Le diable au corps - Raymond E. Feist 2 стр.


Croyant que cétait elle quon applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait quon leût enfin comprise. Je pensai à quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre.

La foule se dispersait, un peu lasse. Javais voulu rester avec mon père, tandis que ma mère, pour assouvir ce besoin de mal au coeur quont les enfants, conduisait les siens au manège en montagnes russes. Certes, jéprouvais cet étrange besoin plus vivement que mes frères. Jaimais que mon coeur batte plus vite et irrégulièrement. Ce spectacle, dune poésie profonde, me satisfaisait davantage. « Comme tu es pâle », avait dit ma mère. Je trouvai le prétexte des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte.

 Je crains tout de même que cela limpressionne trop, dit-elle à mon père.

 Oh, répondit-il, personne nest plus insensible. Il peut regarder nimporte quoi, sauf un lapin quon écorche.

Mon père disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais quil le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses épaules pour mieux voir. En réalité, jallais mévanouir, mes jambes ne me portaient plus.

Maintenant, on ne comptait quune vingtaine de personnes. Nous entendîmes les clairons. Cétait la retraite aux flambeaux.

Cent torches éclairaient soudain la folle, comme, après la lumière douce des rampes, le magnésium éclate pour photographier une nouvelle étoile. Alors, agitant ses mains en signe dadieu, et croyant à la fin du monde, ou simplement quon allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas épouvantable, pour venir saplatir sur les marches de pierre. Jusquici javais essayé de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le coeur me manquât. Mais quand jentendis des gens crier : « Elle vit encore », je tombai, sans connaissance, des épaules de mon père.

Revenu à moi, il mentraîna au bord de la Marne. Nous y restâmes très tard, en silence, allongés dans lherbe.

Au retour, je crus voir derrière la grille une silhouette blanche, le fantôme de la bonne ! Cétait le père Maréchaud en bonnet de coton, contemplant les dégâts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige détruit.

Si jinsiste sur un tel épisode, cest quil fait comprendre mieux que tout autre létrange période de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésie des choses.


* * *

Nous entendîmes le canon. On se battait près de Meaux. On racontait que des uhlans avaient été capturés près de Lagny, à quinze kilomètres de chez nous. Tandis que ma tante parlait dune amie, enfuie dès les premiers jours, après avoir enterré dans son jardin des pendules, des boîtes de sardines, je demandai à mon père le moyen demporter nos vieux livres ; cest ce quil me coûtait le plus de perdre.

Enfin, au moment où nous nous apprêtions à la fuite, les journaux nous apprirent que cétait inutile.

Mes soeurs, maintenant, allaient à J porter des paniers de poires aux blessés. Elles avaient découvert un dédommagement, médiocre, il est vrai, à tous leurs beaux projets écroulés. Quand elles arrivaient à J, les paniers étaient presque vides !

Je devais entrer au lycée Henri-IV ; mais mon père préféra me garder encore un an à la campagne. Ma seule distraction de ce morne hiver fut de courir chez notre marchande de journaux, pour être sûr davoir un exemplaire du Mot, journal qui me plaisait et paraissait le samedi. Ce jour-là, je nétais jamais levé tard.

Mais le printemps arriva, quégayèrent mes premières incartades. Sous prétexte de quêtes, ce printemps, plusieurs fois, je me promenai, endimanché, une jeune personne à ma droite. Je tenais le tronc ; elle, la corbeille dinsignes. Dès la seconde quête, des confrères mapprirent à profiter de ces journées libres où lon me jetait dans les bras dune petite fille. Dès lors, nous nous empressions de recueillir, le matin, le plus dargent possible, remettions à midi notre récolte à la dame patronnesse et allions toute la journée polissonner sur les coteaux de Chennevières. Pour la première fois, jeus un ami. Jaimais à quêter avec sa soeur. Pour la première fois, je mentendais avec un garçon aussi précoce que moi, admirant même sa beauté, son effronterie. Notre mépris commun pour ceux de notre âge nous rapprochait encore. Nous seuls, nous jugions capables de comprendre les choses ; et, enfin, nous seuls, nous trouvions dignes des femmes. Nous nous croyions des hommes. Par chance, nous nallions pas être séparés. René allait au lycée Henri-IV, et je serais dans sa classe, en troisième. Il ne devait pas apprendre le grec ; il me fit cet extrême sacrifice de convaincre ses parents de le lui laisser apprendre. Ainsi nous serions toujours ensemble. Comme il navait pas fait sa première année, cétait sobliger à des répétitions particulières. Les parents de René ny comprirent rien, qui, lannée précédente, devant ses supplications, avaient consenti à ce quil nétudiât pas le grec. Ils y virent leffet de ma bonne influence, et, sils supportaient ses autres camarades, jétais, du moins, le seul ami quils approuvassent.

