Arrivés à F, nous dîmes adieu aux Grangier. Je promis à Marthe de lui porter, le jeudi suivant, la collection du journal Le Mot et Une saison en enfer.
Encore un titre qui plairait à mon fiancé !
Elle riait.
Voyons, Marthe ! dit, fronçant les sourcils, sa mère quun tel manque de soumission choquait toujours.
Mon père et mes frères sétaient ennuyés, quimporte ! Le bonheur est égoïste.
* * *
Le lendemain, au lycée, je néprouvai pas le besoin de raconter à René, à qui je disais tout, ma journée du dimanche. Mais je nétais pas dhumeur à supporter quil me raillât de navoir pas embrassé Marthe en cachette. Autre chose métonnait ; cest quaujourdhui je trouvai René moins différent de mes camarades.
Ressentant de lamour pour Marthe, jen ôtais à René, à mes parents, à mes soeurs.
Je me promettais bien cet effort de volonté de ne pas venir la voir avant le jour de notre rendez-vous. Pourtant, le mardi soir, ne pouvant attendre, je sus trouver à ma faiblesse de bonnes excuses qui me permissent de porter après le dîner le livre et les journaux. Dans cette impatience, Marthe verrait la preuve de mon amour, disais-je, et si elle refuse de la voir, je saurais bien ly contraindre.
Pendant un quart dheure, je courus comme un fou jusquà sa maison. Alors, craignant de la déranger pendant son repas, jattendis, en nage, dix minutes, devant la grille. Je pensais que pendant ce temps mes palpitations de coeur sarrêteraient. Elles augmentaient, au contraire. Je manquai tourner bride, mais depuis quelques minutes, dune fenêtre voisine, une femme me regardait curieusement, voulant savoir ce que je faisais, réfugié contre cette porte. Elle me décida. Je sonnai. Jentrai dans la maison. Je demandai à la domestique si Madame était chez elle. Presque aussitôt, Mme Grangier parut dans la petite pièce où lon mavait introduit.
Je sursautai, comme si la domestique eût dû comprendre que javais demandé « Madame » par convenance et que je voulais voir « Mademoiselle ». Rougissant, je priai Mme Grangier de mexcuser de la déranger à pareille heure, comme sil eût été une heure du matin : ne pouvant venir jeudi, japportais le livre et les journaux à sa fille.
Cela tombe à merveille, me dit Mme Grangier, car Marthe naurait pu vous recevoir. Son fiancé a obtenu une permission, quinze jours plus tôt quil ne pensait. Il est arrivé hier, et Marthe dîne ce soir chez ses futurs beaux-parents.
Je men allai donc, et puisque je navais plus de chance de la revoir jamais, croyais-je, mefforçais de ne plus penser à Marthe, et, par cela même, ne pensant quà elle.
Pourtant, un mois après, un matin, sautant de mon wagon à la gare de la Bastille, je la vis qui descendait dun autre. Elle allait choisir dans des magasins différentes choses, en vue de son mariage. Je lui demandai de maccompagner jusquà Henri-IV.
Tiens, dit-elle, lannée prochaine, quand vous serez en seconde, vous aurez mon beau-père pour professeur de géographie.
Vexé quelle me parlât études, comme si aucune autre conversation neût été de mon âge, je lui répondis aigrement que ce serait assez drôle.
Elle fronça les sourcils. Je pensai à sa mère.
Nous arrivions à Henri-IV, et, ne voulant pas la quitter sur ces paroles que je croyais blessantes, je décidai dentrer en classe une heure plus tard, après le cours de dessin. Je fus heureux quen cette circonstance Marthe ne montrât pas de sagesse, ne me fit aucun reproche, et, plutôt, semblât me remercier dun tel sacrifice, en réalité nul. Je lui fus reconnaissant quen échange elle ne me proposât point de laccompagner dans ses courses, mais quelle me donnât son temps comme je lui donnais le mien.
Nous étions maintenant dans le jardin du Luxembourg ; neuf heures sonnèrent à lhorloge du Sénat. Je renonçai au lycée. Javais dans ma poche, par miracle, plus dargent que nen a dhabitude un collégien en deux ans, ayant la veille vendu mes timbres-poste les plus rares à la Bourse aux timbres, qui se tient derrière le Guignol des Champs-Élysées.
Au cours de la conversation, Marthe mayant appris quelle déjeunait chez ses beaux-parents, je décidai de la résoudre à rester avec moi. La demie de neuf heures sonnait. Marthe sursauta, point encore habituée à ce quon abandonnât pour elle tous ses devoirs de classe. Mais, voyant que je restais sur ma chaise de fer, elle neut pas le courage de me rappeler que jaurais dû être assis sur les bancs de Henri-IV.
