Le nez dun notaire - Edmond About 7 стр.


Cette héroïque mansuétude toucha le cœur du notaire, qui pourtant nétait pas tendre. Pendant trois jours, il eut une sorte de reconnaissance pour les bons soins de sa victime; mais il ne tarda guère à le prendre en dégoût, puis en horreur.


Un homme jeune, actif et bien portant ne saccoutume jamais sans effort à limmobilité absolue. Quest-ce donc lorsquil doit rester immobile dans le voisinage dun être inférieur, malpropre et sans éducation? Mais le sort en était jeté. Il fallait ou vivre sans nez ou supporter lAuvergnat avec toutes ses conséquences, manger avec lui, dormir avec lui, accomplir auprès de lui, et dans la situation la plus incommode, toutes les fonctions de la vie.


Romagné était un digne et excellent jeune homme; mais il ronflait comme un orgue. Il adorait sa famille, il aimait son prochain; mais il ne sétait jamais baigné de sa vie, de peur duser en vain la marchandise. Il avait les sentiments les plus délicats du monde; mais il ne savait pas simposer les contraintes les plus élémentaires que la civilisation nous recommande. Pauvre Mr LAmbert! Et pauvre Romagné! quelles nuits et quelles journées! quels coups de pied donnés et reçus! Inutile de dire que Romagné les reçut sans se plaindre: il craignait quun faux mouvement ne fît manquer lexpérience de Mr Bernier.


Le notaire recevait bon nombre de visites. Il lui vint des compagnons de plaisir qui samusèrent de lAuvergnat. On lui apprit à fumer des cigares, à boire du vin et de leau-de-vie. Le pauvre diable sabandonnait à ces plaisirs nouveaux avec la naïveté dun Peau-Rouge. On le grisa, on le soûla, on lui fit descendre tous les échelons qui séparent lhomme de la brute. Cétait une éducation à refaire; les beaux messieurs y prirent un plaisir cruel. Nétait-il pas agréable et nouveau de démoraliser un Auvergnat?


Certain jour, on lui demanda comment il pensait employer les cent louis de Mr LAmbert lorsquil aurait fini de les gagner:


 Je les placherai à chinq pour chent, répondit-il, et jaurai chent francs de rente.


 Et après? lui dit un joli millionnaire de vingt-cinq ans. En seras-tu plus riche? En seras-tu plus heureux? Tu auras six sous de rente par jour! Si tu te maries, et cest inévitable, car tu es du bois dont on fait les imbéciles, tu auras douze enfants, pour le moins.


 Cha, chest possible!


 Et, en vertu du code civil, qui est une jolie invention de lEmpire, tu leur laisseras à chacun deux liards à manger par jour. Tandis quavec deux mille francs tu peux vivre un mois comme un riche, connaître les plaisirs de la vie et télever au-dessus de tes pareils!


Il se défendait comme un beau diable contre ces tentatives de corruption; mais on frappa tant de petits coups répétés sur son crâne épais, quon ouvrit un passage aux idées fausses, et le cerveau fut entamé.


Les dames vinrent aussi. Mr LAmbert en connaissait beaucoup, et de tous les mondes. Romagné assista aux scènes les plus diverses; il entendit des protestations damour et de fidélité qui manquaient de vraisemblance. Non seulement Mr LAmbert ne se privait pas de mentir richement devant lui; mais il samusait quelquefois à lui montrer dans le tête-à-tête toutes les faussetés qui sont, pour ainsi dire, le canevas de la vie élégante.


Et le monde des affaires! Romagné crut le découvrir comme Christophe Colomb, car il nen avait aucune idée. Les clients de létude ne se gênaient pas plus devant lui quon ne se prive de parler en présence dune douzaine dhuîtres. Il vit des pères de famille qui cherchaient les moyens de dépouiller légalement leurs fils au profit dune maîtresse ou dune bonne œuvre; des jeunes gens à marier qui étudiaient lart de voler par contrat la dot de leur femme; des prêteurs qui voulaient dix pour cent sur première hypothèque, des emprunteurs qui donnaient hypothèque sur le néant!