Pour la première fois, nul jour des vacances de cette année ne me fut pesant. Je connus donc que personne néchappe à son âge, et que mon dangereux mépris sétait fondu comme glace dès que quelquun avait bien voulu prendre garde à moi, de la façon qui me convenait. Nos communes avances raccourcirent de moitié la route que lorgueil de chacun de nous avait à faire.

Le jour de la rentrée des classes, René me fut un guide précieux.

Avec lui tout me devenait plaisir, et moi qui, seul, ne pouvais avancer dun pas, jaimais faire à pied, deux fois par jour, le trajet qui sépare Henri-IV de la gare de la Bastille, où nous prenions notre train.

Trois ans passèrent ainsi, sans autre amitié et sans autre espoir que les polissonneries du jeudi avec les petites filles que les parents de mon ami nous fournissaient innocemment, invitant ensemble à goûter les amis de leur fils et les amies de leur fille , menues faveurs que nous dérobions, et quelles nous dérobaient, sous prétexte de jeux à gages.


* * *

La belle saison venue, mon père aimait à nous emmener, mes frères et moi, dans de longues promenades. Un de nos buts favoris était Ormesson, et de suivre le Morbras, rivière large dun mètre, traversant des prairies où poussent des fleurs quon ne rencontre nulle part ailleurs, et dont jai oublié le nom. Des touffes de cresson ou de menthe cachent au pied qui se hasarde lendroit où commence leau. La rivière charrie au printemps des milliers de pétales blancs et roses. Ce sont les aubépines.

Un dimanche davril 1917, comme cela nous arrivait souvent, nous prîmes le train pour La Varenne, doù nous devions nous rendre à pied à Ormesson. Mon père me dit que nous retrouverions à La Varenne des gens agréables, les Grangier. Je les connaissais pour avoir vu le nom de leur fille, Marthe, dans le catalogue dune exposition de peinture. Un jour, javais entendu mes parents parler de la visite dun M. Grangier. Il était venu, avec un carton empli des oeuvres de sa fille, âgée de dix-huit ans. Marthe était malade. Son père aurait voulu lui faire une surprise : que ses aquarelles figurassent dans une exposition de charité dont ma mère était présidente. Ces aquarelles étaient sans nulle recherche ; on y sentait la bonne élève de cours de dessin, tirant la langue, léchant les pinceaux.

Sur le quai de la gare de La Varenne, les Grangier nous attendaient. M. et Mme Grangier devaient être du même âge, approchant de la cinquantaine. Mais Mme Grangier paraissait laînée de son mari ; son inélégance, sa taille courte, firent quelle me déplut au premier coup doeil.

Au cours de cette promenade, je devais remarquer quelle fronçait souvent les sourcils, ce qui couvrait son front de rides auxquelles il fallait une minute pour disparaître. Afin quelle eût tous les motifs de me déplaire, sans que je me reprochasse dêtre injuste, je souhaitais quelle employât des façons de parler assez communes. Sur ce point, elle me déçut.

Le père, lui, avait lair dun brave homme, ancien sous-officier, adoré de ses soldats. Mais où était Marthe ? Je tremblais à la perspective dune promenade sans autre compagnie que celle de ses parents. Elle devait venir par le prochain train, « dans un quart dheure, expliqua Mme Grangier, nayant pu être prête à temps. Son frère arriverait avec elle ».

Quand le train entra en gare, Marthe était debout sur le marchepied du wagon. « Attends bien que le train sarrête », lui cria sa mère Cette imprudente me charma.

Sa robe, son chapeau, très simples, prouvaient son peu destime pour lopinion des inconnus. Elle donnait la main à un petit garçon qui paraissait avoir onze ans. Cétait son frère, enfant pâle, aux cheveux dalbinos, et dont tous les gestes trahissaient la maladie.

Sur la route, Marthe et moi marchions en tête. Mon père marchait derrière, entre les Grangier.

Mes frères, eux, bâillaient avec ce nouveau petit camarade chétif, à qui lon défendait de courir.

Comme je complimentais Marthe sur ses aquarelles, elle me répondit modestement que cétaient des études. Elle ny attachait aucune importance. Elle me montrerait mieux, des fleurs « stylisées ». Je jugeai bon, pour la première fois, de ne pas lui dire que je trouvais ces sortes de fleurs ridicules.

Sous son chapeau, elle ne pouvait bien me voir. Moi, je lobservais.

 Vous ressemblez peu à madame votre mère, lui dis-je. Cétait un madrigal.

 On me le dit quelquefois ; mais, quand vous viendrez à la maison, je vous montrerai des photographies de maman lorsquelle était jeune, je lui ressemble beaucoup.

Je fus attristé de cette réponse, et je priai Dieu de ne point voir Marthe quand elle aurait lâge de sa mère.

Voulant dissiper le malaise de cette réponse pénible, et ne comprenant pas que, pénible, elle ne pouvait lêtre que pour moi, puisque heureusement Marthe ne voyait point sa mère avec mes yeux, je lui dis :

 Vous avez tort de vous coiffer de la sorte, les cheveux lisses vous iraient mieux.