Nous restions immobiles. Ainsi doit être le bonheur. Un chien sauta du bassin et se secoua. Marthe se leva, comme quelquun qui, après la sieste, et le visage encore enduit de sommeil, secoue ses rêves. Elle faisait avec ses bras des mouvements de gymnastique. Jen augurai mal pour notre entente.
Ces chaises sont trop dures, me dit-elle, comme pour sexcuser dêtre debout.
Elle portait une robe de foulard, chiffonnée depuis quelle sétait assise. Je ne pus mempêcher dimaginer les dessins que le cannage imprime sur la peau.
Allons, accompagnez-moi dans les magasins, puisque vous êtes décidé à ne pas aller en classe, dit Marthe, faisant pour la première fois allusion à ce que je négligeais pour elle.
Je laccompagnai dans plusieurs maisons de lingerie, lempêchant de commander ce qui lui plaisait et ne me plaisait pas ; par exemple, évitant le rose, qui mimportune, et qui était sa couleur favorite.
Après ces premières victoires, il fallait obtenir de Marthe quelle ne déjeunât pas chez ses beaux-parents. Ne pensant pas quelle pouvait leur mentir pour le simple plaisir de rester en ma compagnie, je cherchai ce qui la déterminerait à me suivre dans lécole buissonnière. Elle rêvait de connaître un bar américain. Elle navait jamais osé demander à son fiancé de ly conduire. Dailleurs, il ignorait les bars. Je tenais mon prétexte. À son refus, empreint dune véritable déception, je pensai quelle viendrait. Au bout dune demi-heure, ayant usé de tout pour la convaincre, et ninsistant même plus, je laccompagnai chez ses beaux-parents, dans létat desprit dun condamné à mort espérant jusquau dernier moment quun coup de main se fera sur la route du supplice. Je voyais sapprocher la rue, sans que rien ne se produisît. Mais soudain, Marthe, frappant à la vitre, arrêta le chauffeur du taxi devant un bureau de poste.
Elle me dit :
Attendez-moi une seconde. Je vais téléphoner à ma belle-mère que je suis dans un quartier trop éloigné pour arriver à temps.
Au bout de quelques minutes, nen pouvant plus dimpatience, javisai une marchande de fleurs et je choisis une à une des roses rouges, dont je fis faire une botte. Je ne pensais pas tant au plaisir de Marthe quà la nécessité pour elle de mentir encore ce soir pour expliquer à ses parents doù venaient les roses. Notre projet, lors de la première rencontre, daller à une académie de dessin ; le mensonge du téléphone quelle répéterait, ce soir, à ses parents, mensonge auquel sajouterait celui des roses, métaient des faveurs plus douces quun baiser. Car, ayant souvent embrassé, sans grand plaisir, des lèvres de petites filles, et oubliant que cétait parce que je ne les aimais pas, je désirais peu les lèvres de Marthe. Tandis quune telle complicité métait restée, jusquà ce jour, inconnue.
Marthe sortait de la poste, rayonnante, après le premier mensonge. Je donnai au chauffeur ladresse dun bar de la rue Daunou.
Elle sextasiait, comme une pensionnaire, sur la veste blanche du barman, la grâce avec laquelle il secouait les gobelets dargent, les noms bizarres ou poétiques des mélanges. Elle respirait de temps en temps les roses rouges dont elle se promettait de faire une aquarelle, quelle me donnerait en souvenir de cette journée. Je lui demandai de me montrer une photographie de son fiancé. Je le trouvai beau. Sentant déjà quelle importance elle attachait à mes opinions, je poussai lhypocrisie jusquà lui dire quil était très beau, mais dun air peu convaincu, pour lui donner à penser que je le lui disais par politesse. Ce qui, selon moi, devait jeter le trouble dans lâme de Marthe, et, de plus, mattirer sa reconnaissance.
Mais, laprès-midi, il fallut songer au motif de son voyage. Son fiancé, dont elle savait les goûts, sen était remis complètement à elle du soin de choisir leur mobilier. Mais sa mère voulait à toute force la suivre. Marthe, enfin, en lui promettant de ne pas faire de folies, avait obtenu de venir seule. Elle devait, ce jour-là, choisir quelques meubles pour leur chambre à coucher. Bien que je me fusse promis de ne montrer dextrême plaisir ou déplaisir à aucune des paroles de Marthe, il me fallut faire un effort pour continuer de marcher sur le boulevard dun pas tranquille qui maintenant ne saccordait plus avec le rythme de mon coeur.
Cette obligation daccompagner Marthe mapparut comme une malchance. Il fallait donc laider à choisir une chambre pour elle et un autre ! Puis, jentrevis le moyen de choisir une chambre pour Marthe et pour moi.
