Coeur de panthère - Gustave Aimard 2 стр.


Rien négale la finesse idéale, la perspicacité inimaginable que léducation des bois donne aux sens; rien négale létonnante prescience avec laquelle hommes, femmes, enfants devinent ce quils ont à peine vu ou entendu: lEuropéen, bercé dans les langes étroits de la civilisation, ne peut que sincliner devant cette supériorité physique, et savouer inférieur, insuffisant, chétif.

Manonie avait le pressentiment des entreprises tentées par Wontum: elle savait quil ourdissait dans lombre quelque trame infernale, quil marchait contre le Fort; la jeune fille en était certaine; il ne lui manquait quun indice furtif, le vol dun oiseau, un cri dans la forêt pour dire «Les voilà!»

Toujours inquiète pour le Fort et sa faible garnison, la jeune fille passait ses nuits silencieuse sur les fortifications, épiant tous les murmures de lair, les sons furtifs de la vallée, les échos lointains de la montagne.

Pendant les journées elle disparaissait; tout son temps était employé à parcourir les environs du Fort, invisible et rapide comme un oiseau; voyant tout, entendant tout; devinant ce quelle navait pû voir ou entendre.

Ces longues et dangereuses pérégrinations plongeaient Marshall dans une mortelle inquiétude; lorsque, le soir, il la voyait arriver, lasse, épuisée par ses longues courses, il lui adressait de tendres reproches auxquels elle ne répondait que par un fier sourire et un mutin mouvement de tête: le lendemain elle recommençait.

Par une après-midi brumeuse, Manonie revint plus tôt que dhabitude, annonçant lapproche des Indiens. Aussitôt la petite garnison fit ses préparatifs de défense, et sorganisa pour opposer une résistance désespérée.

Le commencement de la nuit se passa dans une attente muette et morne, pendant laquelle on aurait pû entendre bondir dans leurs poitrines les cœurs des braves défenseurs du Fort. A une heure du matin les Sauvages donnèrent lassaut avec leur concert accoutumé de hurlements horribles: mais la réception fut si chaude et si inattendue quils furent obligés de battre en retraite, après avoir essuyé des pertes considérables.

Alors commença un siége en règle, dans lequel Wontum déploya toute lhabileté, tout lacharnement qui étaient en son pouvoir.

Trois jours se passèrent ainsi en combats effrayants. Le lieutenant Marshall avait été blessé; ses hommes, harassés par la lutte, et privés du concours de leur commandant, commençaient à se ralentir dans leur résistance.

Au milieu de la troisième nuit, les Indiens firent une charge désespérée: les assiégés se défendirent avec moins de vigueur. Encouragé par cette marque évidente de faiblesse, Wontum poussa si bien ses guerriers quils pénétrèrent dans la première enceinte.

A ce moment, Manonie veillait auprès du lit de son cher blessé; en sapercevant de la position critique où se trouvait la garnison, elle sauta sur une hache, courut aux retranchements avec la furie du désespoir, appelant les soldats à elle, et se jeta au plus fort de la mêlée.

Cet acte de bravoure sauva le Fort: toute la garnison reprit courage sous linfluence de ce noble exemple; il y eut une mêlée atroce, à la fin de laquelle les Sauvages furent repoussés.

Wontum fit des efforts inouïs pour semparer de la jeune fille; puis, lorsquil se fut convaincu que cétait chose impossible, il ne songea quà égorger Marshall: cet acte de férocité aurait été pour lui une demi-vengeance.

Son couteau, rouge de sang, était levé sur la tête du blessé lorsquarriva Manonie: prompte comme la foudre, la courageuse enfant se jeta sur le meurtrier, son tomahawk étincela et sabattit en sifflant. Elle avait visé la tête; mais son élan fut si désespéré que larme passa à côté du but et senfonça profondément dans lépaule.

