Laisse donc là tes préjugés, Thérèse, et sers-moi; ta fortune est faite.
– Oh! monsieur, répondis-je tout effrayée au comte de Bressac, cette indifférence que vous supposez dans la nature n'est encore ici que l'ouvrage des sophismes de votre esprit. Daignez plutôt écouter votre cœur, et vous entendrez comme il condamnera tous ces faux raisonnements du libertinage; ce cœur, au tribunal duquel je vous renvoie, n'est-il donc pas le sanctuaire où cette nature que vous outragez veut qu'on l'écoute et qu'on la respecte? Si elle y grave la plus forte horreur pour le crime que vous méditez, m'accorderez-vous qu'il est condamnable? Les passions, je le sais, vous aveuglent à présent, mais aussitôt qu'elles se tairont, à quel point vous déchireront les remords? Plus est grande votre sensibilité, plus leur aiguillon vous tourmentera… Oh! monsieur, conservez, respectez les jours de cette tendre et précieuse amie; ne la sacrifiez point; vous en péririez de désespoir! Chaque jour, à chaque instant, vous la verriez devant vos yeux, cette tante chérie qu'aurait plongée dans le tombeau votre aveugle fureur; vous entendriez sa voix plaintive prononcer encore ces doux noms qui faisaient la joie de votre enfance; elle apparaîtrait dans vos veilles et vous tourmenterait dans vos songes; elle ouvrirait de ses doigts sanglants les blessures dont vous l'auriez déchirée; pas un moment heureux, dès lors, ne luirait pour vous sur la terre; tous vos plaisirs seraient souillés, toutes vos idées se troubleraient; une main céleste, dont vous méconnaissez le pouvoir, vengerait les jours que vous auriez détruits, en empoisonnant tous les vôtres; et sans avoir joui de vos forfaits, vous péririez du regret mortel d'avoir osé les accomplir.
J'étais en larmes en prononçant ces mots, j'étais à genoux aux pieds du comte; je le conjurais par tout ce qu'il pouvait avoir de plus sacré d'oublier un égarement infâme que je lui jurais de cacher toute ma vie… Mais je ne connaissais pas l'homme à qui j'avais affaire; je ne savais pas à quel point les passions établissaient le crime dans cette âme perverse. Le comte se leva froidement.
– Je vois bien que je m'étais trompé, Thérèse, me dit-il; j'en suis peut-être autant fâché pour vous que pour moi; n'importe, je trouverai d'autres moyens, et vous aurez beaucoup perdu sans que votre maîtresse y ait rien gagné.
Cette menace changea toutes mes idées: en n'acceptant pas le crime qu'on me proposait, je risquais beaucoup pour mon compte, et ma maîtresse périssait infailliblement; en consentant à la complicité, je me mettais à couvert du courroux du comte, et je sauvais assurément sa tante. Cette réflexion, qui fut en moi l'ouvrage d'un instant, me détermina à tout accepter; mais comme un retour si prompt eût pu paraître suspect, je ménageai quelque temps ma défaite: je mis le comte dans le cas de me répéter souvent ses sophismes; j'eus peu à peu l'air de ne plus savoir qu'y répondre: Bressac me crut vaincue; je légitimai ma faiblesse par la puissance de son art, je me rendis à la fin. Le comte s'élance dans mes bras. Que ce mouvement m'eût comblée d'aise s'il eût eu une autre cause!… Que dis-je? il n'était plus temps: son horrible conduite, ses barbares desseins avaient anéanti tous les sentiments que mon faible cœur osait concevoir, et je ne voyais plus en lui qu'un monstre…
– Tu es la première femme que j'embrasse, me dit le comte, et en vérité, c'est de toute mon âme… Tu es délicieuse, mon enfant; un rayon de sagesse a donc pénétré ton esprit! Est-il possible que cette tête charmante soit si longtemps restée dans les ténèbres; et ensuite nous convînmes de nos faits. Dans deux ou trois jours, plus ou moins, suivant la facilité que j'y trouverais, je devais jeter un petit paquet de poison, que me remit Bressac, dans la tasse de chocolat que Madame avait coutume de prendre le matin. Le comte me garantissait de toutes les suites, et me remettait un contrat de deux mille écus de rente le jour même de l'exécution; il me signa ces promesses sans caractériser ce qui devait m'en faire jouir, et nous nous séparâmes.