Joubliais si vite son fiancé, quau bout dun quart dheure de marche, on maurait surpris en me rappelant que, dans cette chambre, un autre dormirait auprès delle.
Son fiancé goûtait le style Louis XV.
Le mauvais goût de Marthe était autre ; elle aurait plutôt versé dans le japonais. Il me fallut donc les combattre tous deux. Cétait à qui jouerait le plus vite. Au moindre mot de Marthe, devinant ce qui la tentait, il me fallait lui désigner le contraire, qui ne me plaisait pas toujours, afin de me donner lapparence de céder à ses caprices, quand jabandonnerais un meuble pour un autre, qui dérangeait moins son oeil.
Elle murmurait : « Lui qui voulait une chambre rose. » Nosant même plus mavouer ses propres goûts, elle les attribuait à son fiancé. Je devinai que dans quelques jours nous les raillerions ensemble.
Pourtant je ne comprenais pas bien cette faiblesse. « Si elle ne maime pas, pensai-je, quelle raison a-t-elle de me céder, de sacrifier ses préférences, et celles de ce jeune homme, aux miennes ? » Je nen trouvai aucune. La plus modeste eût été encore de me dire que Marthe maimait. Pourtant jétais sûr du contraire.
Marthe mavait dit : « Au moins laissons-lui létoffe rose. » « Laissons-lui ! » Rien que pour ce mot, je me sentais près de lâcher prise. Mais « lui laisser létoffe rose » équivalait à tout abandonner. Je représentai à Marthe combien ces murs roses gâcheraient les meubles simples que « nous avions choisis », et, reculant encore devant le scandale, lui conseillai de faire peindre les murs de sa chambre à la chaux !
Cétait le coup de grâce. Toute la journée, Marthe avait été tellement harcelée quelle le reçut sans révolte. Elle se contenta de me dire : « En effet, vous avez raison. »
À la fin de cette journée éreintante, je me félicitai du pas que javais fait. Jétais parvenu à transformer, meuble à meuble, ce mariage damour, ou plutôt damourette, en un mariage de raison, et lequel ! puisque la raison ny tenait aucune place, chacun ne trouvant chez lautre que les avantages quoffre un mariage damour.
En me quittant, ce soir-là, au lieu déviter désormais mes conseils, elle mavait prié de laider les jours suivants dans le choix de ses autres meubles. Je le lui promis, mais à condition quelle me jurât de ne jamais le dire à son fiancé, puisque la seule raison qui pût à la longue lui faire admettre ces meubles, sil avait de lamour pour Marthe, cétait de penser que tout sortait delle, de son bon plaisir, qui deviendrait le leur.
Quand je rentrai à la maison, je crus lire dans le regard de mon père quil avait déjà appris mon escapade. Naturellement il ne savait rien ; comment eût-il pu le savoir ?
« Bah ! Jacques shabituera bien à cette chambre », avait dit Marthe. En me couchant, je me répétai que, si elle songeait à son mariage avant de dormir, elle devait, ce soir, lenvisager de tout autre sorte quelle ne lavait fait les jours précédents. Pour moi, quelle que fût lissue de cette idylle, jétais, davance, bien vengé de son Jacques : je pensais à la nuit de noces dans cette chambre austère, dans « ma » chambre !
Le lendemain matin, je guettai dans la rue le facteur qui devait apporter une lettre dabsence. Il me la remit, je lempochai, jetant les autres dans la boîte de notre grille. Procédé trop simple pour ne pas en user toujours.
Manquer la classe voulait dire, selon moi, que jétais amoureux de Marthe. Je me trompais. Marthe ne métait que le prétexte de cette école buissonnière. Et la preuve, cest quaprès avoir goûté en compagnie de Marthe aux charmes de la liberté, je voulus y goûter seul, puis faire des adeptes. La liberté me devint vite une drogue.
Lannée scolaire touchait à sa fin, et je voyais avec terreur que ma paresse allait rester impunie, alors que je souhaitais le renvoi du collège, un drame, enfin, qui clôturât cette période.
À force de vivre dans les mêmes idées, de ne voir quune chose, si on la veut avec ardeur, on ne remarque plus le crime de ses désirs. Certes, je ne cherchais pas à faire de la peine à mon père ; pourtant, je souhaitais la chose qui pourrait lui en faire le plus. Les classes mavaient toujours été un supplice ; Marthe et la liberté avaient achevé de me les rendre intolérables. Je me rendais bien compte que, si jaimais moins René, cétait simplement parce quil me rappelait quelque chose du collège. Je souffrais, et cette crainte me rendait même physiquement malade, à lidée de me retrouver, lannée suivante, dans la niaiserie de mes condisciples.