Wontum, hors de combat, prit la fuite; ses hommes limitèrent; dès cet instant le siége fut levé, la garnison resta victorieuse. Les Indiens faillirent être pris entre deux feux, car les troupes revenant de leur expédition arrivèrent le lendemain dans la matinée.

Cœur-de-Panthère devint donc lhéroïne du Fort Laramie: sa renommée bien méritée sétendit au loin dans la prairie et se répandit sur toute la frontière. Aussi le premier mot de chaque voyageur était de sinformer delle, en arrivant au Fort, afin de lui adresser les éloges et les hommages quelle avait si bien mérités.

Son mariage avec Henry Marshall fut célébré sans retard. Deux années sécoulèrent, douces et rapides comme un beau songe pour les heureux époux. Manonie devint mère; un petit Harry Marshall commença bientôt à trottiner dans le Fort.

Pendant longtemps la jeune femme, aidée de son mari, fit dactives recherches pour tâcher de découvrir sa famille; mais ses démarches furent infructueuses. Plus dun père, plus dune mère auxquels avaient été ravis leurs pauvres petits enfants, se présentèrent pour reconnaître, sil était possible, dans la charmante et vertueuse héroïne, celle quils pleuraient depuis tant dannées: rien ne facilita une reconnaissance; aucun fait, aucun souvenir, aucun indice ne vint fournir une lumière utile: le mystère resta toujours aussi profond.

Pourtant, dans le recueillement de ses souvenirs, la jeune femme entrevoyait, comme des lueurs fugitives, les premières scènes de son enfance: il lui semblait apercevoir son petit berceau, sa mère penchée sur elle; entendre la voix mâle de son père sadoucissant pour lui parler au travers dun sourire. A lamour quelle éprouvait pour son enfant, elle jugeait de celui qui avait dû veiller autour de ses premières années: elle se disait quils avaient bien souffert comme elle souffrirait, elle, en pareil cas, ceux qui lavaient perdue: elle se disait quelle la reconnaîtrait sûrement cette pauvre mère, aimée quoique inconnue, si la Providence la lui faisait rencontrer: elle désirait ce grand bonheur de la famille qui lui manquait pour former le complément béni de son existence: elle priait, du fond de son cœur, pour ces chers inconnus, qui, sans doute, priaient aussi pour elle, sur la terre ou dans le ciel.

Trois ans après leur mariage, le lieutenant Marshall et sa femme étaient sur le point de quitter le Fort Laramie pour se rendre à Leavenworth: le petit Harry, leur unique enfant, idole de ses parents et de toute la garnison, avait deux ans. Des événements inattendus vinrent jeter dans leur paisible existence une perturbation profonde.

CHAPITRE II. OLD JOHN

Si le lecteur le trouve agréable, nous lui rappellerons cette cabane installée au confluent des rivières Platte et Medicine-Bow, sur le flanc dune colline: nous le conduirons auprès de cette habitation rustique, si bien cachée, comme un nid daigle au sein de la forêt, quelle avait échappé aux yeux perçants des rôdeurs Indiens.

Nous sommes au 20 septembre 1857; les premiers rayons de laube matinale commencent à peine à répandre sur la terre quelques lueurs indécises.

Un jeune homme, monté sur un pur-sang de toute beauté, sapproche lentement de la colline. Ses regards observateurs ont découvert une guirlande de fumée qui monte au-dessus des arbres; attiré par ce signe indicateur de la civilisation, il marche dans sa direction. Bientôt le chemin devenant impraticable pour sa monture, il est obligé de mettre pied à terre et de cheminer tant bien que mal, trébuchant, maugréant, soufflant, pendant que son cheval souffle et trébuche aussi, mais sans maugréer.

 Décidément, dit à haute voix notre voyageur; décidément, il a le goût du romantique, cet ermite enragé! Sans quoi, jamais il naurait choisi pour habitation un pareil site. Cest égal, son nom ne répond pas à la qualité de son logis. Old John!.... est-ce un nom assez vulgaire!.... Quoiquil en soit, cest un homme étrange, et sur lequel les Settlers de la plaine nont pu me fournir aucun renseignement.

