une qui soulève autant et le cœur et l'esprit? Comment des hommes raisonnables peuvent-ils encore ajouter quelque croyance aux paroles obscures, aux prétendus miracles du vil instituteur de ce culte effrayant? Exista-t-il jamais un bateleur plus fait pour l'indignation publique! Qu'est-ce qu'un Juif lépreux qui, né d'une catin et d'un soldat, dans le plus chétif coin de l'univers, ose se faire passer pour l'organe de celui qui, dit-on, a créé le monde! Avec des prétentions aussi relevées, tu l'avoueras, Thérèse, il fallait au moins quelques titres. Quels sont-ils, ceux de ce ridicule ambassadeur? Que va-t-il faire pour prouver sa mission? La terre va-t-elle changer de face; les fléaux qui l'affligent vont-ils s'anéantir; le soleil va-t-il l'éclairer nuit et jour? Les vices ne la souilleront-ils plus? N'allons-nous voir enfin régner que le bonheur?… Point, c'est par des tours de passe-passe, par des gambades et par des calembours [2] que l'envoyé de Dieu s'annonce à l'univers; c'est dans la société respectable de manœuvres, d'artisans et de filles de joie que le ministre du ciel vient manifester sa grandeur; c'est en s'enivrant avec les uns, couchant avec les autres, que l'ami d'un Dieu, Dieu lui-même, vient soumettre à ses loin le pécheur endurci; c'est en n'inventant pour ses farces que ce qui peut satisfaire ou sa luxure ou sa gourmandise, que le faquin prouve sa mission; quoi qu'il en soit, il fait fortune; quelques plats satellites se joignent à ce fripon; une secte se forme; les dogmes de cette canaille parviennent à séduire quelques Juifs: esclaves de la puissance romaine, ils devaient embrasser avec joie une religion qui, les dégageant de leurs fers, ne les assouplissait qu'au frein religieux. Leur motif se devine, leur indocilité se dévoile; on arrête les séditieux; leur chef périt, mais d'une mort beaucoup trop douce sans doute pour son genre de crime, et par un impardonnable défaut de réflexion, on laisse disperser les disciples de ce malotru, au lieu de les égorger avec lui. Le fanatisme s'empare des esprits, des femmes crient, des fous se débattent, des imbéciles croient, et voilà le plus méprisable des êtres, le plus maladroit fripon, le plus lourd imposteur qui eût encore paru, le voilà Dieu, le voilà fils de Dieu égal à son père; voilà toutes ses rêveries consacrées, toutes ses paroles devenues des dogmes, et ses balourdises des mystères! Le sein de son fabuleux Père s'ouvre pour le recevoir, et ce Créateur, jadis simple, le voilà devenu triple pour complaire à ce fils digne de sa grandeur! Mais ce saint Dieu en restera-t-il là? Non, sans doute, c'est à de bien plus grandes faveurs que va se prêter sa céleste puissance. A la volonté d'un prêtre, c'est-à-dire d'un drôle couvert de mensonges et de crimes, ce grand Dieu créateur de tout ce que nous voyons va s'abaisser jusqu'à descendre dix ou douze millions de fois par matinée dans un morceau de pâte, qui, devant être digérée par les fidèles, va se transmuer bientôt au fond de leurs entrailles, dans les excréments les plus vils, et cela pour la satisfaction de ce tendre fils, inventeur odieux de cette impiété monstrueuse, dans un souper de cabaret. Il l'a dit, il faut que cela soit. Il a dit: «Ce pain que vous voyez sera ma chair; vous le digérerez comme tel; or je suis Dieu, donc Dieu sera digéré par vous, donc le Créateur du ciel et de la terre se changera, parce que je l'ai dit, en la matière la plus vile qui puisse s'exhaler du corps de l'homme, et l'homme mangera Dieu, parce que ce Dieu est bon et qu'il est tout puissant.» Cependant ces inepties s'étendent; on attribue leur accroissement à leur réalité, à leur grandeur, à leur sublimité, à la puissance de celui qui les introduit, tandis que les causes les plus simples doublent leur existence, tandis que le crédit acquis par l'erreur ne trouva jamais que des filous d'une part et des imbéciles de l'autre. Elle arrive enfin sur le trône, cette infâme religion, et c'est un empereur faible, cruel, ignorant et fanatique qui, l'enveloppant du bandeau royal, en souille ainsi les deux bouts de la terre. Ô Thérèse, de quel poids doivent être ces raisons sur un esprit examinateur et philosophe? Le sage peut-il voir autre chose dans ce ramas de fables épouvantables, que le fruit de l'imposture de quelques hommes et de la fausse crédulité d'un plus grand nombre? Si Dieu avait voulu que nous eussions une religion quelconque, et qu'il fût réellement puissant, ou, pour mieux dire, s'il y avait réellement un Dieu, serait-ce par des moyens aussi absurdes qu'il nous eût fait part de ses ordres? Serait-ce par l'organe d'un bandit méprisable qu'il nous eût montré comment il fallait le servir? S'il est suprême, s'il est puissant, s'il est juste, s'il est bon, ce Dieu dont vous me parlez, sera-ce par des énigmes et des farces qu'il voudra m'apprendre à le servir et à le connaître? Souverain moteur des astres et du cœur de l'homme, ne peut-il nous instruire en se servant des uns, ou nous convaincre en se gravant dans l'autre? Qu'il imprime un jour en traits de feu, au centre du Soleil, la loi qui peut lui plaire et qu'il veut nous donner; d'un bout de l'univers à l'autre, tous les hommes la lisant, la voyant à la fois, deviendront coupables s'ils ne la suivent pas alors. Mais n'indiquer ses désirs que dans un coin ignoré de l'Asie; choisir pour sectateur le peuple le plus fourbe et le plus visionnaire; pour substitut, le plus vil artisan, le plus absurde et le plus fripon; embrouiller si bien la doctrine, qu'il est impossible de la comprendre; en absorber la connaissance chez un petit nombre d'individus; laisser les autres dans l'erreur, et les punir d'y être restés… Eh! non, Thérèse, non, non, toutes ces atrocités-là ne sont pas faites pour nous guider: j'aimerais mieux mourir mille fois que de les croire. Quand l'athéisme voudra des martyrs, qu'il les désigne, et mon sang est tout prêt. Détestons ces horreurs, Thérèse; que les outrages les mieux constatés cimentent le mépris qui leur est si bien dû… A peine avais-je les yeux ouverts, que je les détestais, ces rêveries grossières; je me fis dès lors une loi de les fouler aux pieds, un serment de n'y plus revenir; imite-moi, si tu veux être heureuse; déteste, abjure, profane ainsi que moi et l'objet odieux de ce culte effrayant, et ce culte lui-même, créé pour des chimères, fait, comme elles, pour être avili de tout ce qui prétend à la sagesse.

