Coeur de panthère - Gustave Aimard


Gustave Aimard

COEUR DE PANTHÈRE

CHAPITRE PREMIER. UNE HÉROÏNE DU DÉSERT

Il ny a pas, sous le soleil, de paysage plus splendide et plus riche en beautés sauvages que le territoire à louest de la Nébraska, sur lequel ce déroulent les plaines de Laramie.

Pour le voyageur qui visite ces admirables contrées, ce nom de Plaines semble inexact au premier abord; car, avant dy parvenir, il a dû gravir les plus hauts plateaux des Montagnes Rocheuses.

Cependant le mot est vrai, cest bien une plaine dont il sagit.

Le Fort Laramie, qui occupe un des points extrêmes, est situé au confluent nord de la Nébraska ou Platte, avec un autre cours deau quelle absorbe.

Des sources de la Platte à ce confluent la rivière décrit un cercle immense denviron quatre-cents milles, embrassant dans son cours plusieurs chaînes de montagnes égales en hauteur.

Dun autre côté, la rivière Laramie dont la naissance est proche de la Nébraska, entoure le reste du territoire, sur un diamètre de soixante-et-quinze milles, et complète ainsi la circonférence.

Cette enclave constitue les fameuses plaines de Laramie.

Cette région nest pas seulement une prairie monotone et stérile; on y voit des vallées fertiles, riantes, couvertes de forêts et de récoltes; des côteaux admirables et verdoyants; de gras pâturages; des cours deau rayonnant dans toutes les directions.

Au milieu des âpres Montagnes Rocheuses, cest un oasis, un Éden inattendu.

Tout autour, le colossal amphithéâtre des hautes cîmes sélève dans sa grandeur solitaire et forme un saisissant contraste avec les beautés plus douces, plus harmonieuses des vallées; on dirait les sourcils froncés de spectateurs géants jetant un regard sévère sur les folâtreries gracieuses de la nature.

Le pic Laramie, point culminant de cette chaîne, sélève à environ trente milles du fort qui a emprunté son nom: cest le centre dun paysage incomparable par sa splendeur et son immensité; la vue, que rien ne limite, plane au-dessus des prairies incommensurables, jusquau lointain Missouri. Cest le point de vue des Basses-Terres, en regardant lOrient. Au couchant cest tout un autre aspect; à perte de vue surgissent des troupeaux de montagnes dont les croupes luisantes ou sombres, nues ou boisées, rocailleuses ou verdoyantes, ondulent en tout sens. Tout un panorama de collines!

Deux de ces cîmes méritent une mention particulière: ce sont, le Roc Indépendance et la Porte-du-Diable. Ce dernier pic est un grand rocher, sur lequel napparaît pas la moindre trace de végétation, et qui sélève, solitaire, à une hauteur de quatre mille pieds. Sur son extrême pointe est une espèce de portique, œuvre bizarre de la nature, et qui a donné son nom à toute la montagne. Là sarrête une chaîne immense qui forme la principale ossature des Montagnes Rocheuses. Des Portes-du-Diable jaillit la rivière Sweet-water (Eaux-Douces); le bruit infernal de ses cascades, les bonds effrayants de ses flots à travers les roches aiguës, le grondement continu des échos, tout motive le nom sinistre qui sapplique à ces mornes et imposantes solitudes.

Nous sommes en 1857-58. A cette époque, le fort Kearney, situé à environ deux cents milles du Missouri, était le settlement (établissement) le plus éloigné «du lointain Ouest.» Il est vrai que plus dun aventurier, plus dun hardi pionnier de la civilisation, avait poussé plus loin ses excursions dans le désert; il y avait des huttes de chasseurs, de squatters (défricheurs, colons), jusque sur les bords de la Platte, jusquau pied des Montagnes Rocheuses; mais ces habitations clairsemées dans ces immenses solitudes ne méritaient pas le nom de settlements; la contrée ne pouvait pas être considérée comme peuplée.

Le mot de squatter implique ordinairement lidée dun forestier grossier et illettré. Effectivement cest le cas le plus ordinaire: mais, comme il ny a pas de règle sans exception, on pouvait trouver, dans les plaines de la Nébraska quelques familles ayant appartenu aux classes distinguées de la société civilisée. Cétaient, pour la plupart, des gens qui avaient éprouvé des revers de fortune ou des déchirements de cœur inguérissables, et qui, fuyant le monde des villes, étaient venus se retremper aux virginales magnificences de la solitude.

Là, au moins, ils vivaient tranquilles, ces exilés, ces convalescents de la civilisation; mieux valait pour eux la rencontre fortuite du Buffalo ou de lIndien que le contact quotidien de la population des villes.

Le fort Laramie était, à cette époque, un poste important pour la traite des marchandises; cétait le rendez-vous des Indiens chasseurs et trafiquants, des trappeurs (chasseurs) de toutes les nations, des aventureux négociants Américains. Il y avait, en tout temps, une garnison denviron trois cents hommes.

Cétait là que sorganisaient les caravanes pour le Golden State (Région dOr), qui passaient par la vallée de la Platte, le Sweet-water, South-Pass et Fort-Hall.

