Le notaire se suspendit une sangsue au bout du nez. Lorsquelle tomba, gorgée de sang, on la remplaça par une autre et ainsi de suite, durant deux jours et deux nuits. Lenflure et la coloration disparurent pour un temps; mais ce mieux ne fut pas de longue durée. Il fallut chercher autre chose. Mr Bernier demanda vingt-quatre heures de réflexion, et en prit quarante-huit.
Lorsquil revint à lhôtel de la rue de Verneuil, il était soucieux et même timide. Il dut faire un effort sur lui-même avant de dire à Mr LAmbert:
La médecine ne rend pas compte de tous les phénomènes naturels, et je viens vous soumettre une théorie qui na aucun caractère scientifique. Mes confrères se moqueraient peut-être de moi si je leur disais quun lambeau détaché du corps dun homme peut rester sous linfluence de son ancien possesseur. Cest votre sang, lancé par votre cœur, sous laction de votre cerveau, qui afflue si malheureusement à votre nez. Et pourtant je suis tenté de croire que cet imbécile dAuvergnat nest pas étranger à lévénement.
Mr LAmbert se récria bien haut. Dire quun vil mercenaire que lon avait payé, à qui lon ne devait rien, pouvait exercer une influence occulte sur le nez dun officier ministériel, cétait presque de limpertinence!
Cest bien pis, répondit le docteur, cest de labsurdité. Et pourtant je vous demande la permission de chercher le Romagné. Jai besoin de le voir aujourdhui, ne fût-ce que pour me convaincre de mon erreur. Avez-vous gardé son adresse?
À Dieu ne plaise!
Eh bien, je vais me mettre en quête. Prenez patience, gardez la chambre, et ne vous traitez plus.
Il chercha quinze jours. La police lui vint en aide et légara durant trois semaines. On mit la main sur une demi-douzaine de Romagné. Un agent subtil et plein dexpérience découvrit tous les Romagné de Paris, excepté celui quon demandait. On trouva un invalide, un marchand de peaux de lapin, un avocat, un voleur, un commis de mercerie, un gendarme et un millionnaire. Mr LAmbert grillait dimpatience au coin du feu, et contemplait avec désespoir son nez écarlate. Enfin, lon découvrit le domicile du porteur deau, mais il ny demeurait plus. Les voisins racontèrent quil avait fait fortune et vendu son tonneau pour jouir de la vie.
Mr Bernier battit les cabarets et autres lieux de plaisir, tandis que son malade restait plongé dans la mélancolie.
Le 2 février, à dix heures du matin, le beau notaire se chauffait tristement les pieds et contemplait en louchant cette pivoine fleurie au milieu de son visage, lorsquun tumulte joyeux ébranla toute la maison. Les portes souvrirent avec fracas, les valets crièrent de surprise, et lon vit paraître le docteur, traînant Romagné par la main.
Cétait le vrai Romagné, mais bien différent de lui-même! Sale, abruti, hideux, lœil éteint, lhaleine fétide, puant le vin et le tabac, rouge de la tête aux pieds comme un homard cuit: cétait moins un homme quun érysipèle vivant.
Monstre! lui dit Mr Bernier, tu devrais mourir de honte. Tu tes ravalé au-dessous de la brute. Si tu as encore le visage dun homme, tu nen as déjà plus la couleur. À quoi as-tu employé la petite fortune que nous tavions faite? Tu tes roulé dans les bas-fonds de la débauche, et je tai trouvé au delà des fortifications de Paris, vautré comme un porc au seuil du plus immonde des cabarets!
LAuvergnat leva ses gros yeux sur le docteur et lui dit avec son aimable accent, embelli dune intonation faubourienne:
Eh bien, quoi! Jai fait la noche! Chest pas une raigeon pour me dire des chottiges.
Qui est-ce qui te dit des sottises? On te reproche tes turpitudes, voilà tout. Pourquoi nas-tu pas placé ton argent au lieu de le boire?
Chest lui qui ma dit de mamuger.
Drôle! sécria le notaire, est-ce moi qui tai conseillé de te soûler à la barrière avec de leau-de-vie et du vin bleu?
On chamuse comme on peut je chuis été avec les camarades.
Le médecin bondit de colère
Ils sont jolis, tes camarades! Comment! je fais une cure merveilleuse qui répand ma gloire dans Paris, qui mouvrira un jour ou lautre les portes de lInstitut, et tu vas, avec quelques ivrognes de ton espèce, gâter mon plus divin ouvrage! Sil ne sagissait que de toi, parbleu! Nous te laisserions faire. Cest un suicide physique et moral; mais un Auvergnat de plus ou de moins nimporte guère à la société. Il sagit dun homme du monde, dun riche, de ton bienfaiteur, de mon malade! Tu las compromis, défiguré, assassiné par ton inconduite. Regarde dans quel état lamentable tu as mis la figure de monsieur!
Le pauvre diable contempla le nez quil avait fourni, et se mit à fondre en larmes.
Chest bien malheureux, mouchu Bernier; mais jattechte le bon Dieu que chest pas ma faute. Le nez chest gâté tout cheul. Chaprichti! Je chuis un honnête homme, et je vous jure que je ny ai pas cheulement touché!
