Cest mon opinion. Connaissez-vous les remarquables paroles prononcées par le baron de Humboldt au moment de sa mort?
Je ne pourrais vous dire.
Les voici: le vénérable savant voyait arriver le terme de son existence si belle et si bien remplie. Un jour, par une fente de ses volets passa un rayon de soleil qui vint se jouer sur son lit. Il contempla pendant quelques instants cette gerbe lumineuse, puis il murmura avec une expression de joie: «Oh! que cest beau! Dieu! que cest beau!» Il avait vu pareille chose dix mille fois en sa vie, mais jamais son admiration pieuse ne sétait lassée. Excusez-moi, jeune homme, je me livre à des pensées rustiques et trop naïves pour un homme civilisé comme vous; et joublie de vous demander quel est le but de votre visite: car vous venez du Fort, je suppose?
Je suis le lieutenant Henry Marshall.
Ah oui! je me souviens de vous avoir vu passer dans la vallée, il y a une dizaine de jours; mais vous étiez si loin, quaujourdhui je naurais pu vous reconnaître. Où sont vos hommes?
Ils sont tous morts.
Que me dites-vous là?
Oui; nous avons été surpris par une troupe de Sauvages dans la Passe du Sud; moi seul ai pu méchapper pour aller porter cette triste nouvelle au Fort. Une triste nouvelle, sir; en vérité, une triste nouvelle!
Et le jeune officier poussa un soupir en songeant à ses malheureux compagnons darmes.
A quelle tribu appartenaient les assaillants?
Je ne sais pas; il me semble que cétaient des Pawnies. Wontum, un de leurs chefs, a juré de me tuer, et denlever ma femme avec mon enfant; pourtant je ne lai pas aperçu parmi les Indiens; mais je suis convaincu quils agissaient daprès ses ordres.
Non, il a traversé la Vallée derrière Laramie, il y a trois jours.
Est-il possible? Et, était-il seul? demanda Marshall avec animation.
Non: ses guerriers étaient avec lui, tous peints en guerre, prêts pour le sang.
Ils étaient nombreux?
Au moins trois cents.
Et peints en guerre? murmura Marshall. Êtes-vous certain que Wontum les conduisit en personne?
Je ne pourrais en répondre positivement, car ils étaient à grande distance. Mais, soit parce quils étaient peints en guerre, soit pour plusieurs autres raisons, je suis convaincu que cétait la bande de Wontum.
Henry Marshall poussa un profond soupir et devint très-pâle; au bout dun instant le sang monta à son visage, il pressa son front entre ses deux mains. Le vieillard qui lobservait lui dit:
Pensez-vous que, réellement, ils aient lintention dattaquer le Fort?
Oui, et je tremble pour les suites; car la garnison est si faible!
Oh! elle se défendra bien un peu, dans tous les cas; si je ne me trompe, vous craignez bien davantage pour les Settlers que pour les soldats?
Je ne pourrais dire si jai plus de sollicitude pour les uns que pour les autres, mais, à ce moment, jai un poids énorme sur la poitrine; mon absence est peut être un acte de lâcheté qui livre ma femme et mon enfant aux chances des plus terribles dangers.
Ne sont-ils pas en sûreté dans le Fort?
Oui; du moins, je le suppose. Je nai aucune raison pour les croire en danger, et pourtant je suis oppressé par un pressentiment sombre: sil leur arrivait malheur, je ny survivrais pas.
Gardez-les bien, jeune homme, ces trésors une fois perdus on ne les retrouve plus! répondit le vieillard dun ton pénétré, pendant quune larme tremblait au bord de sa paupière.
Certainement, je voudrais les sauvegarder; cest le but unique de mon existence; mais il faut que je sois partout à la fois. Si je me suis arrêté ici jusquà présent, cétait pour procurer à mon pauvre cheval quelques moments de repos: je ne lignore pas, les moments sont précieux.
Il y a de grands dangers à courir dici au Fort. La vallée est pleine de coquins altérés de sang.