Au seuil des contrées montagneuses se trouvaient, par groupes de dix ou douze, des habitations échelonnées çà et là dans les plaines de Laramie, sur une étendue denviron trente à quarante milles.

Nous attirerons lattention du lecteur sur un de ces charmants ermitages. Son apparence extérieure était modeste, mais révélait des habitants honorables. Il était situé près des confluents de la Platte et de Medicine-Bow River, à cinq milles de Sweet-water, à quinze milles des Portes-du-Diable.

Au lieu dêtre installée dans la vallée une des plus belles de la contrée, cette habitation était perchée comme un nid daigle sur la cime dun côteau, et disparaissait au milieu des feuillages touffus. La pente, pour y arriver, était hérissée de rocs menaçants, disposés en forme de labyrinthe, et qui en rendaient laccès difficile à tout autre quun familier de lendroit.

Lorsque le voyageur, quittant les régions civilisées, pénètre dans les déserts de lOuest, il est saisi par la nouveauté sauvage et grandiose de cette nature admirable: ce ne sont plus les paysages alignés par le crayon plus ou moins maladroit des architectes, les points de vue calculés par la vieille routine, le clinquant champêtre au milieu duquel se pavanent autour de leurs maîtres des animaux dégénérés, atrophiés par la domestication. Ce nest plus le vieux monde défiguré par lhomme; cest la terre dans sa beauté native et fière, telle quelle est sortie des mains du Créateur.

La grande prairie se déroule, mouchetée de vertes forêts, de troupeaux de buffles, de hordes de chevaux sauvages, de loups, de daims bondissants; et au milieu de cette immensité silencieuse, passe lIndien, rapide, agile, infatigable, sans laisser derrière lui la trace de ses pas, sans faire le moindre bruit, sans faire ployer le brin dherbe sur lequel son pied se pose.

Le voyageur navance quavec une émotion respectueuse qui ressemble à de la crainte, mais dont le charme est inexprimable.

Et pourtant, si grande est la force des vieilles habitudes quil se trouve heureux de découvrir le Fort Laramie après avoir traversé les quatre cents milles du désert de la Nébraska: le moindre échantillon de la vie civilisé est le bien-venu.

Du reste, il faut en convenir, laspect de cette petite colonie militaire nétait pas sans offrir un certain attrait; on trouvait là une physionomie particulière aux gens, aux bêtes, aux choses même; il y avait comme un reflet du désert.

Il y avait même une Héroïne demi-sauvage, demi-civilisée, dont lhistoire était une légende de la Prairie.

Manonie ou Cœur-de-Panthère, comme lappelaient les Sauvages, était une «Face-Pâle.» Personne ne connaissait sa famille, si ce nétait un chef Pawnie, Nemona, autrement nommé Les Eaux Grondantes. Le père de Nemona lavait enlevée à sa famille, dans lÉtat central dIowa; elle nétait alors âgée que de trois ans. Le sort de ses parents resta un sombre mystère; la jeune fille elle-même avait ignoré que le sang de la race blanche coulait dans ses veines, jusquau moment où les officiers du Fort Laramie le lui avaient appris, avec force compliments. Un de ces Messieurs avait même eu la patience persévérante de se faire raconter par les Indiens quelques bribes de son histoire, et sétait ensuite empressé de lui faire connaître tout ce quil avait pû recueillir. Elle avait, du reste, été honorablement et affectueusement traitée par ses amis blancs; le commandant du Fort lavait presque adoptée et la considérait comme sa fille: aussi avait elle pour toute la population Face-Pâle une affection profonde qui avait exclu de son esprit tout souvenir Indien.

Un notable guerrier des Pawnies, nommé Wontum, cest à dire le Chat-Sauvage, avait demandé en mariage Cœur-de-Panthère; mais la jeune fille avait repoussé avec empressement ses prétentions amoureuses. Un noble et orgueilleux sentiment de sa supériorité native sétait élevé en elle et lavait portée à accueillir cet aspirant sauvage avec un dédain tel que linfortuné Wontum dût se retirer honteux et confus.

Nemona (le chef Pawnie dont nous ayons déjà parlé) avait, contrairement à la coutume Indienne, une seule et unique femme quil affectionnait et traitait avec tous les égards possibles. Il entreprit, avec elle, dintercéder pour Wontum auprès de la jolie transfuge; mais celle-ci navait plus dans le cœur un seul atome de lesprit Indien; toutes les instances furent repoussées avec perte. Il en résulta une certaine froideur entre eux; puis survinrent des propos piquants, enfin une rupture complète à la suite de laquelle Cœur-de-Panthère fut invitée par Nemona à chercher asile hors de chez lui. Ce fut à dater de cette époque que la jeune fille abandonna les villages Indiens.

Alors Wontum perdit toute espérance, pour le moment; mais il garda au fond de son cœur un sentiment indéfinissable qui tenait de lamour et de la haine, et qui nétait ni lun ni lautre. Les dédains de la jeune fille parurent inexplicables dans les tribus Indiennes; et ce fût, même, à cette occasion quelle reçût le nom de Cœur-de-Panthère: à loreille des sauvages il dépeignait parfaitement lintraitable humeur dont Manonie avait fait preuve envers un de leurs plus braves et plus séduisants guerriers.