– Oh! monsieur, répondis-je en pleurant, vous priveriez une malheureuse de son plus doux espoir si vous flétrissiez dans son cœur cette religion qui la console. Fermement attachée à ce qu'elle enseigne; absolument convaincue que tous les coups qui lui sont portés ne sont que les effets du libertinage et des passions, irai-je sacrifier à des blasphèmes, à des sophismes qui me font horreur, la plus chère idée de mon esprit, le plus doux aliment de mon cœur?

J'ajoutais mille autres raisonnements à cela, dont le comte ne faisait que rire, et ses principes captieux nourris d'une éloquence plus mâle, soutenus de lectures que je n'avais heureusement jamais faites, attaquaient chaque jour tous les miens, mais sans les ébranler. Mme de Bressac, remplie de vertu et de piété, n'ignorait pas que son neveu soutenait ses écarts par tous les paradoxes du jour; elle en gémissait souvent avec moi; et, comme elle daignait me trouver un peu plus de bon sens qu'à ses autres femmes, elle aimait à me confier ses chagrins.

Il n'était pourtant plus de bornes aux mauvais procédés de son neveu pour elle; le comte était au point de ne s'en plus cacher; non seulement il avait entouré sa tante de toute cette canaille dangereuse servant à ses plaisirs. Mais il avait même porté la hardiesse jusqu'à lui déclarer devant moi que si elle s'avisait encore de contrarier ses goûts, il la convaincrait des charmes dont ils étaient, en s'y livrant à ses yeux mêmes.

