Vous savez que la patience nétait pas la vertu favorite de Mr Alfred LAmbert. Il trépignait un jour sur une paire de lunettes, quil écrasait à coups de talon, quand le docteur Bernier se fit annoncer chez lui.
Parbleu! sécria le notaire, vous arrivez à point. Je suis ensorcelé, le diable memporte!
Les regards du docteur se portèrent naturellement sur le nez de son malade. Lobjet lui parut sain, de bonne mine, et frais comme une rose.
Il me semble, dit-il, que nous allons tout à fait bien.
Moi? sans doute; mais ces maudites lunettes ne veulent pas aller!
Il conta son histoire, et Mr Bernier devint rêveur.
Il y a de lAuvergnat dans votre affaire. Avez-vous ici une monture brisée?
En voici une sous mes pieds.
Mr Bernier la ramassa, lexamina à la loupe et crut voir que lor était comme argenté aux environs de la cassure.
Diable! dit-il. Est-ce que Romagné aurait fait des sottises?
Quelles sottises voulez-vous quil fasse?
Il est toujours chez vous?
Non; le drôle ma quitté. Il travaille en ville.
Jespère que, cette fois, vous avez pris son adresse.
Sans doute. Voulez-vous le voir?
Le plus tôt sera le mieux.
Il y a donc péril en la demeure? Cependant je me porte bien!
Allons dabord chez Romagné.
Un quart dheure après, ces messieurs descendirent à la porte de MM. Taillade et Cie, rue de Sèvres. Une grande enseigne découpée dans des morceaux de glace indiquait le genre dindustrie pratiqué dans la maison.
Nous y voici, dit le notaire.
Quoi! votre homme est-il donc employé là-dedans?
Sans doute. Cest moi qui ly ai fait entrer.
Allons, il y a moins de mal que je ne pensais. Mais, cest égal, vous avez commis une fière imprudence!
Que voulez-vous dire?
Entrons dabord.
Le premier individu quils rencontrèrent dans latelier fut lAuvergnat en bras de chemise, manches retroussées, étamant une glace.
La! dit le docteur, je lavais bien prévu.
Mais quoi donc?
On étame les glaces avec une couche de mercure emprisonnée sous une feuille détain. Comprenez-vous?
Pas encore.
Votre animal est fourré là-dedans jusquaux coudes. Que dis-je! Il en a bien jusquaux aisselles.
Je ne vois pas la liaison
Vous ne voyez pas que votre nez étant une fraction de son bras, et lor ayant une tendance déplorable à samalgamer avec le mercure, il vous sera toujours impossible de garder vos lunettes?
Sapristi!
Mais vous avez la ressource de porter des lunettes dacier.
Je ny tiens pas.
À ce prix, vous ne risquez rien, sauf peut-être quelques accidents mercuriels.
Ah! mais non! Jaime mieux que Romagné fasse autre chose. Ici, Romagné! Laisse-moi ta besogne et viens-ten vite avec nous! Mais veux-tu bien finir, animal! Tu ne sais pas à quoi tu mexposes!
Le patron de latelier était accouru au bruit. Mr LAmbert se nomma dun ton dimportance et rappela quil avait recommandé cet homme par lentremise de son tapissier. Mr Taillade répondit quil sen souvenait parfaitement. Cétait même pour se rendre agréable à Mr LAmbert et mériter sa bienveillance, quil avait promu son manœuvre au grade détameur.
Depuis quinze jours? sécria LAmbert.
Oui, monsieur. Vous le saviez donc?
Je ne le sais que trop! Ah! monsieur, comment peut-on jouer avec des choses si sacrées?
Jai?
Non, rien. Mais, dans mon intérêt, dans le vôtre, dans lintérêt de la société tout entière, remettez-le où il était! Ou plutôt, non; rendez-le-moi, que je lemmène. Je payerai ce quil faudra, mais le temps presse. Ordonnance du médecin! Romagné, mon ami, il faut me suivre. Votre fortune est faite; tout ce que jai vous appartient! non! Mais venez quand même; je vous jure que vous serez content de moi!
Il lui laissa à peine le temps de se vêtir et lentraîna comme une proie. Mr Taillade et ses ouvriers le prirent pour un fou. Le bon Romagné levait les yeux au ciel et se demandait, tout en marchant, ce quon voulait encore de lui.
Son destin fut débattu dans la voiture, tandis quil gobait les mouches auprès du cocher.
Mon cher malade, disait le docteur au millionnaire, il faut garder à vue ce garçon-là. Je comprends que vous layez renvoyé de chez vous, car il nest pas dun commerce très agréable; mais il ne fallait pas le placer si loin, ni rester si longtemps sans faire prendre de ses nouvelles. Logez-le rue de Beaune ou rue de lUniversité, à proximité de votre hôtel. Donnez-lui un état moins dangereux pour vous, ou plutôt, si vous voulez bien faire, servez-lui une petite pension sans lui donner aucun état: sil travaille, il se fatigue, il sexpose; je ne connais pas de métier où lhomme ne risque sa peau; un accident est si vite arrivé! Donnez-lui de quoi vivre sans rien faire. Toutefois, gardez-vous bien de le mettre trop à laise! Il boirait encore, et vous savez ce qui vous en revient. Une centaine de francs par mois, le loyer payé, voilà ce quil lui faut.