Il navait point desprit, et son intelligence nétait pas de beaucoup supérieure à celle des caniches; mais sa conscience se révolta quelquefois. Il crut bien faire, un jour, en disant à Mr LAmbert:


 Vous navez pas mon echtime.


Et la répugnance que le notaire avait pour lui se changea en haine déclarée.


Les huit derniers jours de leur intimité forcée furent remplis par une série de tempêtes. Mais enfin Mr Bernier constata que le lambeau avait pris racine, malgré des tiraillements sans nombre. On détacha les deux ennemis; on modela le nez du notaire dans la peau qui nappartenait plus à Romagné. Et le beau millionnaire de la rue de Verneuil jeta deux billets de mille francs à la figure de son esclave en disant:


 Tiens, scélérat! Largent nest rien; tu mas fait dépenser pour cent mille écus de patience. Va-ten, sors dici pour toujours, et fais en sorte que je nentende jamais parler de toi!


Romagné remercia fièrement, but une bouteille à loffice, deux petits verres avec Singuet et sen alla titubant vers son ancien domicile.

V Grandeur et décadence

Mr LAmbert rentra dans le monde avec succès; on pourrait dire avec gloire. Ses témoins lui rendaient très ample justice en disant quil sétait battu comme un lion. Les vieux notaires se trouvaient rajeunis par son courage.


 Eh! eh! voilà comme nous sommes quand on nous pousse aux extrémités; pour être notaire, on nen est pas moins homme! Maître LAmbert a été trahi par la fortune des armes; mais il est beau de tomber ainsi; cest un Waterloo. Nous sommes encore des lurons, quoi quon dise!


Ainsi parlaient le respectable maître Clopineau, et le digne maître Labrique, et lonctueux maître Bontoux, et tous les nestors du notariat. Les jeunes maîtres tenaient à peu près le même langage, avec certaines variantes inspirées par la jalousie:


 Nous ne voulons pas renier maître LAmbert: il nous honore, assurément, quoiquil nous compromette un peu chacun de nous montrerait autant de cœur, et peut-être moins de maladresse. Un officier ministériel ne doit pas se laisser marcher sur le pied: reste à savoir sil doit se donner les premiers torts. On ne devrait aller sur le terrain que pour des motifs avouables. Si jétais père de famille, jaimerais mieux confier mes affaires à un sage quà un héros daventures, etc., etc.


Mais lopinion des femmes, qui fait loi, sétait prononcée pour le héros de Parthenay. Peut-être eût-elle été moins unanime si lon avait connu lépisode du chat; peut-être même le sexe injuste et charmant aurait-il donné tort à Mr LAmbert sil sétait permis de reparaître sans nez sur la scène du monde. Mais tous les témoins avaient été discrets sur le ridicule incident; mais Mr LAmbert, loin dêtre défiguré, paraissait avoir gagné au change. Une baronne remarqua que sa physionomie était beaucoup plus douce depuis quil portait un nez droit. Une vieille chanoinesse, confite en malices, demanda au prince de B sil nirait pas bientôt chercher querelle au Turc? Laquilin du prince de B jouissait dune réputation hyperbolique.


On se demandera comment les femmes du vrai monde pouvaient sintéresser à des dangers quon navait point courus pour elles? Les habitudes de maître LAmbert étaient connues et lon savait quelle part de son temps et de son cœur se dépensait à lOpéra. Mais le monde pardonne aisément ces distractions aux hommes qui ne sy livrent point tout entiers. Il fait la part du feu, et se contente du peu quon lui donne. On savait gré à Mr LAmbert de nêtre quà moitié perdu, lorsque tant dhommes de son âge le sont tout à fait. Il ne négligeait point les maisons honorables, il causait avec les douairières, il dansait avec les jeunes filles et faisait, à loccasion, de la musique passable; il ne parlait point des chevaux à la mode. Ces mérites, assez rares chez les jeunes millionnaires du faubourg, lui conciliaient la bienveillance des dames. On dit même que plus dune avait cru faire œuvre pie en le disputant au foyer de la danse. Une jolie dévote, madame de L, lui avait prouvé, trois mois durant, que les plaisirs les plus vifs ne sont pas dans le scandale et la dissipation.