Il faut que je marche, quand même: les sentiers fussent-ils hérissés de serpents à sonnettes, il faut que je leur passe sur le corps.
Cest noblement parler, mon jeune ami, je vous félicite de votre courage: mais vous ne partirez pas seul; cest impossible.
Qui voudrait venir avec moi? qui voudrait partager de tels périls?
Moi.
Eh quoi! vous laisseriez pour moi, votre solitude si paisible, si sûre?
Je ne suis pas aussi solitaire que vous le croyez; je consacre une bonne portion de mon temps à secourir les malheureux voyageurs. Encore une fois, vous ne pouvez pas traverser la vallée; je serai votre guide dans la montagne, la seule voie qui reste praticable.
Et je vous tiendrai compagnie, aussi sûr que mon nom est Jack Oakley; dit dune voix hardie un nouvel arrivant.
Le vieil ermite lui tendit la main en signe de bienvenue, et lui demanda:
Nous apportez-vous quelque nouvelle dimportance?
Oui, quelque chose dimportant pour moi surtout.
Quest-ce que cest?
Oh! toujours la bonne chance à lenvers. Jai amené ici Molly, le baby et la vieille femme. Çà me ferait bien plaisir de pouvoir les laisser ici.
Il faut que les choses aillent bien mal pour que vous soyez obligé de chercher ici un refuge pour votre famille. En tout cas, elle est la bienvenue comme toujours.
Merci! je savais bien que nous trouverions bon accueil. Les pauvres enfants seront en sûreté ici; au moins les Legyos noseront pas venir les relancer ici, jusque dans la maison du Vieux Nick.
Sur un signal dOakley deux femmes et un bébé firent leur apparition dans la cabane et furent paternellement reçus par le vieillard.
Enfin; quelles nouvelles? demanda de nouveau ce dernier.
Rien; répondit Oakley, si ce nest quenviron deux cents canailles rouges ont descendu la Platte et rôdent par là bas dans tous les environs. Je pense donc que notre meilleure route sera de filer dans les montagnes en suivant le cours du Laramie; ce sera le plus sûr, et si nous faisons quelque rencontre sur les collines, ce ne seront que des coquins isolés.
Les préparatifs furent bientôt faits; la petite caravane se mit en route dans la direction du Fort.
CHAPITRE III. LEMBUSCADE DU TIGRE ROUGE
Les Sauvages avaient reçu un châtiment sévère sous les murs du Fort. Mais peu à peu limpression sen était effacée, et trois années sétaient à peine écoulées depuis le mariage de Marshall avec Manonie que les Pawnies avaient recommencé leurs déprédations.
Le plus souvent, leurs méchancetés étaient lœuvre indirecte de Wontum, qui, à sa haine invétérée contre les Blancs joignait une exécration toute particulière contre lhomme qui lui avait ravi les bonnes grâces de Cœur-de-Panthère.
Dans le but de se venger, il avait concentré toute son intelligence à méditer des plans diaboliques et on pouvait dire à coup sûr quil ne faisait pas un mouvement, ne se livrait pas à une pensée qui neût pour but quelque atrocité contre son ennemi.
LIndien, revenu à son caractère natif, est ainsi: fidèle à lamitié, plus fidèle encore à la haine; persévérant jusquà la mort dans ses farouches projets de vengeance; indomptable, impitoyable; plus sanguinaire que le Loup, plus féroce que le Tigre; se faisant une gloire, un triomphe suprême darriver à ses fins, dût-il payer le triomphe de sa vie.
Les difficultés que Wontum avait rencontrées dans laccomplissement de ses fureurs, au lieu de le décourager, avaient augmenté son exaltation; il avait tourné tous ses efforts vers une entreprise désespérée, et qui, à son avis, devait frapper Marshall au cœur: il sagissait de lui enlever son jeune enfant.
