Quoiquon fût au mois de septembre et que les journées fussent encore chaudes, les nuits commençaient à être fraîches, surtout celle quavait choisie Wontum, à cause de la tempête. Les volets étaient donc fermés; mais celui près duquel sétait arrêté Wontum, souvrit en dedans de la croisée, et une forme humaine se montra derrière les vitres dans une espèce dauréole lumineuse. Il était impossible de distinguer si cétait un homme ou une femme.
Au même instant, une fenêtre située directement au-dessus souvrit, la tête dune femme apparut, et une voix féminine sécria:
Navez-vous pas entendu un bruit inusité, lieutenant Blair?
Oui, Manonie. Avez-vous remarqué quelque chose de suspect?
Certainement! je ne dormais pas et jécoutais avec attention pour savoir si je nentendais pas arriver mon mari que jattends cette nuit. Eh bien! je jure quun individu ou un objet quelconque a frappé à votre volet.
Moi, au contraire, jestime que nous nous sommes trompés tous deux. Ce sera le clapotement de la pluie ou le grincement des volets qui nous aura inquiétés.
Non! non! mon oreille a été attentive aux moindres bruits depuis la chûte du jour, elle navait rien entendu de semblable jusquà ce moment. Je ne serais pas du tout surprise que les Indiens fussent en train de rôder par ici.
Vous me paraissez dans lerreur, Manonie. Vous êtes dans une agitation nerveuse occasionnée par labsence de votre mari. Il serait impossible à un Sauvage dentrer ici sans être aperçu. Je vous conseille de vous reposer; cet état dattente et de vigilance forcée vous fait mal.
Il me serait impossible de prendre du repos, alors même que je le voudrais. Dailleurs, mon petit Harry a eu la fièvre et a passé une partie de la nuit dans linsomnie. Il dort à cette heure.
Sans doute vos inquiétudes lont agité. Croyez-moi, remettez-vous au lit, sans vous tourmenter davantage de tout cela. Si, par hasard, le bruit se renouvelait, je sortirais aussitôt pour faire une ronde sévère, et vérifier ce qui se passe.
Vous navez rien entendu dire sur le sort de mon mari et de nos amis, nest-ce pas?
Pas encore; mais je nai aucune crainte à leur sujet.
Je nen puis dire autant: tout ce que je vois depuis quelques jours me donne à penser que les Sauvages préparent quelque méchanceté. Jen ai aperçu bon nombre errant dans les environs, et leur apparition en ces lieux ne présage rien de bon. Je suis tourmentée de lidée que mon mari nétait pas escorté de forces suffisantes.
Oh! nous lui avons encore envoyé cent hommes de renfort. Demain, sans doute, nous les verrons arriver sains et saufs.
Dieu le veuille! bonsoir, lieutenant Blair.
Sur ce propos Manonie ferma ses contrevents.
Le jeune officier resta encore un moment occupé à sonder les obscurités de la nuit, puis il referma sa fenêtre et alla se coucher.
Wontum se releva dun seul bond.
Si quelque spectateur invisible avait pu apercevoir le visage de lIndien, il aurait été épouvanté de linfernale et triomphante expression qui se peignait sur ses traits de bronze. Le démon rouge savait maintenant tout ce quil voulait: Manonie était enfin trouvée; sa chambre était connue; labsence de son mari, labsence des meilleurs soldats du Fort, la faiblesse numérique de la garnison, tout venait dêtre révélé à laudacieux espion.
Il eût peine à retenir le cri de joie qui gonflait sa poitrine.
Son premier mouvement fût de rejoindre ses guerriers et de donner immédiatement lassaut; une réflexion larrêta: le jour allait se lever dans peu dheures, trop tôt peut-être pour que les Indiens eussent le temps dêtre prêts à lattaque. Or il ne fallait pas se risquer à un combat douteux qui pût aboutir à une défaite.
Dautre part lorgueilleux désir de mener tout seul à fin cette sinistre aventure le possédait. En un instant il eut combiné son plan, basé sur ce que le lieutenant Blair venait de dire; savoir, quil sortirait pour faire une ronde sil entendait le moindre bruit.
Il se rapprocha donc du volet et le cogna doucement, de façon à ce que Manonie ne pût lentendre, puis il sétendit par terre vivement. La fenêtre de Blair souvrit brusquement et cet officier demanda «qui va là?».
Bien entendu il ne reçut pas de réponse.