Toutefois, il navait jamais rompu avec le corps de ballet; la sévère leçon quil avait reçue ne lui inspira aucune horreur pour cette hydre à cent jolies têtes. Une de ses premières visites fut pour le foyer où brillait mademoiselle Victorine Tompain. Cest là quon lui fit une belle rentrée! Avec quelle curiosité amicale on courut à lui! Comme on lappela très cher et bien bon!


Quelles poignées de main cordiales! Quels jolis petits becs se tendirent vers lui pour recevoir un baiser dami, sans conséquence! Il rayonnait. Tous ses amis des jours pairs, tous les dignitaires de la franc-maçonnerie du plaisir, lui firent compliment de sa guérison miraculeuse. Il régna durant tout un entracte dans cet agréable royaume. On écouta le récit de son affaire; on lui fit raconter le traitement du docteur Bernier; on admira la finesse des points de suture qui ne se voyaient presque plus!


 Figurez-vous, disait-il, que cet excellent Mr Bernier ma complété avec la peau dun Auvergnat. Et de quel Auvergnat, bon Dieu! Le plus stupide, le plus épais, le plus sale de lAuvergne! On ne sen douterait pas à voir le lambeau quil ma vendu. Ah! lanimal ma fait passer bien des quarts dheure désagréables! Les commissionnaires du coin des rues sont des dandies auprès de lui. Mais jen suis quitte, grâce au ciel! Le jour où je lai payé et jeté à la porte, je me suis soulagé dun grand poids. Il sappelait Romagné, un joli nom! Ne le prononcez jamais devant moi. Quon ne me parle pas de Romagné, si lon veut que je vive! Romagné!


Mademoiselle Victorine Tompain ne fut pas la dernière à complimenter le héros. Ayvaz-Bey lavait indignement abandonnée en lui laissant quatre fois plus dargent quelle ne valait. Le beau notaire se montra doux et clément envers elle.


 Je ne vous en veux pas, lui dit-il; je nai pas même de rancune contre ce brave Turc. Je nai quun ennemi au monde, cest un Auvergnat du nom de Romagné.


Il disait Romagné avec une intonation comique qui fit fortune. Et je crois que, même aujourdhui, la plupart de ces demoiselles disent: «Mon Romagné,» en parlant de leur porteur deau.


Trois mois se passèrent; trois mois dété. La saison fut belle; il resta peu de monde à Paris. LOpéra fut envahi par les étrangers et les gens de province; Mr LAmbert y parut moins souvent.


Presque tous les jours, à six heures, il dépouillait la gravité du notaire et senfuyait à Maisons-Laffitte, où il avait loué un chalet. Ses amis ly venaient voir, et même ses petites amies. On jouait, dans le jardin, à toute sorte de jeux champêtres, et je vous prie de croire que la balançoire ne chômait pas.


Un des hôtes les plus assidus et les plus gais était Mr Steimbourg, agent de change. Laffaire de Parthenay lavait lié plus étroitement avec Mr LAmbert. Mr Steimbourg appartenait à une bonne famille disraélites convertis; sa charge valait deux millions, et il en possédait un quart à lui tout seul: on pouvait donc contracter amitié avec lui. Les maîtresses des deux amis saccordaient assez bien ensemble, cest-à-dire quelles se querellaient au plus une fois par semaine. Que cest beau, quatre cœurs qui battent à lunisson! Les hommes montaient à cheval, lisaient le Figaro, ou racontaient les cancans de la ville; les dames se tiraient les cartes à tour de rôle avec infiniment desprit: lâge dor en miniature!