 Décidément, dit à haute voix notre voyageur; décidément, il a le goût du romantique, cet ermite enragé! Sans quoi, jamais il naurait choisi pour habitation un pareil site. Cest égal, son nom ne répond pas à la qualité de son logis. Old John!.... est-ce un nom assez vulgaire!.... Quoiquil en soit, cest un homme étrange, et sur lequel les Settlers de la plaine nont pu me fournir aucun renseignement.

Ces dernières paroles du monologue furent adressées au cheval, qui, ny comprenant pas grandchose, ny répondit rien, comme son maître pouvait bien sy attendre.

A ce moment, lhomme et son coursier atteignirent la petite clairière où était bâtie la cabane:

 Que voudriez-vous donc savoir sur son compte? demanda soudainement une voix très-proche et qui semblait sortir dun gros arbre.

En effet un vieillard apparût, soulevant un grand lambeau décorce qui cachait la cavité du tronc vermoulu.

Le jeune voyageur surpris, tressaillit et fixa des regards curieux sur son interlocuteur. Cétait un homme de haute et puissante stature; aux yeux noirs voilés par dépais sourcils grisonnants; à la longue chevelure blanche tombant en désordre sur ses épaules; à la barbe épaisse, rude, pendante sur sa poitrine, digne en tous points du reste de sa personne.

Sa voix était basse, un peu voilée par une expression mélancolique, mais ferme et vibrante comme celle dun homme accoutumé au commandement.

Sans bien se rendre compte des sentiments qui lagitaient, le jeune homme resta quelques instants sans répondre.

Le vieillard remarquant son hésitation lui dit:

 Vous avez amené par ici un trop bel animal: cest dommage de sacrifier une aussi superbe bête aux griffes des Legyos.

 Je ne vous comprends pas.

 Aôh! Legyos; ce mot vous est inconnu?

 Entièrement: cest la première fois que je lentends prononcer, et javoue que jen ignore parfaitement la signification. Dans tous les cas, je serais désolé quil arrivât malheur à Dahlgren.

 Bien! bien! je comprends: cest le nom que vous donnez à votre cheval. Alors, si vous vous intéressez à lui, empêchez-le de séloigner.

Le jeune homme se retourna vivement; Dahlgren, quil avait négligemment attaché à une branche darbre, sétait rendu libre et se dirigeait vers la lisière du bois.

Après lavoir ramené, le voyageur passa la bride autour de son bras pour ne plus le perdre de vue, et reprit la conversation:

 Je crois bien quil ny avait pas grand risque à laisser la pauvre bête se rafraîchir un peu, avec lherbe tendre, de sa course matinale; néanmoins je préfère lavoir sous la main.

 Vous faites prudemment, car au bout de cinq minutes il aurait disparu; et pour le retrouver il aurait fallu laller demander aux Legyos.

 Encore les Legyos!

 Mais oui: vous ne savez donc pas que cest le nom indien des assassins, des brigands nocturnes?

 Ainsi, vous croyez quils auraient mis la main sur mon cheval?

 Sans doute: vous ne vous y attendiez guère, il me semble?

 Ma foi! non, je considère même vos appréhensions comme mal fondées: dans mon opinion, les Sauvages ne se sont pas aperçus de mon passage dans la vallée.

 Excusez-moi, jeune homme; vous êtes fou.

 Excusez-moi, vous même, sir: je ne suis pas accoutumé à mentendre qualifier ainsi, je ne puis permettre cette licence à personne.

 Vous préférez agir à votre guise, je suppose?

 Non, sir! Lorsque je serai certain que nous sommes amis, je profiterai de vos avis. Mais je persiste à repousser la qualification dont vous venez de me gratifier.

 Eh bien! je vous demande pardon. Vous savez que la vieillesse a des priviléges.