Je gémissais; cette conduite me faisait horreur. Je tâchais d'en résoudre des motifs personnels pour étouffer dans mon âme la malheureuse passion dont elle était brûlée: mais l'amour est-il un mal dont on puisse guérir? Tout ce que je cherchais à lui opposer n'attisait que plus vivement sa flamme, et le perfide comte ne me paraissait jamais plus aimable que quand j'avais réuni devant moi tout ce qui devait m'engager à le haïr.

Il y avait quatre ans que j'étais dans cette maison, toujours persécutée par les mêmes chagrins, toujours consolée par les mêmes douceurs, lorsque cet abominable homme, se croyant enfin sûr de moi, osa me dévoiler ses infâmes desseins. Nous étions pour lors à la campagne; j'étais seule auprès de la comtesse: sa première femme avait obtenu de rester à Paris, l'été, pour quelques affaires de son mari. Un soir, peu après que je fus retirée, respirant à un balcon de ma chambre, et ne pouvant, à cause de l'extrême chaleur, me déterminer à me coucher, tout à coup le comte frappe, et me prie de le laisser causer avec moi. Hélas! tous les instants que m'accordait ce cruel auteur de mes maux me paraissaient trop précieux pour que j'osasse en refuser un; il entre, ferme avec soin la porte, et se jetant à mes côtés dans un fauteuil:

– Écoute-moi, Thérèse, me dit-il avec un peu d'embarras… j'ai des choses de la plus grande conséquence à te dire; jure-moi que tu ne t'en révéleras jamais rien.

– Oh! monsieur, répondis-je, pouvez-vous me croire capable d'abuser de votre confiance?

– Tu ne sais pas ce que tu risquerais si tu venais à me prouver que je me suis trompé en te l'accordant!

– Le plus affreux de tous mes chagrins serait de l'avoir perdue, je n'ai pas besoin de plus grandes menaces…

– Eh bien, Thérèse, j'ai condamné ma tante à la mort… et c'est ta main qui doit me servir.

– Ma main! m'écriai-je en reculant d'effroi… Oh! monsieur, avez-vous pu concevoir de semblables projets?… Non, non; disposez de ma vie, s'il vous la faut, mais n'imaginez jamais obtenir de moi l'horreur que vous me proposez.

– Écoute, Thérèse, me dit le comte, en me ramenant avec tranquillité; je me suis bien douté de tes répugnances, mais comme tu as de l'esprit, je me suis flatté de les vaincre… de te prouver que ce crime, qui te paraît si énorme, n'est au fond qu'une chose toute simple.

Deux forfaits s'offrent ici, Thérèse, à tes yeux peu philosophiques: la destruction d'une créature qui nous ressemble, et le mal dont cette destruction s'augmente, quand cette créature nous appartient de près. A l'égard du crime de la destruction de son semblable, sois-en certaine, chère fille, il est purement chimérique. Le pouvoir de détruire n'est pas accordé à l'homme; il a tout au plus celui de varier les formes; mais il n'a pas celui de les anéantir: or toute forme est égale aux yeux de la nature; rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s'exécutent; toutes les portions de matières qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d'autres figures, et quels que soient nos procédés sur cela, aucun ne l'outrage sans doute, aucun ne saurait l'offenser. Nos destructions raniment son pouvoir; elles entretiennent son énergie, mais aucune ne l'atténue; elle n'est contrariée par aucune… Eh! qu'importe à sa main toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd'hui un individu bipède se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents? Osera-t-on dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d'un vermisseau, et qu'elle doit y prendre un plus grand intérêt? Si donc ce degré d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence, est le même, que peut lui faire que par le glaive d'un homme un autre homme soit changé en mouche ou en herbe? Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre espèce, quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature, que nécessairement ses lois s'irritent de cette transmutation, je pourrai croire alors que le meurtre est un crime; mais quand l'étude la plus réfléchie m'aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la nature, est d'un égal prix à ses yeux, je n'admettrai jamais que le changement d'un de ces êtres en mille autres puisse en rien déranger ses vues. Je me dirai: tous les hommes, tous les animaux, toutes les plantes croissant, se nourrissant, se détruisant, se reproduisant par les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une simple variation dans ce qui les modifie; tous, dis-je, paraissant aujourd'hui sous une forme, et quelques années ensuite sous une autre, peuvent, au gré de l'être qui veut les mouvoir, changer mille et mille fois dans un jour, sans qu'une seule loi de la nature en soit un instant affectée, que dis-je? sans que ce transmutateur ait fait autre chose qu'un bien, puisqu'en décomposant des individus dont les bases redeviennent nécessaires à la nature, il ne fait que lui rendre par cette action, improprement qualifiée de criminelle, l'énergie créatrice dont la prive nécessairement celui qui, par une stupide indifférence, n'ose entreprendre aucun bouleversement. Ô Thérèse, c'est le seul orgueil de l'homme qui érigea le meurtre en crime. Cette vaine créature, s'imaginant être la plus sublime du globe, se croyant la plus essentielle, partit de ce faux principe pour assurer que l'action qui la détruirait ne pouvait qu'être infâme; mais sa vanité, sa démence ne change rien aux lois de la nature; il n'y a point d'être qui n'éprouve au fond de son cœur le désir le plus véhément d'être défait de ceux qui le gênent, ou dont la mort peut lui apporter du profit; et de ce désir à l'effet, t'imagines-tu, Thérèse, que la différence soit bien grande? Or, si ces impressions nous viennent de la nature, est-il présumable qu'elles l'irritent? Nous inspirerait-elle ce qui la dégraderait? Ah! tranquillise-toi, chère fille, nous n'éprouvons rien qui ne lui serve; tous les mouvements qu'elle place en nous sont les organes de ses lois; les passions de l'homme ne sont que les moyens qu'elle emploie pour parvenir à ses desseins. A-t-elle besoin d'individus? elle nous inspire l'amour, voilà des créations; les destructions lui deviennent-elles nécessaires? elle place dans nos cœurs la vengeance, l'avarice, la luxure, l'ambition, voilà des meurtres; mais elle a toujours travaillé pour elle, et nous sommes devenus, sans nous en douter, les crédules agents de ses caprices.

