Le nez dun notaire - Edmond About 9 стр.


 Victoire! sécria Mr LAmbert.


Le chirurgien haussa les épaules et répondit que la victoire lui paraissait au moins douteuse.


 Ma théorie, dit-il, est pleinement confirmée, et, comme physiologiste, jai tout lieu de me déclarer satisfait; mais, comme médecin, je voudrais vous guérir, et létat où jai trouvé ce malheureux me laisse peu despérance.


 Vous le sauverez, cher docteur!


 Dabord, il ne mappartient pas. Il est dans le service dun de mes confrères, qui létudie avec une certaine curiosité.


 On vous le cédera! nous lachèterons, sil le faut.


 Y songez-vous! Un médecin ne vend pas ses malades. Il les tue quelquefois, dans lintérêt de la science, pour voir ce quils ont dans le corps. Mais en faire un objet de commerce, jamais! Mon ami Fogatier me donnera peut-être votre Auvergnat; mais le drôle est bien malade, et, pour comble de disgrâce, il a pris la vie en tel dégoût quil ne veut pas guérir. Il jette tous les médicaments. Quant à la nourriture, tantôt il se plaint de nen pas avoir assez, et réclame à grands cris la portion entière, tantôt il refuse ce quon lui donne et demande à mourir de faim.


 Mais cest un crime! Je lui parlerai! Je lui ferai entendre le langage de la morale et de la religion! Où est-il?


 À lhôtel-Dieu, salle Saint-Paul, numéro 10.


 Vous avez votre voiture en bas?


 Oui.


 Eh bien, partons. Ah! le scélérat qui veut mourir! Il ne sait donc pas que tous les hommes sont frères!

VI Histoire dune paire de lunettes et conséquences dun rhume de cerveau

Jamais aucun prédicateur, jamais Bossuet ou Fénelon, jamais Massillon ou Fléchier, jamais Mr Mermilliod lui-même ne dépensa dans sa chaire une éloquence plus forte et plus onctueuse à la fois que Mr Alfred LAmbert au chevet de Romagné. Il sadressa dabord à la raison, puis à la conscience, et finalement au cœur de son malade. Il mit en œuvre le profane et le sacré, cita les textes saints et les philosophes. Il fut puissant et doux, sévère et paternel, logique, caressant et même plaisant. Il lui prouva que le suicide est le plus honteux de tous les crimes, et quil faut être bien lâche pour affronter volontairement la mort. Il risqua même une métaphore aussi nouvelle que hardie en comparant le suicidé au déserteur qui abandonne son poste sans la permission du caporal.


LAuvergnat, qui navait rien pris depuis vingt-quatre heures, paraissait buté à son idée. Il se tenait immobile et têtu devant la mort comme un âne devant un pont. Aux arguments les plus serrés, il répondait avec une douceur impassible:


 Chest pas la peine, mouchu LAmbert; y a trop de migère en che monde.


 Eh! mon ami, mon pauvre ami! la misère est dinstitution divine. Elle est créée tout exprès pour exciter la charité chez les riches et la résignation chez les pauvres.


 Les riches? Jai demandé de louvrage, et tout le monde men a refugé. Jai demandé la charité, on ma menaché du chargent de ville!


 Que ne vous adressiez-vous à vos amis? À moi, par exemple! à moi qui vous veux du bien! à moi qui ai de votre sang dans les veines!


 Chest cha! Pour que vous me fâchiez encore flanquer à la porte!


 Ma porte vous sera toujours ouverte, comme ma bourse, comme mon cœur!


 Chi vous maviez cheulement donné chinquante francs pour racheter un tonneau doccagion!


 Mais, animal! cher animal, veux-je dire permets-moi de te rudoyer un peu, comme dans les temps où tu partageais mon lit et ma table! Ce nest pas cinquante francs que je te donnerai, cest mille, deux mille, dix mille! Cest ma fortune entière que je veux partager avec toi au prorata de nos besoins respectifs. Il faut que tu vives! Il faut que tu sois heureux! Voici le printemps qui revient, avec son cortège de fleurs et la douce musique des oiseaux dans les branches. Aurais-tu bien le cœur dabandonner tout cela? Songe à la douleur de tes braves parents, de ton vieux père, qui tattend au pays; de tes frères et de tes sœurs! Songe à ta mère, mon ami! Celle-là ne te survivrait pas. Tu les reverras tous! Ou plutôt non: tu dois rester à Paris, sous mes yeux, dans mon intimité la plus étroite. Je veux te voir heureux, marié à une bonne petite femme, père de deux ou trois jolis enfants. Tu souris! Prends ce potage.


 Merchi bien, mouchu LAmbert. Gardez la choupe; il nen faut plus. Y a trop de migère en che monde!


 Mais quand je te jure que tes mauvais jours sont finis! Quand je me charge de ton avenir, foi de notaire! Si tu consens à vivre, tu ne souffriras plus, tu ne travailleras plus, tes années se composeront de trois cent soixante-cinq dimanches!


 Et pas de lundis?