Cest peut-être beaucoup non pour la somme; mais je voudrais lui donner de quoi manger sans lui donner de quoi boire.
Va donc pour quatre louis, payables en quatre fois, le mardi de chaque semaine.
On offrit à Romagné une pension de quatre-vingts francs par mois; mais, pour le coup, il se fit tirer loreille.
Tout cha? dit-il avec mépris. Chétait pas la peine de môter de la rue de Chèvres; javais trois francs dix chous par jour et jenvoyais de largent à ma famille. Laichez-moi travailler dans les glaches, ou donnez-moi trois francs dix chous!
Il fallut bien en passer par là, puisquil était le maître de la situation.
Mr LAmbert saperçut bientôt quil avait pris le bon parti. Lannée sécoula sans accident daucune sorte. On payait Romagné toutes les semaines et on le surveillait tous les jours. Il vivait honnêtement, doucement, sans autre passion que le jeu de quilles. Et les beaux yeux de mademoiselle Irma Steimbourg se reposaient avec une complaisance visible sur le nez rose et blanc de lheureux millionnaire.
Ces deux jeunes gens dansèrent ensemble tous les cotillons de lhiver. Aussi le monde les mariait. Un soir, à la sortie du Théâtre-Italien, le vieux marquis de Villemaurin arrêta LAmbert sous le péristyle:
Eh bien, lui dit-il, à quand la noce?
Mais, monsieur le marquis, je nai encore ouï parler de rien.
Attendez-vous donc quon vous demande en mariage? Cest à lhomme à parler, morbleu! Le petit duc de Lignant, un vrai gentilhomme et un bon, na pas attendu que je lui offrisse ma fille, lui! Il est venu, il a plu, cest conclu. Daujourdhui en huit, nous signons le contrat. Vous savez, mon cher garçon, que cette affaire vous regarde. Laissez-moi mettre ces dames en voiture et nous irons jusquau cercle en causant. Mais couvrez-vous donc, que diable! Je ne voyais pas que vous teniez votre chapeau à la main. Il y a de quoi senrhumer vingt fois pour une!
Attendez-vous donc quon vous demande en mariage? Cest à lhomme à parler, morbleu! Le petit duc de Lignant, un vrai gentilhomme et un bon, na pas attendu que je lui offrisse ma fille, lui! Il est venu, il a plu, cest conclu. Daujourdhui en huit, nous signons le contrat. Vous savez, mon cher garçon, que cette affaire vous regarde. Laissez-moi mettre ces dames en voiture et nous irons jusquau cercle en causant. Mais couvrez-vous donc, que diable! Je ne voyais pas que vous teniez votre chapeau à la main. Il y a de quoi senrhumer vingt fois pour une!
Le vieillard et le jeune homme cheminèrent côte à côte jusquau boulevard, lun parlant, lautre écoutant. Et LAmbert rentra chez lui pour rédiger de mémoire le contrat de mademoiselle Charlotte-Auguste de Villemaurin. Mais il sétait bel et bien enrhumé; il ny avait plus à sen dédire. Lacte fut minuté par le maître clerc, revu par les hommes daffaires des deux fiancés et transcrit définitivement sur un beau cahier de papier timbré où il ne manquait plus que les signatures.
Au jour dit, Mr LAmbert, esclave du devoir, se transporta en personne à lhôtel de Villemaurin, malgré un coryza persistant qui lui faisait sortir les yeux de la tête. Il se moucha une dernière fois dans lantichambre, et les laquais tressaillirent sur leurs banquettes, comme sils avaient entendu la trompette du jugement dernier.
On annonça Mr LAmbert. Il avait ses lunettes dor et souriait gravement, comme il sied en pareille occurrence.
Bien cravaté, ganté juste, chaussé descarpins comme un danseur, le chapeau sous le bras gauche, le contrat dans la main droite, il vint rendre ses devoirs à la marquise, fendit modestement le cercle dont elle était environnée, sinclina devant elle et lui dit:
Madame la marquige, japporte le contrat de vochtre damigelle.
Madame de Villemaurin leva sur lui deux grands yeux ébahis. Un léger murmure circula dans lauditoire. Mr LAmbert salua de nouveau et reprit:
Chaprichti! madame la marquige, chest cha qui va-têtre un beau jour pour la june perchonne!
Une main vigoureuse le saisit par le bras gauche et le fit pirouetter sur lui-même. À cette pantomime, il reconnut la vigueur du marquis.
Mon cher notaire, lui dit le vieillard en le traînant dans un coin, le carnaval permet sans doute bien des choses; mais rappelez-vous chez qui vous êtes et changez de ton, sil vous plaît.