Il arriva sur ces entrefaites quelque chose de trop singulier, de trop capable de vous dévoiler l'âme atroce du monstre auquel j'avais affaire pour que je n'interrompe pas une minute, en vous le disant, le récit que vous attendez sans doute du dénouement de l'aventure où je m'étais engagée.
Le surlendemain de notre pacte criminel, le comte apprit qu'un oncle, sur la succession duquel il ne comptait nullement, venait de lui laisser quatre-vingt mille livres de rentes… Oh! ciel, me dis-je en apprenant cette nouvelle, est-ce donc ainsi que la justice céleste punit le complot des forfaits! Et me reprenant bientôt de ce blasphème envers la providence, je me jette à genoux, j'en demande pardon, et me flatte que cet événement inattendu va du moins changer les projets du comte… Quelle était mon erreur!
– Oh! ma chère Thérèse, me dit-il en accourant le même soir dans ma chambre, comme les prospérités pleuvent sur moi! Je te l'ai dit souvent, l'idée d'un crime, ou son exécution, est le plus sûr moyen d'attirer le bonheur; il n'en est plus que pour les scélérats.
– Eh! quoi, monsieur, répondis-je, cette fortune sur laquelle vous ne comptiez pas ne vous décide point à attendre patiemment la mort que vous voulez hâter?
– Attendre, reprit brusquement le comte, je n'attendrais pas deux minutes, Thérèse; songes-tu que j'ai vingt-huit ans, et qu'il est dur d'attendre à mon âge?… Non, que ceci ne change rien à nos projets, je t'en supplie, et donne-moi la consolation de voir terminer tout avant l'époque de notre retour à Paris… Demain, après-demain au plus tard… Il me tarde déjà de te compter un quartier de tes rentes… de te mettre en possession de l'acte qui te les assure…
Je fis de mon mieux pour déguiser l'effroi que m'inspirait cet acharnement, et je repris mes résolutions de la veille, bien persuadée que si je n'exécutais pas le crime horrible dont je m'étais chargée, le comte s'apercevrait bientôt que je le jouais, et que, si j'avertissais Mme de Bressac, quelque parti que lui fît prendre la révélation de ce projet, le jeune comte, se voyant toujours trompé, adopterait promptement des moyens plus certains, qui, faisant également périr la tante, m'exposaient à toute la vengeance du neveu. Il me restait la voie de la justice, mais rien au monde n'aurait pu me résoudre à la prendre; je me déterminai donc à prévenir la marquise; de tous les partis possibles, celui-là me parut le meilleur et je m'y livrai.
– Madame, lui dis-je le lendemain de ma dernière entrevue avec le comte, j'ai quelque chose de la plus grande importance à vous révéler, mais à quelque point que cela vous intéresse, je suis décidée au silence, si vous ne me donnez, avant, votre parole d'honneur de ne témoigner aucun ressentiment à monsieur votre neveu de ce qu'il a l'audace de projeter… Vous agirez, madame, vous prendrez les meilleurs moyens, mais vous ne direz mot. Daignez me le promettre, ou je me tais.
Mme de Bressac, qui crut qu'il ne s'agissait que de quelques extravagances ordinaires à son neveu, s'engagea par le serment que j'exigeais, et je révélai tout. Cette malheureuse femme fondit en larmes en apprenant cette infamie.
– Le monstre! s'écria-t-elle, qu'ai-je jamais fait que pour son bien? Si j'ai voulu prévenir ses vices, ou l'en corriger, quel autre motif que son bonheur pouvait me contraindre à cette sévérité?… Et cette succession qui vient de lui échoir, n'est-ce pas à mes soins qu'il la doit? Ah! Thérèse, Thérèse, prouve-moi bien la vérité de ce projet… mets-moi dans la situation de n'en pouvoir douter; j'ai besoin de tout ce qui peut achever d'éteindre en moi les sentiments que mon cœur aveuglé ose garder encore pour ce monstre…
Et alors je fis voir le paquet de poison; il était difficile de fournir une meilleure preuve: la marquise voulut en faire des essais; nous en fîmes avaler une légère dose à un chien que nous enfermâmes, et qui mourut au bout de deux heures dans des convulsions épouvantables. Mme de Bressac, ne pouvant plus douter, se décida; elle m'ordonna de lui donner le reste du poison, et écrivit aussitôt par un courrier au duc de Sonzeval, son parent, de se rendre chez le ministre en secret, d'y développer l'atrocité d'un neveu dont elle était à la veille de devenir victime; de se munir d'une lettre de cachet; d'accourir à sa terre la délivrer le plus tôt possible du scélérat qui conspirait aussi cruellement contre ses jours.