Imbécile! dit Mr LAmbert, tu ne comprendras jamais et, dailleurs, tu nas pas besoin de comprendre! Il sagit de nous dire sans détour si tu veux changer de conduite et renoncer à cette vie de débauche, qui me tue par contrecoup? Je te préviens que jai le bras long et que, si tu tobstinais dans tes vices, je saurais te faire mettre en lieu sûr.
En prigeon?
En prison.
En prigeon avec les schélérats? Grâche, mouchu LAmbert! Cha cherait le déjonneur de ma famille!
Boiras-tu encore, oui ou non?
Eh! bon diou! Comment boire quand on na plus le chou? Jai tout dépenché, mouchu LAmbert. Jai bu les deux mille francs, jai bu mon tonneau et tout le fonds de boutique, et personne ne veut plus me faire crédit chur la churfache de la terre!
Tant mieux, drôle! cest bien fait.
Il faudra bien que je devienne chage! Voichi la migère qui vient, mouchu LAmbert!
À la bonne heure!
Mouchu LAmbert!
Quoi?
Chi chétait un effet de votre bonté de me racheter un tonneau pour gagner ma pauvre vie, je vous jure que je redeviendrais un bon chujet!
Allons donc! Tu le vendrais pour boire.
Non, mouchu LAmbert, foi dhonnête garchon!
Serment divrogne!
Mais vous voulez donc que je meure de faim et de choif! Une chentaine de francs, mon bon mouchu LAmbert!
Pas un centime! Cest la Providence qui ta mis sur la paille pour me rendre ma figure naturelle. Bois de leau, mange du pain sec, prive-toi du nécessaire, meurs de faim si tu peux: cest à ce prix que je recouvrerai mes avantages et que je redeviendrai moi-même!
Romagné courba la tête et se retira, traînant le pied et saluant la compagnie.
Le notaire était dans la joie et le médecin dans la gloire.
Je ne veux pas faire mon éloge, disait modestement Mr Bernier, mais Leverrier trouvant une planète par la force du calcul na pas fait un plus grand miracle que moi. Deviner, à laspect de votre nez, quun Auvergnat absent et perdu dans Paris se livre à la débauche, cest remonter de leffet à la cause par des chemins que laudace humaine navait pas encore tentés. Quant au traitement de votre mal, il est indiqué par la circonstance. La diète appliquée à Romagné est le seul remède qui vous puisse guérir. Le hasard nous sert à merveille, puisque cet animal a mangé son dernier sou. Vous avez bien fait de lui refuser le secours quil demandait: tous les efforts de lart seront vains tant que cet homme aura de quoi boire.
Je ne veux pas faire mon éloge, disait modestement Mr Bernier, mais Leverrier trouvant une planète par la force du calcul na pas fait un plus grand miracle que moi. Deviner, à laspect de votre nez, quun Auvergnat absent et perdu dans Paris se livre à la débauche, cest remonter de leffet à la cause par des chemins que laudace humaine navait pas encore tentés. Quant au traitement de votre mal, il est indiqué par la circonstance. La diète appliquée à Romagné est le seul remède qui vous puisse guérir. Le hasard nous sert à merveille, puisque cet animal a mangé son dernier sou. Vous avez bien fait de lui refuser le secours quil demandait: tous les efforts de lart seront vains tant que cet homme aura de quoi boire.
Mais, docteur, interrompit Mr LAmbert, si mon mal ne venait point de là? Si vous étiez le jouet dune coïncidence fortuite? Ne mavez-vous pas dit vous-même que la théorie?
Jai dit et je maintiens que, dans létat actuel de nos connaissances, votre cas nadmet aucune explication logique. Cest un fait dont la loi reste à trouver. Le rapport que nous observons aujourdhui entre la santé de votre nez et la conduite de cet Auvergnat nous ouvre une perspective peut-être trompeuse, mais à coup sûr immense. Attendons quelques jours: si votre nez guérit à mesure que Romagné se range, ma théorie recevra le renfort dune nouvelle probabilité. Je ne réponds de rien; mais je pressens une loi physiologique, inconnue jusquà nous, et que je serais heureux de formuler. Le monde de la science est plein de phénomènes visibles produits par des causes inconnues. Pourquoi madame de L, que vous connaissez comme moi, porte-t-elle une cerise admirablement peinte sur lépaule gauche? Est-ce, comme on le dit, parce que sa mère, étant grosse, a convoité violemment un panier de cerises à létalage de Chevet? Quel artiste invisible a dessiné ce fruit sur le corps dun fœtus de six semaines, gros comme une crevette de moyenne taille? Comment expliquer cette action spéciale du moral sur le physique? Et pourquoi la cerise de madame de L devient-elle sensible et douloureuse au mois davril de chaque année, lorsque les cerisiers sont en fleur? Voilà des faits certains, évidents, palpables, et tout aussi inexpliqués que lenflure et la rougeur de votre nez. Mais patience!