Eh! non, non, Thérèse, non, la nature ne laisse pas dans nos mains la possibilité des crimes qui troubleraient son économie; peut-il tomber sous le sens que le plus faible puisse réellement offenser le plus fort? Que sommes-nous relativement à elle? Peut-elle, en nous créant, avoir placé dans nous ce qui serait capable de lui nuire? Cette imbécile supposition peut-elle s'arranger avec la manière sublime et sûre dont nous la voyons parvenir à ses fins? Ah! si le meurtre n'était pas une des actions de l'homme qui remplit le mieux ses intentions, permettrait-elle qu'il s'opérât? L'imiter peut-il donc lui nuire? Peut-elle s'offenser de voir l'homme faire à son semblable ce qu'elle lui fait elle-même tous les jours? Puisqu'il est démontré qu'elle ne peut se reproduire que par des destructions, n'est-ce pas agir d'après ses vues que de les multiplier sans cesse? L'homme, en ce sens, qui s'y livrera avec le plus d'ardeur sera donc incontestablement celui qui la servira le mieux, puisqu'il sera celui qui coopérera le plus à des desseins qu'elle manifeste à tous les instants. La première et la plus belle qualité de la nature est le mouvement qui l'agite sans cesse, mais ce mouvement n'est qu'une suite perpétuelle de crimes, ce n'est que par des crimes qu'elle le conserve: l'être qui lui ressemble le mieux, et par conséquent l'être le plus parfait, sera donc nécessairement celui dont l'agitation la plus active deviendra la cause de beaucoup de crimes, tandis, je le répète, que l'être inactif ou indolent, c'est-à-dire l'être vertueux, doit être à ses regards le moins parfait sans doute, puisqu'il ne tend qu'à l'apathie, qu'à la tranquillité qui replongerait incessamment tout dans le chaos, si son ascendant l'emportait. Il faut que l'équilibre se conserve; il ne peut l'être que par des crimes; les crimes servent donc la nature; s'ils la servent, si elle les exige, si elle les désire, peuvent-ils l'offenser? et qui peut être offensé, si elle ne l'est pas?

Mais la créature que je détruis est ma tante… Oh! Thérèse, que ces liens sont frivoles aux yeux d'un philosophe, Permets-moi de ne pas même t'en parler, tant ils sont futiles. Ces méprisables chaînes, fruits de nos lois et de nos institutions politiques, peuvent-elles être quelque chose aux yeux de la nature?

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