Mais cet abominable crime devait se consommer; il fallut que, par une inconcevable permission du ciel, la vertu cédât aux efforts de la scélératesse. L'animal sur lequel nous avions fait notre expérience découvrit tout au comte; il l'entendit hurler; sachant que ce chien était chéri de sa tante, il demanda ce qu'on lui avait fait; ceux à qui il s'adressa, ignorant tout, ne lui répondirent rien de clair; de ce moment, il forma des soupçons; il ne dit mot, mais je le vis troublé; je fis part de son état à la marquise, elle s'en inquiéta davantage, sans pouvoir néanmoins imaginer autre chose que de presser le courrier, et de mieux cacher encore, s'il était possible, l'objet de sa mission. Elle dit à son neveu qu'elle envoyait en diligence à Paris prier le duc de Sonzeval de se mettre sur-le-champ à la tête de la succession de l'oncle dont on venait d'hériter, parce que si personne ne paraissait, il y avait des procès à craindre; elle ajouta qu'elle engageait le duc à venir lui rendre compte de tout, afin qu'elle se décidât à partir elle-même avec son neveu, si l'affaire l'exigeait. Le comte, trop bon physionomiste pour ne pas voir de l'embarras sur le visage de sa tante, pour ne pas observer un peu de confusion dans le mien, se paya de tout et n'en fut que mieux sur ses gardes. Sous le prétexte d'une promenade, il s'éloigne du château; il attend le courrier dans un lieu où il devait inévitablement passer. Cet homme, bien plus à lui qu'à sa tante, ne fait aucune difficulté de lui remettre ses dépêches, et Bressac, convaincu de ce qu'il appelle sans doute ma trahison, donne cent louis au courrier avec ordre de ne jamais reparaître chez sa tante. Il revient au château, la rage dans le cœur; il se contient pourtant; il me rencontre, il me cajole à son ordinaire, il me demande si ce sera pour le lendemain, me fait observer qu'il est essentiel que cela soit avant que le duc n'arrive, puis se couche d'un air tranquille et sans rien témoigner. Je ne sus rien alors, je fus la dupe de tout. Si cet épouvantable crime se consomma, comme le comte me l'apprit ensuite, il le commit lui-même sans doute, mais j'ignore comment; je fis beaucoup de conjectures; à quoi servirait-il de vous en faire part? Venons plutôt à la manière cruelle dont je fus punie de n'avoir pas voulu m'en charger. Le lendemain de l'arrestation du courrier, Madame prit son chocolat comme à l'ordinaire, elle se leva, fit sa toilette, me parut agitée, et se mit à table; à peine en est-on dehors, que le comte m'aborde:
– Thérèse, me dit-il avec le flegme le plus grand, j'ai trouvé un moyen plus sûr que celui que je t'avais proposé pour venir à bout de nos projets; mais cela demande des détails, je n'ose aller si souvent dans ta chambre; trouve-toi à cinq heures précises au coin du parc, je t'y prendrai et nous irons faire une promenade dans le bois, pendant laquelle je t'expliquerai tout.
Je vous l'avoue, madame, soit permission de la providence, soit excès de candeur, soit aveuglement, rien ne m'annonça l'affreux malheur qui m'attendait; je me croyais si sûre du secret et des arrangements de la marquise, que je n'imaginai jamais que le comte eût pu les découvrir; il y avait pourtant de l'embarras dans moi.
Le parjure est vertu quand on promit le crime,
a dit un de nos poètes tragiques; mais le parjure est toujours odieux pour l'âme délicate et sensible qui se trouve obligée d'y avoir recours. Mon rôle m'embarrassait.
Quoi qu'il en fût, je me trouvai au rendez-vous; le comte ne tarde pas à y paraître, il vient à moi d'un air libre et gai, et nous avançons dans la forêt sans qu'il soit question d'autre chose que de rire et de plaisanter, comme il avait l'usage avec moi. Quand je voulais mettre la conversation sur l'objet qui lui avait fait désirer notre entretien, il me disait toujours d'attendre, qu'il craignait qu'on ne nous observât, et que nous n'étions pas encore en sûreté; insensiblement nous arrivâmes vers les quatre arbres où j'avais été si cruellement attachée. Je tressaillis, en revoyant ces lieux; toute l'horreur de ma destinée s'offrit alors à mes regards, et jugez si ma frayeur redoubla, quand je vis les dispositions de ce lieu fatal. Des cordes pendaient à l'un des arbres; trois dogues anglais monstrueux étaient liés aux trois autres, et paraissaient n'attendre que moi pour se livrer au besoin de manger qu'annonçaient leurs gueules écumeuses et béantes; un des favoris du comte les gardait.