Les difficultés que Wontum avait rencontrées dans laccomplissement de ses fureurs, au lieu de le décourager, avaient augmenté son exaltation; il avait tourné tous ses efforts vers une entreprise désespérée, et qui, à son avis, devait frapper Marshall au cœur: il sagissait de lui enlever son jeune enfant.
Pour mieux préparer les événements au gré de ses désirs, Wontum se mit à semer entre les Blancs et les Indiens les germes dune haine nouvelle, gonflée de tout lancien levain de leurs vieilles discordes: il eût même linfernale précaution dirriter entre elles les tribus Peaux-Rouges. Par ces moyens perfides il organisa les éléments dune guerre générale.
Tous les jours se commettaient des meurtres, des vols, des atrocités de toute espèce dont il était le ténébreux auteur. Ensuite il pérorait contre les Visages-Pâles quil accusait de ces méfaits. Et cet état de choses devenait dautant plus irritant que les victimes étaient toujours choisies parmi les Pawnies, ou dans quelque tribu amie du voisinage.
A la fin, le chef suprême, Nemona, poussé par tous ses guerriers exaspérés, décida quon commencerait les hostilités. Ce jour-là Wontum faillit mourir de joie: il déploya, à lui seul, plus dardeur que tous ses compagnons ensemble, et mérita de recevoir une part importante du commandement supérieur.
Les Sauvages prirent possession de Devils Gate, sy fortifièrent avec un art infini, et se lancèrent en expédition.
Leur première attaque tomba justement sur une caravane escortée par Henry Marshall: voyageurs et soldats furent massacrés; le lieutenant seul échappa dune façon presque miraculeuse à ce désastre sanglant; nous lavons vu arriver seul et désolé chez le vieil ermite.
Après ce premier succès, sans perdre un seul instant, Wontum descendit la rivière Platte par un mouvement rapide, et arriva sous les murs du Fort, bien longtemps avant que lon y connût la fatale destinée de la caravane.
Le vindicatif Indien touchait à son but; il ne sagissait plus que de tenter à propos quelque ruse audacieuse: en un tour de main Cœur-de-Panthère et son petit enfant pouvaient être enlevés.
Par une sombre nuit dorage, il conduisit ses guerriers tout près des fortifications et les embusqua dans un petit bois extrêmement fourré. Puis il savança en éclaireur, seul, sans peinture ni vêtement de guerre.
On était loin de sattendre à un péril semblable dans le Fort; plus loin encore de prévoir un assaut aussi proche. La vigilance des sentinelles sétait considérablement relâchée; on ne se croyait plus en danger.
Wontum neût aucune difficulté à se glisser jusquà lintérieur des ouvrages avancés qui entouraient les fortifications: mais pour pénétrer plus avant dans la place se présentait un obstacle plus grave.
La présence dun Indien à pareille heure (il était minuit passé), devait nécessairement exciter des soupçons, sil venait à être aperçu: le risque était dautant plus grand, quavec les bruits de guerre sauvage qui commençaient à circuler, Wontum avait toute chance dêtre pris et passé par les armes dans la même minute, à titre despion ou de maraudeur nocturne.
Cependant le rusé coquin arriva sans mésaventure jusquà la porte du Fort. Elle était fermée et sa massive membrure de chêne opposait une barrière infranchissable. Devant était un factionnaire languissamment appuyé contre la muraille, son fusil à côté de lui.
Voilà un homme qui serait bien facile à égorger, sans bruit et sans peine, pensa Wontum.
Tout en songeant ainsi, et cherchant le parti quil allait prendre, il caressait son couteau de la main; linstinct farouche du meurtre lui montait au cœur, la sentinelle courait sans sen douter un danger mortel.
Tout à coup la porte souvrit avec un bruit sourd, un peloton de soldats apparût; on venait relever le factionnaire. Ce dernier, réveillé en sursaut, sauta sur son fusil et présenta les armes; puis, tous les militaires se groupèrent pour échanger la consigne et le mot dordre.