Alors le lieutenant sortit de sa chambre et ouvrit la grande porte dentrée: le Sauvage, aussitôt quil entendit ses pas craquer sur le gravier des allées, sélança, prompt comme la pensée, dans la chambre vacante et se blottit sous le lit.
Un sourire diabolique contracta ses traits, lorsque son oreille attentive saisit les ordres de recherche donnés par Blair à haute voix.
Personne naura lidée de regarder par ici, pensa-t-il; Wontum est plus rusé que le serpent, plus subtil que loiseau de la nuit: il se rit des Faces-Pâles.
Au bout de quelques minutes lofficier rentra dans sa chambre, sassit devant sa table et se mit à feuilleter des papiers en attendant le résultat des perquisitions. Au bout dune heure, un caporal se présenta et informa son chef que tout avait été visité dans le fort sans aucun résultat. Alors le lieutenant ferma ses volets, puis se coucha.
Une heure après, la respiration égale et retentissante du jeune homme annonça à son dangereux hôte quil était profondément endormi. Wontum rampa hors de sa cachette avec des précautions infinies, sassit sur le bord du lit, et se mit à contempler le lieutenant, qui, certes, ne soupçonnait point le terrible péril auquel il était exposé.
Le Sauvage tira de sa ceinture un couteau long et acéré; il en essaya la pointe sur le bout de son doigt, et éprouva un mouvement de satisfaction intime en se voyant maître de la situation, en voyant un de ses ennemis mortels complètement à sa discrétion.
Il se redressa de toute la hauteur de sa grande faille et se pencha sur le dormeur en levant son couteau qui jeta, dans lombre, un éclair sinistre.
Puis, sa main sabaissa sans frapper Le jeune lieutenant souriait au milieu dun rêve peut-être son âme, libre pendant quelques instants des liens terrestres, sétait envolée aux régions heureuses où tout est joie, bonheur et amour.
Presque en même temps, troublé par les effluves magnétiques rayonnant autour de lIndien, son sommeil fut interrompu soudain; Blair ouvrit les yeux.
En apercevant près de lui cette forme sombre et menaçante, le jeune officier chercha à se lever; sa poitrine rencontra la pointe du poignard.
Silence! gronda le Sauvage.
Que voulez-vous?
Vous tuer de suite voilà!
Le malheureux lieutenant ferma ses paupières, poussa un soupir; la lame sétait enfoncée toute entière dans sa gorge.
Le bandit regarda froidement le cadavre et resta quelques moments immobile. Tournant ensuite sur ses talons, il marcha vers la porte, louvrit et fit quelques pas dans le vestibule: la mèche fumeuse et carbonisée dun quinquet jetait dans lombre quelques lueurs mourantes, un profond silence régnait partout. Wontum senfonça dans le corridor dun pas de fantôme, cherchant lescalier qui menait aux étages supérieurs.
Layant trouvé aisément, il en gravit légèrement les degrés, sorienta habilement, et finit par découvrir la porte de la chambre où reposait Manonie.
Là, il sarrêta pour écouter; point de bruit la mère et lenfant dormaient. Au travers dune crevasse lIndien reconnut que la veilleuse éclairait encore. Il mit la main sur le loquet pour ouvrir; la serrure était fermée à clef.
Cet obstacle imprévu faillit déconcerter le Sauvage: attendre, cétait perdre un temps précieux, et, aux premiers rayons du jour, courir risque dune mort certaine; enfoncer la porte, cétait jeter sur lui toute la garnison que Manonie, réveillée, appellerait à grands cris
Que faire donc? Wontum sentait chanceler son audace.
Mais, lorsquun de ses favoris accomplit lœuvre du mal, Satan leur procure parfois une chance toute spéciale: ainsi arriva-t-il en cette occasion.
La démarche lourde et cadencée dune ronde de nuit se fit soudain entendre, tirant de leur silence les échos endormis sous les voûtes sombres. Un mouvement se fit entendre dans la chambre de Manonie. Wontum prêta loreille avec avidité, puis il fit un bond en arrière, et eût à peine le temps de se cacher dans lembrasure dune autre porte. Manonie sortait, un bougeoir à la main, et se dirigeait vers lescalier.
Tout en descendant légèrement les marches elle murmurait quelques mots, comme si elle eût répondu à ses propres pensées.
Le voilà peut-être arrivé! dit-elle avec joie.
Et elle courut vers la porte, croyant aller au-devant de son mari.
Pendant quelle séloignait, le Sauvage se glissa à pas de loup dans la chambre, se cacha derrière les doubles rideaux de la fenêtre et attendit les événements.