Deux jours après, le nez de Mr LAmbert désenfla dune façon visible, mais la couleur rouge tenait bon. Vers la fin de la semaine, son volume était réduit dun bon tiers. Au bout de quinze jours, il pela horriblement, fit peau neuve et reprit sa forme et sa couleur primitives.
Le docteur triomphait.
Mon seul regret, disait-il, cest que nous nayons point gardé le Romagné dans une cage pour observer sur lui comme sur vous les effets du traitement. Je suis sûr que, durant sept ou huit jours, il a été couvert décailles comme une couleuvre.
Quil aille au diable! ajouta chrétiennement Mr LAmbert.
Dès ce jour, il reprit ses habitudes: sortit en voiture, à cheval, à pied; dansa dans les bals du faubourg et embellit de sa présence le foyer de lOpéra. Toutes les femmes lui firent bon accueil dans le monde et hors du monde. Une de celles qui le félicitèrent le plus tendrement de sa guérison fut la sœur aînée de lami Steimbourg.
Cette aimable personne avait coutume de regarder les hommes dans le blanc des yeux. Elle remarqua très judicieusement que Mr LAmbert était sorti plus beau de cette dernière crise. Oui, vraiment, il semblait que deux ou trois mois de souffrances eussent donné à son visage je ne sais quoi dachevé. Le nez surtout, ce nez droit, qui venait de rentrer dans ses limites après une dilatation cuisante, paraissait plus fin, plus blanc et plus aristocratique que jamais.
Telle était aussi lopinion du joli notaire, et il se contemplait dans toutes les glaces avec une admiration toujours nouvelle. Cétait plaisir de le voir, face à face avec lui-même, et souriant à son propre nez.
Mais, au retour du printemps, dans le seconde quinzaine de mars, tandis que la sève généreuse enflait les bourgeons des lilas, Mr LAmbert eut lieu de croire que son nez seul était privé des bienfaits de la saison et des bontés de la nature. Au milieu du rajeunissement de toutes choses, il pâlissait comme une feuille dautomne. Les ailes amincies et comme desséchées par le souffle dun sirocco invisible, saplatissaient contre la cloison.
Mort de ma vie! disait le notaire en faisant la grimace au miroir, la distinction est une belle chose, comme la vertu; mais pas trop nen faut. Mon nez devient dune élégance inquiétante, et bientôt il ne sera plus quune ombre si je ne lui rends la force et la couleur!
Il y mit un peu de rouge. Mais le fard ne servait quà faire ressortir la finesse incroyable de cette ligne droite et sans épaisseur qui lui séparait la figure en deux. Telle on voit une lame de fer battu se dresser mince et coupante au milieu dun cadran solaire; tel était le nez fantastique du notaire désespéré.
En vain le riche indigène de la rue de Verneuil se mit au régime le plus substantiel. Considérant que la bonne nourriture, digérée par un estomac solide, profite à peu près également à toutes les parties du corps, il simposa la douce loi de prendre force consommés, force coulis, et quantité de viandes saignantes arrosées des vins les plus généreux. Dire que ces aliments choisis ne lui profitèrent en rien serait nier lévidence et blasphémer la bonne chère. Mr LAmbert se fit, en peu de temps, de belles joues rouges, un beau cou de taureau apoplectique et un joli petit ventre rondelet. Mais le nez était comme un associé négligent ou désintéressé, qui ne vient pas toucher ses dividendes.
Lorsquun malade ne peut manger ni boire, on le soutient quelquefois par des bains nourrissants qui pénètrent à travers la peau jusquaux sources de la vie. Mr LAmbert traita son nez comme un malade quil faut nourrir à part et coûte que coûte. Il commanda pour lui seul une petite baignoire de vermeil. Six fois par jour il le plongea et le maintint patiemment dans des bains de lait, de vin de Bourgogne, de bouillon gras et même de sauce aux tomates. Peine perdue! le malade sortait du bain aussi pâle, aussi maigre, aussi déplorable quil y était entré.
Toute espérance semblait perdue, lorsquun jour Mr Bernier se frappa le front et sécria:
Nous avons fait une énorme faute! une véritable bévue décoliers! Et cest moi! lorsque ce fait apportait à ma théorie une si éclatante confirmation! Nen doutez pas, monsieur: lAuvergnat est malade, et cest lui quil nous faut traiter pour que vous soyez guéri.
Le pauvre LAmbert sarracha les cheveux. Cest pour le coup quil regretta davoir mis Romagné à la porte et de lui avoir refusé le secours quil demandait, et davoir oublié de prendre son adresse! Il se représentait le pauvre diable languissant sur un grabat, sans pain, sans rosbif et sans vin de Château-Margaux. À cette idée, son cœur se brisait. Il sassociait aux douleurs du pauvre mercenaire. Pour la première fois de sa vie, il fut ému du malheur dautrui:
Docteur, cher docteur, sécria-t-il en serrant la main de Mr Bernier, je donnerais tout mon bien pour sauver ce brave jeune homme!
Cinq jours après, le mal avait encore empiré. Le nez nétait plus quune pellicule flexible, pliant sous le poids des lunettes, lorsque Mr Bernier vint dire quil avait trouvé lAuvergnat.