Mr Steimbourg se fit un devoir de présenter son ami dans sa famille. Il le conduisit à Biéville, où le père Steimbourg sétait fait construire un château. Mr LAmbert y fut reçu cordialement par un vieillard très vert, une dame de cinquante-deux ans qui navait pas encore abdiqué, et deux jeunes filles tout à fait coquettes. Il reconnut au premier coup dœil quil nentrait pas chez des fossiles. Non; cétait bien la famille moderne et perfectionnée. Le père et le fils étaient deux camarades qui se plaisantaient réciproquement sur leurs fredaines. Les jeunes filles avaient vu tout ce qui se joue sur le théâtre et lu tout ce qui sécrit. Peu de gens connaissaient mieux quelles la chronique élégante de Paris; on leur avait montré, au spectacle et au bois de Boulogne, les beautés les plus célèbres de tous les mondes; on les avait conduites aux ventes des riches mobiliers, et elles dissertaient fort agréablement sur les émeraudes de mademoiselle X et les perles de mademoiselle Z Laînée, mademoiselle Irma Steimbourg, copiait avec passion les toilettes de mademoiselle Fargueil; la cadette avait envoyé un de ses amis chez mademoiselle Figeac pour demander ladresse de sa modiste. Lune et lautre étaient riches et bien dotées. Irma plut à Mr LAmbert. Le beau notaire se disait de temps en temps quun demi-million de dot et une femme qui sait porter la toilette ne sont pas choses à dédaigner. On se vit assez souvent, presque une fois par semaine, jusquaux premières gelées de novembre.


Après un automne doux et brillant, lhiver tomba comme une tuile. Cest un fait assez commun dans nos climats; mais le nez de Mr LAmbert fit preuve en cette occasion dune sensibilité peu commune. Il rougit un peu, puis beaucoup; il senfla par degrés, au point de devenir presque difforme. Après une partie de chasse égayée par le vent du nord, le notaire éprouva des démangeaisons intolérables. Il se regarda dans un miroir dauberge et la couleur de son nez lui déplut. Vous auriez dit une engelure mal placée.


Il se consolait en pensant quun bon feu de fagots lui rendrait sa figure naturelle, et, de fait, la chaleur le soulagea et le déteignit en peu dinstants. Mais la démangeaison se réveilla le lendemain, et les tissus se gonflèrent de plus belle, et la couleur rouge reparut avec une légère addition de violet. Huit jours passés au logis, devant la cheminée, effacèrent la teinte fatale. Elle reparut à la première sortie, en dépit des fourrures de renard bleu.


Pour le coup, Mr LAmbert prit peur; il manda Mr Bernier en toute hâte. Le docteur accourut, constata une légère inflammation et prescrivit des compresses deau glacée. On rafraîchit le nez, mais on ne le guérit point. Mr Bernier fut étonné de la persistance du mal.


 Après tout, dit-il, Dieffenbach a peut-être raison. Il prétend que le lambeau peut mourir par excès de sang et quon y doit appliquer des sangsues. Essayons!


Le notaire se suspendit une sangsue au bout du nez. Lorsquelle tomba, gorgée de sang, on la remplaça par une autre et ainsi de suite, durant deux jours et deux nuits. Lenflure et la coloration disparurent pour un temps; mais ce mieux ne fut pas de longue durée. Il fallut chercher autre chose. Mr Bernier demanda vingt-quatre heures de réflexion, et en prit quarante-huit.


Lorsquil revint à lhôtel de la rue de Verneuil, il était soucieux et même timide. Il dut faire un effort sur lui-même avant de dire à Mr LAmbert:


 La médecine ne rend pas compte de tous les phénomènes naturels, et je viens vous soumettre une théorie qui na aucun caractère scientifique. Mes confrères se moqueraient peut-être de moi si je leur disais quun lambeau détaché du corps dun homme peut rester sous linfluence de son ancien possesseur. Cest votre sang, lancé par votre cœur, sous laction de votre cerveau, qui afflue si malheureusement à votre nez. Et pourtant je suis tenté de croire que cet imbécile dAuvergnat nest pas étranger à lévénement.

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