 De lundis, si tu le préfères. Tu mangeras, tu boiras, tu fumeras des cabanas à trente sous pièce! Tu seras mon commensal, mon inséparable, un autre moi-même. Veux-tu vivre, Romagné, pour être un autre moi-même?


 Non! tant pis. Pichque jai commenché à mourir, autant finir tout de chuite.


 Ah! cest ainsi! Eh bien, je te dirai, triple brute! à quel destin tu te condamnes! Il ne sagit pas seulement des peines éternelles que chaque minute de ton obstination rapproche de toi. Mais, en ce monde, ici même, demain, aujourdhui peut-être, avant daller pourrir dans la fosse commune, tu seras porté à lamphithéâtre. On te jettera sur une table de pierre, on découpera ton corps en morceaux. Un carabin fendra à coups de hache ta grosse tête de mulet; un autre fouillera ta poitrine à grands coups de scalpel pour vérifier sil y a un cœur dans cette stupide enveloppe; un autre


 Grâche, grâche, mouchu LAmbert! Je ne veux pas être coupé en morcheaux! Jaime mieux manger la choupe!


Trois jours de soupe et la force de sa constitution le tirèrent de ce mauvais pas. On put le transporter en voiture jusquà lhôtel de la rue de Verneuil. Mr LAmbert ly installa lui-même, avec des attentions maternelles. Il lui donna le logement de son propre valet de chambre, pour lavoir plus près de lui. Durant un mois, il remplit les fonctions de garde-malade et passa même plusieurs nuits.


Ces fatigues, au lieu daltérer sa santé, rendirent la fraîcheur et léclat à son visage. Plus il sexténuait à soigner le pauvre diable, plus son nez reprenait de couleur et de force. Sa vie se partageait entre létude, lAuvergnat et le miroir. Cest dans cette période quil écrivit un jour par distraction sur le brouillon dun acte de vente: «Il est doux de faire le bien!» Maxime un peu vieille en elle-même, mais tout à fait nouvelle pour lui.


Lorsque Romagné fut décidément en convalescence, son hôte et son sauveur, qui lui avait taillé tant de mouillettes et découpé tant de biftecks, lui dit:


 À partir daujourdhui, nous dînerons tous les jours ensemble. Si pourtant tu préférais manger à loffice, tu y serais aussi bien nourri, et tu tamuserais davantage.


Romagné, en homme de bon sens, opta pour loffice.

Romagné, en homme de bon sens, opta pour loffice.


Il y prit ses habitudes et sy conduisit de façon à gagner tous les cœurs. Au lieu de se prévaloir de lamitié du maître, il fut plus modeste et plus doux que le petit marmiton. Cétait un domestique que Mr LAmbert avait donné à ses gens. Tout le monde usait de lui, raillait son accent, et lui allongeait des tapes amicales: personne ne songeait à lui payer des gages. Mr LAmbert le surprit quelquefois tirant de leau, déplaçant de gros meubles ou frottant les parquets. Dans ces occasions, ce bon maître lui tirait loreille et lui disait:


 Amuse-toi, jy consens; mais ne te fatigue pas trop!


Le pauvre garçon était confus de tant de bontés et se retirait dans sa chambre pour pleurer de tendresse.


Il ne put la garder longtemps, cette chambrette propre et commode qui touchait à lappartement du maître. Mr LAmbert fit entendre délicatement que son valet de chambre lui manquait beaucoup, et Romagné demanda lui-même la permission de loger sous les combles. On sempressa de faire droit à sa requête; il obtint un chenil dont les filles de cuisine navaient jamais voulu.


Un sage a dit: «Heureux les peuples qui nont pas dhistoire!» Sébastien Romagné fut heureux trois mois. Cest au commencement de juin quil eut une histoire. Son cœur, longtemps invulnérable, fut entamé par les flèches de lamour. Lancien porteur deau se livra pieds et poings liés au dieu qui perdit Troie. Il saperçut, en épluchant des légumes, que la cuisinière avait de beaux petits yeux gris avec de belles grosses joues écarlates. Un soupir à renverser les tables fut le premier symptôme de son mal. Il voulut sexpliquer; la parole lui mourut dans la gorge. À peine sil osa prendre sa dulcinée par la taille et lembrasser sur les lèvres, tant sa timidité était excessive.


On le comprit à demi-mot. La cuisinière était une personne capable, plus âgée que lui de sept à huit ans, et moins dépaysée sur la carte du Tendre.


 Je vois ce que cest, lui dit-elle: vous avez envie de vous marier avec moi. Eh bien, mon garçon, nous pouvons nous entendre, si vous avez quelque chose devant vous.


Il répondit naïvement quil avait devant lui tout ce quon peut demander à un homme, cest-à-dire deux bras robustes et accoutumés au travail. Demoiselle Jeannette lui rit au nez et parla plus clairement; il éclata de rire à son tour et dit avec la plus aimable confiance:


 Chest de largent quil faut pour cha? Vous auriez dû le dire tout de chuite. Jen ai gros comme moi, de largent! Combien chest-il que vous en voulez? Dites la chomme. Par eggemple, la moitié de la fortune de mouchu LAmbert, cha cherait-il chuffigeant?