Elle avait alors seize ans: ses instincts lattiraient vers la race blanche, elle finit par se fixer complétement parmi les Européens.

Là, au bout de peu de temps; elle fut rencontrée par un jeune lieutenant qui avait un peu entendu raconter son histoire par les Settlers des frontières ou les Indiens éclaireurs dans larmée. Dabord il lui accorda de la curiosité, puis de lintérêt; enfin, un beau jour, il saperçut quil en était devenu profondément amoureux. En effet, les grâces natives, la réserve modeste, la candeur ingénue de Manonie étaient de nature à faire impression sur lhomme le moins sensible. Bientôt on pût se convaincre dune chose surprenante, savoir quHenri Marshall, lieutenant de première classe dans les armées unies, fils de fière et riche famille, était le prétendant avoué et agréé dune petite fille sauvage jusqualors dédaigneuse des meilleurs partis. Car, il faut le dire, laffection sincère et noble du jeune officier avait touché le cœur de Manonie; elle navait pu le lui dissimuler.

Les fiançailles eurent lieu avec un immense retentissement parmi les tribus indiennes. Cette nouvelle excita plus dune secrète et amère jalousie. Nemona y fit peu dattention, car aucun lien de famille ne lattachait à Manonie; mais Wontum en fût outré, et se promit dexercer la plus terrible vengeance.

Comme il avait une influence considérable dans sa peuplade, il ne lui fut pas difficile de trouver des adhérents tout prêts à laider dans ses projets. Ainsi secondé il entreprit de la faire prisonnière dans le village Indien; mais elle eût ladresse de séchapper et parvint à gagner heureusement le Fort.

Furieux de cette désertion, Wontum résolut de reprendre la fugitive; à cet effet, il combina un plan qui semblait immanquable.

Il se posta, avec ses guerriers, sur le passage dune caravane, lattaqua dans la vallée South Pass (Défilé du sud), et fit prisonniers les voyageurs qui la composaient. Au lieu de les massacrer inhumainement, suivant lusage Indien, il se contenta de les faire garrotter avec soin; de plus, il eut la précaution de laisser échapper un des captifs: en agissant ainsi, il poursuivait le cours de ses combinaisons diaboliques.

Son but était, dabord, de faire connaître par lentremise du fugitif lévénement fâcheux survenu à la caravane. En effet, le malheureux émigrant, tout effarouché, ne manqua pas de courir au Fort Laramie, dy raconter le désastre et de demander à la garnison une sortie dans le but de délivrer les prisonniers.

A cette nouvelle, tout ce que le rusé sauvage avait prévu ne devait pas manquer darriver; les soldats sempressèrent de se proposer pour lexpédition, on neût quà refuser les volontaires qui se présentaient en foule: il fut question dune prise darmes sérieuse.

Cétait là précisément ce que voulait Wontum; trouver le Fort dégarni de la majeure partie de ses défenseurs, le surprendre, y pénétrer, enlever Manonie, lentraîner au fond des bois après avoir massacré tous les Européens sil était possible.

Bien entendu, le lieutenant Marshall, ce rival détesté, avait la première place dans les féroces préférences de Wontum.

En attendant le résultat de sa stratégie, le chef Indien conduisit ses prisonniers et son butin au sommet de Table-Hill qui est voisin de South Pass.

Ce pic, un des plus formidables de cette chaîne, sélève à sept mille quatre cent quatre-vingt huit pieds dans les profondeurs du ciel, au milieu dun chaos titanique de roches anguleuses, aiguës, hérissées, menaçantes: sur ses flancs de granit sombre règnent lhorreur et la solitude; ses sommités sont daffreux déserts perdus dans le désert du vide.

Wontum ne pouvait choisir une retraite plus sauvage et plus inaccessible: aussi en avait-il fait son quartier général. Cependant il ny concentra pas, pour le moment, toutes ses forces qui sélevaient à environ deux cents hommes: il laissa à Table-Hill une trentaine de guerriers, et avec le reste de sa troupe sen alla rôder autour du Fort Laramie, épiant une occasion favorable pour y porter le carnage, lincendie et le rapt.

La distance entre South-Pass et Laramie est denviron deux cents milles: la bande sauvage navait pas fait la moitié du chemin quelle aperçut les troupes venant du Fort. Les Indiens se cachèrent aussitôt, et, lorsque tout danger dêtre aperçus fut passé, ils se portèrent rapidement en avant: tout paraissait tourner au gré de leurs désirs; le plan de Wontum allait triompher.

Il nétait resté au Fort Laramie quune quarantaine dhommes, sous le commandement du lieutenant Henry Marshall. Son mariage avec la jeune fée des forêts navait pas encore été célébré: cependant Manonie habitait le Fort depuis plusieurs mois, logeant avec la femme dun officier.

Lagression commise contre les émigrants mit en éveil tous les instincts sauvages de la jeune fille; elle resta convaincue que Wontum était sur le sentier de guerre; dès ce moment, ses jours et ses nuits se passèrent dans une défiance incessante.

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