 Vous parlez courtoisement, sir; je vous octroie un plein et entier pardon.

 Pourquoi êtes-vous venu seul? demanda le vieillard en interrogeant son visiteur du regard; il nest sain pour personne de traverser cette vallée sans escorte, encore moins pour un cavalier bien monté et qui porte luniforme de larmée des États-Unis.

 Je nai pas eu le choix de faire autrement. Permettez-moi une question, sir. Nest-ce pas vous qui êtes connu sous le nom de John lermite?

Le vieillard baissa la tête et demeura quelque temps silencieux. Pendant cet intervalle un frisson parut le faire tressaillir, sa poitrine comprima un soupir demi-étouffé.

Le jeune voyageur le regardait avec un intérêt sympathique, tout en se demandant quel terrible événement avait pu pousser cet homme à vivre dans cette obscure et triste solitude. Un moment il regretta ses dernières paroles, craignant quelles neussent ouvert involontairement quelque plaie mal cicatrisée dans lâme du pauvre ermite.

Il avait beaucoup entendu parler de ce Vieux John: on le dépeignait comme un homme étrange, mais bon et pacifique. Les Sauvages en avaient une crainte superstitieuse: ils lui attribuaient une puissance surnaturelle, et napprochaient jamais de sa cabane; ils nosaient même saventurer sur la colline où elle était bâtie.

Les causes de son existence isolée et triste étaient ignorées; était-ce le remords, était-ce le chagrin? Personne navait jamais pénétré ce mystère. De lavis des Settlers qui avaient fait au Solitaire quelques rares visites, ce devait être un homme pieux, car ils lavaient trouvé en prières. Tout ce quon avait pu deviner cétait que sa mélancolie se reportait à des scènes lointaines dans son existence, et quil sétait exilé dans cette solitude pour fuir des lieux témoins dun bonheur perdu.

Après un long silence, le vieillard releva la tête, et répondit à la question du jeune homme:

 Oui je suis le viel ermite pour tous ceux qui me connaissent un peu. Cependant je ne suis pas un anachorète, un reclus, comme vous paraissez le croire.

Le jeune homme promena ses regards autour de lui, comme pour chercher les compagnons qui partageaient la solitude du vieillard.

Ce dernier lobservait en souriant:

 Non, poursuivit-il, vous ne verrez ici ni femme, ni enfants, ni famille; et pourtant je ne suis pas seul: regardez bien autour de vous; quaperçoit-on?

 Pas grandchose, si ce nest le désert sombre; la vallée; la montagne: toute cette nature est belle et grandiose, mais monotone. Là bas, la rivière étincelle au soleil; à la longue, ces reflets fatiguent, ce sont toujours les mêmes.

 Oui! oui! enfant! Cette région ressemble à son Créateur, elle ne change jamais. Cest bon, bien bon! ce qui ne change pas. Vous aimez la nouveauté, jeune homme? regardez-moi: jai été jeune comme vous, mais jai changé. Ma vie a changé encore plus que ma personne. Vous êtes heureux maintenant; eh quoi! voudriez-vous changer? pour avoir quoi? du malheur? Gardez-vous de devenir indifférent aux bienfaits dont vous a comblé la Providence: faites comme les oiseaux de ces forêts; ils sont toujours contents et ne changent jamais. Voyez ce miroir argenté de la rivière; toujours le même lit paisible, les mêmes ondes murmurantes, la même fraîcheur enchantée. Depuis bien des années je la contemple, je laime, je rêve au bruit de sa voix immense; elle na pas changé: la trouvez-vous moins belle pour cela? Jeune homme! Dieu vous garde davoir à regretter ce qui était, mais qui nest plus!

 Votre langage, sir, conviendrait à peindre une existence pleine déclat, de jeunesse, de félicité: mais il y a des cas, où je suppose que le changement serait bon et désirable. Prenons votre position elle-même pour exemple: croyez-vous que rien ne pourrait la rendre plus heureuse?

Назад Дальше