Je restai terrifié, nayant jamais dit pareille chose à une femme. Je pensais à la façon dont jétais coiffé, moi.

 Vous pourrez le demander à maman (comme si elle avait besoin de se justifier !) ; dhabitude, je ne me coiffe pas si mal, mais jétais déjà en retard et je craignais de manquer le second train. Dailleurs, je navais pas lintention dôter mon chapeau.

« Quelle fille était-ce donc, pensais-je, pour admettre quun gamin la querelle à propos de ses mèches ? »

Jessayais de deviner ses goûts en littérature ; je fus heureux quelle connût Baudelaire et Verlaine, charmé de la façon dont elle aimait Baudelaire, qui nétait pourtant pas la mienne. Jy discernais une révolte. Ses parents avaient fini par admettre ses goûts. Marthe leur en voulait que ce fût par tendresse. Son fiancé, dans ses lettres, lui parlait de ce quil lisait, et sil lui conseillait certains livres, il lui en défendait dautres. Il lui avait défendu Les Fleurs du mal. Désagréablement surpris dapprendre quelle était fiancée, je me réjouis de savoir quelle désobéissait à un soldat assez nigaud pour craindre Baudelaire. Je fus heureux de sentir quil devait souvent choquer Marthe. Après la première surprise désagréable, je me félicitai de son étroitesse, dautant mieux que jeusse craint, sil avait lui aussi goûté Les Fleurs du mal, que leur futur appartement ressemblât à celui de La Mort des amants. Je me demandai ensuite ce que cela pouvait bien me faire.

Son fiancé lui avait aussi défendu les académies de dessin. Moi qui ny allais jamais, je lui proposai de ly conduire, ajoutant que jy travaillais souvent. Mais, craignant ensuite que mon mensonge fût découvert, je la priai de nen point parler à mon père. Il ignorait, dis-je, que je manquais des cours de gymnastique pour me rendre à la Grande-Chaumière. Car je ne voulais pas quelle pût se figurer que je cachais lacadémie à mes parents, parce quils me défendaient de voir des femmes nues. Jétais heureux quil se fit un secret entre nous, et moi, timide, me sentais déjà tyrannique avec elle.

Jétais fier aussi dêtre préféré à la campagne, car nous navions pas encore fait allusion au décor de notre promenade. Quelquefois ses parents lappelaient : « Regarde, Marthe, à ta droite, comme les coteaux de Chennevières sont jolis », ou bien, son frère sapprochait delle et lui demandait le nom dune fleur quil venait de cueillir. Elle leur accordait dattention distraite juste assez pour quils ne se fâchassent point.

Nous nous assîmes dans les prairies dOrmesson. Dans ma candeur, je regrettais davoir été si loin, et davoir tellement précipité les choses. « Après une conversation moins sentimentale, plus naturelle, pensai-je, je pourrais éblouir Marthe, et mattirer la bienveillance de ses parents, en racontant le passé de ce village. » Je men abstins. Je croyais avoir des raisons profondes, et pensais quaprès tout ce qui sétait passé, une conversation tellement en dehors de nos inquiétudes communes ne pourrait que rompre le charme. Je croyais quil sétait passé des choses graves. Cétait dailleurs vrai, simplement, je le sus dans la suite, parce que Marthe avait faussé notre conversation dans le même sens que moi. Mais moi qui ne pouvais men rendre compte, je me figurais lui avoir adressé des paroles significatives. Je croyais avoir déclaré mon amour à une personne insensible. Joubliais que M. et Mme Grangier eussent pu entendre sans le moindre inconvénient tout ce que javais dit à leur fille ; mais, moi, aurais-je pu le lui dire en leur présence ?

 Marthe ne mintimide pas, me répétais-je. Donc, seuls, ses parents et mon père mempêchent de me pencher sur son cou et de lembrasser.

Profondément en moi, un autre garçon se félicitait de ces trouble-fête. Celui-ci pensait :

 Quelle chance que je ne me trouve pas seul avec elle ! Car je noserais pas davantage lembrasser, et naurais aucune excuse.

Ainsi triche le timide.

Nous reprenions le train à la gare de Sucy. Ayant une bonne demi-heure à lattendre, nous nous assîmes à la terrasse dun café. Je dus subir les compliments de Mme Grangier. Ils mhumiliaient. Ils rappelaient à sa fille que je nétais encore quun lycéen, qui passerait son baccalauréat dans un an. Marthe voulut boire de la grenadine ; jen commandai aussi. Le matin encore, je me serais cru déshonoré en buvant de la grenadine. Mon père ny comprenait rien. Il me laissait toujours servir des apéritifs. Je tremblai quil me plaisantât sur ma sagesse. Il le fit, mais à mots couverts, de façon que Marthe ne devinât pas que je buvais de la grenadine pour faire comme elle.

Arrivés à F, nous dîmes adieu aux Grangier. Je promis à Marthe de lui porter, le jeudi suivant, la collection du journal Le Mot et Une saison en enfer.

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