 Moitié de la fortune de monsieur?


 Chertainement. Il me la dit plus de chent fois. Jai la moitié de cha fortune, mais nous navons pas encore partagé largent: il me le garde.


 Des bêtises!


 Des bétiges? Tenez, le voichi qui rentre. Je vas lui demander mon compte, et je vous apporte les gros chous à la cuigine.


Pauvre innocent! Il obtint de son maître une bonne leçon de haute grammaire sociale. Mr LAmbert lui enseigna que promettre et tenir ne sont point synonymes; il daigna lui expliquer (car il était en belle humeur) les mérites et les dangers de la figure appelée hyperbole. Finalement, il lui dit avec une douceur ferme et qui nadmettait point de réplique:


 Romagné, jai beaucoup fait pour vous; je veux faire davantage encore en vous éloignant de cet hôtel. Le simple bon sens vous dit que vous ny êtes pas en qualité de maître; jai trop de bonté pour admettre que vous y restiez comme valet; enfin, je croirais vous rendre un mauvais service en vous maintenant dans une situation mal définie qui pervertirait vos habitudes et fausserait votre esprit. Encore une année de cette vie oisive et parasite, et vous perdrez le goût du travail. Vous deviendrez un déclassé. Or, je dois vous dire que les déclassés sont le fléau de notre époque. Mettez la main sur votre conscience, et dites-moi si vous consentiriez à devenir le fléau de votre époque? Pauvre malheureux! Navez-vous pas regretté plus dune fois le titre douvrier, votre noblesse à vous? Car vous êtes de ceux que Dieu a créés pour sennoblir par les sueurs utiles; vous appartenez à laristocratie du travail. Travaillez donc; non plus comme autrefois, dans les privations et le doute, mais dans une sécurité que je garantis et dans une abondance proportionnée à vos modestes besoins. Cest moi qui fournirai aux dépenses du premier établissement, cest moi qui vous procurerai de louvrage. Si, par impossible, les moyens dexistence venaient à vous manquer, vous trouveriez des ressources chez moi. Mais renoncez à labsurde projet dépouser ma cuisinière, car vous ne devez pas lier votre sort au sort dune servante, et je ne veux pas denfants dans la maison!


Linfortuné pleura de tous ses yeux et se répandit en actions de grâces. Je dois dire, à la décharge de Mr LAmbert, quil fit les choses assez proprement. Il habilla Romagné tout à neuf, meubla pour lui une chambre au cinquième, dans une vieille maison de la rue du Cherche-Midi, et lui donna cinq cents francs pour vivre en attendant louvrage. Et huit jours ne sétaient pas écoulés, quil le fit entrer comme manœuvre chez un fort miroitier de la rue de Sèvres.


Il se passa longtemps, six mois peut-être, sans que le nez du notaire donnât aucune nouvelle de son fournisseur. Mais, un jour que lofficier ministériel, en compagnie de son maître clerc, déchiffrait les parchemins dune noble et riche famille, ses lunettes dor se brisèrent par le milieu et tombèrent sur la table.


Ce petit accident le dérangea fort peu. Il prit un pince-nez à ressort dacier et fit changer les lunettes sur le quai des Orfèvres. Son opticien ordinaire, Mr Luna, sempressa denvoyer mille excuses, avec une paire de lunettes neuves qui se brisèrent au même endroit, dans les vingt-quatre heures.


Une troisième paire eut le même sort; une quatrième vint ensuite et se brisa pareillement. Lopticien ne savait plus quelle formule dexcuse il devait prendre. Dans le fond de son âme, il était persuadé que Mr LAmbert avait tort. Il disait à sa femme, en lui montrant le dégât des quatre journées:


 Ce jeune homme nest pas raisonnable; il porte des verres numéro 4, qui sont forcément très lourds; il veut, par coquetterie, une monture mince comme un fil, et je suis sûr quil brutalise ses lunettes comme si elles étaient de fer battu. Si je lui fais une observation, il se fâchera; mais je vais lui envoyer quelque chose de plus fort en monture.


Madame Luna trouva lidée excellente; mais la cinquième paire de lunettes eut le sort des quatre premières. Cette fois, Mr LAmbert se fâcha tout rouge, quoiquon ne lui eût fait aucune observation, et transporta sa clientèle à une maison rivale.


Mais on aurait dit que tous les opticiens de Paris sétaient donnés le mot pour casser leurs lunettes sur le nez du pauvre millionnaire. Une douzaine de paires y passa. Et le plus merveilleux de laffaire, cest que le pince-nez à ressort dacier qui remplissait les interrègnes se maintint ferme et vigoureux.


Vous savez que la patience nétait pas la vertu favorite de Mr Alfred LAmbert. Il trépignait un jour sur une paire de lunettes, quil écrasait à coups de talon, quand le docteur Bernier se fit annoncer chez lui.

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