Les nuits mexicaines - Gustave Aimard 3 стр.


Au moment où le cocher ou mayoral, américain du nord pur sang, après être parvenu, à force de jurons yankées entremêlés de mauvais espagnol, à caser tant bien que mal ses voyageurs dans son véhicule à demi-disloqué par les cahots de la route, prenait les rênes pour partir, un galop de chevaux accompagné d'un cliquetis de sabres se fit entendre et une troupe de cavaliers revêtus de costumes à peu près militaires, mais en fort mauvais état, fit halte devant le rancho.

Cette troupe, composée d'une vingtaine d'hommes à faces patibulaires, était commandée par un alférez ou sous-lieutenant aussi pauvrement habillé que ses soldats, mais dont par contre les armes étaient en fort bon état.

Cet officier était un homme long, sec, maigre et nerveux, à la physionomie sournoise, au regard louche, et au teint de bistre.

 ¡Hola! Compadre, cria-t-il au mayoral, vous partez de bien bonne heure il me semble.

Le yankée si insolent un instant auparavant changea subitement de manières; il s'inclina humblement avec un sourire faux et répondit d'une voix traînante et câline en affectant une grande joie que probablement il n'éprouvait point:

 ¡Eh! ¡Válgame Dios! C'est le señor don Jesús Domínguez! Quelle heureuse rencontre! J'étais loin de m'attendre à un si grand bonheur ce matin; est-ce que votre seigneurie vient pour escorter la diligence.

 Non pas aujourd'hui, un autre devoir m'amène.

 Oh! Votre seigneurie a bien raison, mes voyageurs ne méritent guère une escorte aussi honorable; costeños qui ne me semblent pas être bien riches, d'ailleurs je serai obligé de m'arrêter au moins pendant trois heures à Orizaba pour réparer ma voiture.

 Alors adieu et vas au diable! répondit l'officier.

Le mayoral hésita un instant, puis au lieu de partir ainsi qu'on le lui commandait, il descendit rapidement de son siège et s'approcha de l'officier.

 Vous avez quelque nouvelle à me donner, n'est-ce pas, compadre, dit celui-ci?

 J'en ai une, señor, répondit le mayoral en riant faux.

 Ah! Ah! fit l'autre, et qu'est-elle? Bonne ou mauvaise?

 Le Rayo est en avant sur la route de México.

L'officier tressaillit imperceptiblement à cette révélation, mais se remettant aussitôt:

 Vous vous trompez, dit-il.

 Ah! Que non pas, je l'ai vu comme je vous vois.

L'officier sembla réfléchir une minute ou deux.

 C'est bon, je vous remercie, compadre; je prendrai mes précautions. Et vos voyageurs?

 Ce sont de pauvres hères, à part deux domestiques d'un comte français, dont les malles et les caisses remplissent à elles seules toute la voiture, les autres ne méritent pas la peine qu'on s'occupe d'eux. Est-ce que vous avez l'intention de les visiter?

 Je n'y suis pas encore décidé, je verrai, je réfléchirai.

 Enfin, vous agirez comme vous le trouverez convenable. Pardonnez-moi de vous quitter, señor don Jesús; mes voyageurs s'impatientent, il me faut partir.

 Allons, au revoir.

Le mayoral monta sur son siège, fouetta les mules, et la voiture partit avec une rapidité peu rassurante pour ceux qu'elle contenait et qui risquaient à chaque angle du chemin de se briser les os.

Aussitôt que l'officier se trouva seul, il s'approcha du ventero occupé à mesurer du maïs, à quelques arrieros et l'interpellant avec hauteur:

 Eh! lui demanda-t-il, n'avez-vous pas ici un caballero espagnol et une dame?

 Oui, répondit le ventero, en se découvrant avec un respect mêlé de crainte, oui, seigneur officier, un caballero assez âgé, accompagné d'une dame toute jeune, est arrivé ici hier un peu après le coucher du soleil, dans la berline que vous voyez là remisée devant la porte du rancho; ils avaient avec eux une escorte. D'après ce qu'ont dit les soldats, ils viennent de la Veracruz et se rendent à México.

 C'est cela même, je suis envoyé pour leur servir d'escorte jusqu'à Puebla de Los Ángeles; mais ils ne semblent pas être pressés de partir; cependant la journée doit être longue et ils ne feraient pas mal de se hâter.