Alors le perfide ne se servant plus avec moi que des plus grossières épithètes:
– Bou… me dit-il, reconnais-tu ce buisson d'où je t'ai tirée comme une bête sauvage, pour te rendre à la vie que tu avais mérité de perdre?… Reconnais-tu ces arbres où je menaçai de te remettre si tu me donnais jamais occasion de me repentir de mes bontés? Pourquoi acceptais-tu les services que je te demandais contre ma tante si tu avais dessein de me trahir, et comment as-tu imaginé de servir la vertu en risquant la liberté de celui à qui tu devais le bonheur? Nécessairement placée entre ces deux crimes, pourquoi as-tu choisi le plus abominable?
– Hélas! n'avais-je pas choisi le moindre?
– Il fallait refuser, poursuivit le comte furieux, me saisissant par un bras et me secouant avec violence, oui, sans doute, refuser et ne pas accepter pour me trahir.
Alors M. de Bressac me dit tout ce qu'il avait fait pour surprendre les dépêches de Madame, et comment était né le soupçon qui l'avait engagé à les détourner.
– Qu'as-tu fait par ta fausseté, indigne créature? continua-t-il. Tu as risqué tes jours sans conserver ceux de ma tante: le coup est fait, mon retour au château m'en offrira les fruits, mais il faut que tu périsses, il faut que tu apprennes, avant d'expirer, que la route de la vertu n'est pas toujours la plus sûre, et qu'il y a des circonstances dans le monde où la complicité d'un crime est préférable à sa délation.
Et sans me donner le temps de répondre, sans témoigner la moindre pitié pour l'état cruel où j'étais, il me traîne vers l'arbre qui m'était destiné et où attendait son favori.
– La voilà, lui dit-il, celle qui a voulu empoisonner ma tante, et qui peut-être a déjà commis ce crime affreux, malgré mes soins pour le prévenir; j'aurais mieux fait sans doute de la remettre entre les mains de la Justice, mais elle y aurait perdu la vie, et je veux la lui laisser pour qu'elle ait plus longtemps à souffrir.
Alors les deux scélérats s'emparent de moi, ils me mettent nue dans un instant:
– Les belles fesses! disait le comte avec le ton de la plus cruelle ironie et touchant ces objets avec brutalité, les superbes chairs!… l'excellent déjeuner pour mes dogues!
Dès qu'il ne me reste plus aucun vêtement, on me lie à l'arbre par une corde qui prend le long de mes reins, me laissant les bras libres pour que je puisse me défendre de mon mieux; et par l'aisance qu'on laisse à la corde je puis avancer et reculer d'environ six pieds. Une fois là, le comte, très ému, vient observer ma contenance; il tourne et passe autour de moi; à la dure manière dont il me touche, il semble que ses mains meurtrières voudraient le disputer de rage à la dent acérée de ses chiens.
– Allons! dit-il à son aide, lâche ces animaux, il en est temps.
On les déchaîne, le comte les excite, ils s'élancent tous trois sur mon malheureux corps, on dirait qu'ils se le partagent pour qu'aucune de ses parties ne soit exempte de leurs furieux assauts; j'ai beau les repousser, ils ne me déchirent qu'avec plus de furie, et pendant cette scène horrible, Bressac, l'indigne Bressac, comme si mes tourments eussent allumé sa perfide luxure… l'infâme! il se prêtait, en m'examinant, aux criminelles caresses de son favori.
– C'en est assez, dit-il, au bout de quelques minutes, rattache les chiens et abandonnons cette malheureuse à son mauvais sort.
– Eh bien! Thérèse, me dit-il bas en brisant mes liens, la vertu coûte souvent bien cher, tu le vois; t'imagines-tu que deux mille écus de pension ne valaient pas mieux que les morsures dont te voilà couverte?
Mais dans l'état affreux où je me trouve, je puis à peine l'entendre; je me jette au pied de l'arbre et suis prête à perdre connaissance.