Mais, mouchu le marquis
Encore! Vous voyez que je suis patient; nabusez pas. Allez faire vos excuses à la marquise, lisez-nous votre contrat, et bonsoir.
Pourquoi des échecuges, et pourquoi le bonchoir? On dirait que jai fait des bêtiges, fouchtra!
Le marquis ne répondit rien, mais il fit un signe aux valets qui circulaient dans le salon. La porte dentrée souvrit, et lon entendit une voix qui criait dans lantichambre:
Les gens de Mr LAmbert!
Étourdi, confus, hors de lui, le pauvre millionnaire sortit en faisant des révérences et se trouva bientôt dans sa voiture, sans savoir pourquoi ni comment. Il se frappait le front, sarrachait les cheveux et se pinçait les bras pour séveiller lui-même, dans le cas assez probable où il aurait été le jouet dun mauvais rêve. Mais non! Il ne dormait pas; il voyait lheure à sa montre, il lisait le nom des rues à la clarté du gaz, il reconnaissait lenseigne des boutiques. Quavait-il dit? Quavait-il fait? Quelles convenances avait-il violées? Quelle maladresse ou quelle sottise avait pu lui attirer ce traitement? Car enfin le doute nétait pas possible: on lavait bien mis à la porte de chez Mr de Villemaurin. Et le contrat de mariage était là, dans sa main! Ce contrat, rédigé avec tant de soin, en si bon style, et dont on navait pas entendu la lecture!
Il était dans sa cour avant davoir trouvé la solution de ce problème. La figure de son concierge lui inspira une idée lumineuse:
Chinguet! cria-t-il.
Le petit Singuet maigre accourut.
Chinguet, chent francs pour toi chi tut me dit chinchèrement la vérité; chent coups de pied au derrière chi tu me caches quelque choge!
Singuet le regarda avec surprise et sourit timidement.
Tu chouris, chans cœur! pourquoi chouris-tu? Réponds-moi tout de chuite!
Mon Dieu! monsieur, dit le pauvre diable! Je me suis permis monsieur mexcusera mais monsieur imite si bien laccent de Romagné!
Lacchent de Romagné! Moi, je parle comme Romagné, comme un Oubergnat?
Monsieur le sait bien. Voilà huit jours que cela dure.
Mais non, fouchtra! Je ne le chais pas.
Singuet leva les yeux au ciel. Il pensa que son maître était devenu fou. Mais Mr LAmbert, à part ce maudit accent, jouissait de la plénitude de ses facultés. Il questionna ses gens les uns après les autres, et se persuada de son malheur.
Ah! schélérat de porteur deau! sécria-t-il, je chuis chûr quil aura fait quelque chottise! Quon le trouve! Ou plutôt non, chest moi qui vais le checouer moi-même!
Il courut à pied jusque chez son pensionnaire, grimpa les cinq étages, frappa sans léveiller, fit rage, et, en désespoir de cause, jeta la porte en dedans.
Mouchu LAmbert! sécria Romagné.
Chacripant dOubergnat! répondit le notaire.
Fouchtra!
Fouchtra!
Ils étaient à deux de jeu pour écorcher la langue française. Leur discussion se prolongea un bon quart dheure, dans le plus pur charabia, sans éclaircir le mystère. Lun se plaignait amèrement comme une victime; lautre se défendait avec éloquence comme un innocent.
Attends-moi ichi, dit Mr LAmbert pour conclure. Mouchu Bernier, le médechin, me dira, che choir même, che que tu as fait.
Il éveilla Mr Bernier et lui conta, dans le style que vous savez, lemploi de sa soirée. Le docteur se mit à rire et lui dit:
Voilà bien du bruit pour une bagatelle. Romagné est innocent; ne vous en prenez quà vous-même. Vous êtes resté nu-tête à la sortie des Italiens; tout le mal vient de là. Vous êtes enrhumé du cerveau; donc, vous parlez du nez; donc, vous parlez auvergnat. Cest logique. Rentrez chez vous, aspirez de laconit, tenez-vous les pieds chauds et la tête couverte, et prenez vos précautions contre le coryza; car vous savez désormais ce qui vous pend au nez.
Le malheureux revint à son hôtel en maugréant comme un beau diable.
Ainchi donc, disait-il tout haut, mes précauchions chont inutiles! Jai beau loger, nourrir et churveiller che chavoyard de porteur deau, il me fera toujours des farches et je cherai cha victime chans pouvoir laccuger de rien; alors pourquoi tant de dépenches? Ma foi, tant pis! Jéconomige cha penchion!
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le lendemain, quand le pauvre Romagné, encore tout ahuri, vint pour toucher largent de sa semaine, Singuet le mit à la porte et lui annonça quon ne voulait plus rien faire pour lui. Il leva philosophiquement les épaules, en homme qui, sans avoir lu les épîtres dHorace, pratique par instinct le Nil admirari. Singuet, qui lui voulait du bien, lui demanda ce quil comptait faire. Il répondit quil allait chercher de louvrage. Aussi bien, cette oisiveté forcée lui pesait depuis longtemps.