Le Pawnie profita de ce moment pour se glisser comme un serpent au travers du guichet béant devant lui. Un sentiment dorgueil gonfla sa poitrine; il était au cœur de la place.
Mais là il se trouvait en pays inconnu, au milieu des plus épaisses ténèbres. Il était entré dans la citadelle une seule fois peut-être, et alors il navait pas songé à en connaître la topographie intérieure, jusque-là sans intérêt pour lui.
Or, ce nétait pas chose facile de cheminer dans ce dédale tout hérissé de périls et dans lequel il ne savait pas comment faire le premier pas.
Son ardeur de vengeance était telle quil sarrêta à peine à réfléchir, et quil entendit dune oreille impassible la porte énorme retomber dans son cadre de granit, fermant ainsi toute issue pour la retraite. Pendant quelques secondes le pas cadencé des soldats résonna dans lesplanade, puis tout retomba dans un lugubre silence.
Wontum ignorait les usages des camps civilisés; mais son instinct naturel lui révélait que, comme dans un village Indien, les logements les plus beaux devaient être réservés aux chefs: cette première donnée lui suffit pour sorienter.
Devant lui sétendait une double rangée de tentes ou de baraques, dont les formes basses et blanchâtres se profilaient sur les noires profondeurs de lhorizon. A sa droite sélevaient des maisons dont les apparences étaient plus confortables: il en augura que ce devait être là son but.
Pour sen approcher lIndien était obligé de traverser un espace découvert: mais lobscurité était si épaisse, quen usant de précautions, il ne risquait nullement dêtre aperçu.
Laudacieux espion savança donc hardiment, rampant à la manière Indienne, invisible, silencieux, rapide comme un démon de la nuit.
Partout la nuit noire! Au travers dun volet mal joint, au rez-de-chaussée, séchappait un mince filet de lumière: deux ou trois clartés tremblotantes se montraient vaguement aux fenêtres de létage supérieur. Pas une voix, pas un son ne troublait le morne silence, si ce nétaient les pleurs lamentables de la pluie ruisselante et le râlement obstiné du vent.
Tous dormaient dun sommeil de plomb, excepté ceux dont le devoir était de veiller ou ceux qui entretenaient les lumières brillant à leurs fenêtres:.... Et si des yeux étaient éveillés, si un cœur était inquiet, pourquoi ne serait-ce pas ceux de Manonie, de Cœur-de-Panthère!
A ce nom, les muscles de lIndien se crispèrent dans ses mains brûlantes; lheure de la vengeance arrivait enfin!!
Il avançait sans relâche, glissant sur le sol avec lequel se confondaient les teintes brunes de son corps, sarrêtant souvent pour sonder lombre dans une muette immobilité. Bientôt il fût tout près de la fenêtre éclairée au rez-de-chaussée: il se redressa, tout palpitant dune curiosité farouche. Dépais rideaux interceptaient complétement la vue de lintérieur; lIndien ne pût rien apercevoir. Alors il appliqua son oreille contre les vitres et écouta: aucun son ne se fit entendre.
Après un instant dobservation infructueuse laudacieux bandit frappa un léger coup sur un carreau: nul mouvement ne répondit.
Dors! dors! grommela-t-il; cétait ici la chambre du capitaine, lorsquil fût blessé, il y a longtemps: il faut savoir si cest encore la sienne.
Et il frappa de nouveau contre les vitres, mais plus fort, cette fois. Aussitôt il se fit du bruit dans lintérieur. Prompt comme léclair, le sauvage recula et se coucha par terre.
Quoiquon fût au mois de septembre et que les journées fussent encore chaudes, les nuits commençaient à être fraîches, surtout celle quavait choisie Wontum, à cause de la tempête. Les volets étaient donc fermés; mais celui près duquel sétait arrêté Wontum, souvrit en dedans de la croisée, et une forme humaine se montra derrière les vitres dans une espèce dauréole lumineuse. Il était impossible de distinguer si cétait un homme ou une femme.