En ce moment une porte intérieure s'ouvrit, un homme richement vêtu entra dans la salle commune, et après avoir légèrement soulevé son chapeau en prononçant le sacramentel Ave Maria purísima, il s'avança vers l'officier qui en l'apercevant avait fait quelques pas à sa rencontre.

Ce nouveau personnage était un homme d'environ cinquante-cinq ans encore vert; sa taille était haute et élégante, ses traits beaux et nobles, une expression de franchise et de bonté était répandue sur sa physionomie.

 Je suis don Antonio de Carrera, dit il, en s'adressant à l'officier; j'ai entendu les quelques mots que vous avez dits à notre hôte; je crois, seigneur, être la personne que vous avez mission d'escorter.

 En effet, señor caballero, répondit poliment le sous-lieutenant, le nom que vous avez prononcé est bien celui écrit par l'ordre dont je suis porteur; j'attends votre bon plaisir, prêt à faire ce que vous désirerez.

 Je vous remercie, señor; ma fille est un peu malade, je craindrais, en me mettant en route d'aussi bonne heure, de porter atteinte à sa santé délicate, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous demeurerons encore quelques heures ici et nous ne partirons qu'après notre déjeuner auquel je serais honoré que vous daigniez prendre part.

 Je vous rends mille grâces, caballero, répondit l'officier, en s'inclinant avec courtoisie, mais je ne suis qu'un soldat grossier, dont la société ne saurait être agréable à une dame; veuillez donc m'excuser si je refuse votre toute gracieuse invitation, dont cependant je vous suis aussi reconnaissant que si je l'acceptais.

 Je n'insiste pas, seigneur, bien que j'aurais été flatté de vous avoir pour convive; ainsi il est convenu, n'est-ce pas, que nous resterons ici encore?

 Tant que vous le voudrez, señor, je vous répète que je suis à vos ordres.

Après cet échange mutuel de bons procédés les deux interlocuteurs se séparèrent, le vieillard rentra dans l'intérieur du rancho et l'officier sortit pour installer le bivouac de sa troupe.

Les soldats mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux au piquet et commencèrent à vaguer de côté et d'autre en fumant leur cigarette, regardant tout avec cette inquiète curiosité particulière aux Mexicains.

Cependant l'officier avait dit quelques mots à voix basse à un soldat; celui-ci, au lieu d'imiter l'exemple de ses compagnons, était au contraire remonté à cheval et s'était éloigné au galop.

Vers dix heures du matin, les domestiques de don Antonio de Carrera attelèrent les chevaux à la berline, puis quelques instants plus tard le vieillard sortit.

Il donnait le bras à une dame, tellement enveloppée dans son voile et sa mante qu'il était littéralement impossible de rien voir de son visage ou de rien deviner de l'élégance de sa taille.

Aussitôt que la jeune dame eût été confortablement installée dans la berline, don Antonio se retourna vers l'officier qui s'était rapidement rapproché de lui.

 Nous partirons quand vous voudrez, seigneur lieutenant, lui dit-il.

Don Jesús s'inclina.

L'escorte se mit en selle; le vieillard monta alors dans la berline dont la portière fut fermée par un domestique qui prit place sur le siège à côté du cocher; quatre autres domestiques bien armés se rangèrent derrière la voiture.

 En route, cria l'officier.

La moitié de l'escorte prit les devants, l'autre moitié forma l'arrière-garde, le cocher fouetta ses chevaux, et voiture et cavaliers emportés par un galop rapide disparurent dans un nuage de poussière.

 Nous partirons quand vous voudrez, seigneur lieutenant, lui dit-il.

Don Jesús s'inclina.

L'escorte se mit en selle; le vieillard monta alors dans la berline dont la portière fut fermée par un domestique qui prit place sur le siège à côté du cocher; quatre autres domestiques bien armés se rangèrent derrière la voiture.

 En route, cria l'officier.

La moitié de l'escorte prit les devants, l'autre moitié forma l'arrière-garde, le cocher fouetta ses chevaux, et voiture et cavaliers emportés par un galop rapide disparurent dans un nuage de poussière.

 Que Dieu le protège! murmura le ventero en se signant et en faisant sauter dans sa main deux onces d'or que lui avait données don Antonio; ce vieillard est un digne gentilhomme, malheureusement don Jesús Domínguez est avec lui, et je crains bien que son escorte ne lui soit fatale.