– Je suis bien bon de te sauver la vie, dit le traître que mes maux irritent, prends garde au moins à l'usage que tu feras de cette faveur…
Puis il m'ordonne de me relever, de reprendre mes vêtements et de quitter au plus tôt cet endroit. Comme le sang coule de partout, afin que mes habits, les seuls qui me restent, n'en soient pas tachés, je ramasse de l'herbe pour me rafraîchir, pour m'essuyer; et Bressac se promène en long et en large, bien plus occupé de ses idées que de moi.
Le gonflement de mes chairs, le sang qui ruisselle encore, les douleurs affreuses que j'endure, tout me rend presque impossible l'opération de me rhabiller, sans que jamais le malhonnête homme qui vient de me mettre dans ce cruel état… lui, pour qui j'aurais autrefois sacrifié ma vie, daignât me donner le moindre signe de commisération. Dès que je fus prête:
– Allez où vous voudrez, me dit-il; il doit vous rester de l'argent, je ne vous l'ôte point, mais gardez-vous de reparaître à aucune de mes maisons de ville ou de campagne; deux raisons puissantes s'y opposent. Il est bon que vous sachiez d'abord que l'affaire que vous avez cru terminée ne l'est point. On vous a dit qu'elle n'existait plus, on vous a induite en erreur; le décret n'a point été purgé; on vous laissait dans cette situation pour voir comment vous vous conduiriez; en second lieu, vous allez publiquement passer pour la meurtrière de la marquise; si elle respire encore, je vais lui faire emporter cette idée au tombeau, toute la maison le saura. Voilà donc contre vous deux procès au lieu d'un, et à la place d'un vil usurier pour adversaire, un homme riche et puissant, déterminé à vous poursuivre jusqu'aux enfers, si vous abusez de la vie que vous laisse sa pitié.
– Oh! monsieur, répondis-je, quelles qu'aient été vos rigueurs envers moi, ne redoutez rien de mes démarches; j'ai cru devoir en faire contre vous quand il s'agissait de la vie de votre tante, je n'en entreprendrai jamais quand il ne sera question que de la malheureuse Thérèse. Adieu, monsieur, puissent vos crimes vous rendre aussi heureux que vos cruautés me causent de tourments! et quel que soit le sort où le ciel me place, tant qu'il conservera mes déplorables jours, je ne les emploierai qu'à prier pour vous.
Le comte leva la tête; il ne peut s'empêcher de me considérer à ces mots, et comme il me vit chancelante et couverte de larmes, dans la crainte de s'émouvoir sans doute, le cruel s'éloigna, et je ne le vis plus.
Entièrement livrée à ma douleur, je me laissai tomber au pied de l'arbre, et là, lui donnant le plus libre cours, je fis retentir la forêt de mes gémissements; je pressai la terre de mon malheureux corps, et j'arrosai l'herbe de mes larmes.
Ô mon Dieu, m'écriai-je, vous l'avez voulu; il était dans vos décrets éternels que l'innocent devînt la proie du coupable; disposez de moi, Seigneur, je suis encore bien loin des maux que vous avez souffert pour nous; puissent ceux que j'endure en vous adorant me rendre digne un jour des récompenses que vous promettez au faible, quand il vous a pour objet dans ses tribulations et qu'il vous glorifie dans ses peines!
La nuit tombait: il me devenait impossible d'aller plus loin; à peine pouvais-je me soutenir; je jetai les yeux sur le buisson où j'avais couché quatre ans auparavant, dans une situation presque aussi malheureuse; je m'y traînai comme je pus, et m'y étant mise à la même place, tourmentée de mes blessures encore saignantes, accablée des maux de mon esprit et des chagrins de mon cœur, je passai la plus cruelle nuit qu'il soit possible d'imaginer.
La vigueur de mon âge et de mon tempérament m'ayant donné un peu de force au point du jour, trop effrayée du voisinage de ce cruel château, je m'en éloignai promptement; je quittai la forêt, et résolue de gagner à tout hasard la première habitation qui s'offrirait à moi, j'entrai dans le bourg de Saint-Marcel, éloigné de Paris d'environ cinq lieues. Je demandai la maison du chirurgien, on me l'indiqua; je le priai de panser mes blessures, je lui dis que fuyant, pour quelque cause d'amour, la maison de ma mère, à Paris, j'avais été rencontrée la nuit par des bandits dans la forêt qui, pour se venger des résistances que j'avais opposées à leurs désirs, m'avaient fait ainsi traiter par leurs chiens.