III

LES SALTEADORES

Cependant la berline roulait entourée par son escorte sur la route d'Orizaba. Mais à peu de distance de cette ville elle fit un crochet et par une traverse elle rejoignit le chemin de Puebla et s'avança vers les défilés de las Cumbres; tout en courant à fond de train sur la route poudreuse, les deux voyageurs causaient entre eux.

La dame qui accompagnait le vieillard était une jeune fille de seize à dix-sept ans au plus; ses traits fins délicats, ses yeux bleus bordés de longs cils qui en s'abaissant traçaient un demi-cercle brun sur ses joues veloutées, son nez droit aux ailes roses et mobiles, sa bouche mignonne dont les lèvres de corail laissaient en s'entr'ouvrant apercevoir le double chapelet de perles de ses dents, son menton séparé par une légère fossette, son teint pâle dont la blancheur était rendue plus mate par les boucles soyeuses d'une chevelure de jais dont son visage était encadré et qui retombait sur ses épaules, lui formaient une de ces physionomies étranges et sympathiques, comme seuls en produisent les pays équinoxiaux, et qui, sans avoir la morbidesse de nos frêles beautés des froids climats du nord, ont cet irrésistible attrait qui fait rêver l'ange dans la femme et impose non seulement l'amour, mais encore l'adoration.

Gracieusement pelotonnée dans un angle de la voiture, à demi-enfoncée dans des flots de gaze, elle laissait d'un air rêveur ses regards errer sur la campagne, ne répondant que d'un air distrait et par monosyllabes aux paroles que lui adressait son père.

Le vieillard, bien qu'il affectât une certaine assurance, paraissait cependant assez inquiet.

 Voyez-vous, Dolores, disait-il, tout cela n'est pas clair; malgré les affirmations répétées des chefs du gouvernement de la Veracruz, et la protection dont ils feignent de m'entourer, je n'ai aucune confiance en eux.

 Pourquoi donc, mon père? répondit nonchalamment la jeune fille.

 Pour mille raisons; la principale est que je suis Espagnol, et vous savez que malheureusement à l'époque où nous sommes, ce nom est un titre de plus à la haine des Mexicains contre tous les Européens en général.

 Cela n'est que trop vrai, mon père, mais permettez-moi une question.

 Dites, Dolores, je vous écoute.

 Eh bien, je voudrais que vous me fissiez part du motif si pressant qui vous a engagé à quitter subitement la Veracruz, et à faire ce voyage avec moi surtout, que d'ordinaire vous n'emmenez jamais dans vos excursions.

 Le motif est bien simple, mon enfant, de graves intérêts réclament ma présence à México, où je dois me rendre le plus tôt possible; d'un autre côté, l'horizon politique se rembrunit de jour en jour, j'ai réfléchi que le séjour de notre hacienda del Arenal pourrait, d'ici à quelque temps, devenir dangereux pour notre famille. J'ai donc résolu, après vous avoir laissé à Puebla chez notre parent don Luis de Pezal, dont vous êtes la filleule et qui vous aime beaucoup, de pousser jusqu'à l'Arenal où je prendrai votre frère Melchior, et de vous emmener dans la capitale où il nous sera facile de trouver une protection efficace, au cas malheureusement trop facile à prévoir, où éclaterait non pas une nouvelle révolution, car nous en subissons une depuis longtemps déjà, mais un cataclysme qui renverserait tout d'un coup le pouvoir constitué, pour y substituer celui de la Veracruz.

 Et vous n'avez pas eu d'autre motif que celui-là mon père? demanda la jeune fille en se penchant à demi avec un léger sourire.

 Quel autre motif pourrai-je avoir que celui que je viens de vous dire, ma chère Dolores?

 Je ne sais pas moi, mon père, puisque je vous le demande.

 Vous êtes une curieuse niña, reprit-il en la menaçant en riant du doigt, vous voudriez bien me faire vous avouer mon secret.

 Il y a donc un secret, mon père?

 C'est possible, mais quant à présent il vous faut en prendre votre parti, car je ne vous le dirai pas.

 Bien vrai, mon père?

 Je vous en donne ma parole.

 Oh! Alors je n'insiste pas, je sais trop bien que lorsque vous prenez ainsi votre grosse voix, et que vous froncez les sourcils, il est inutile d'insister.

 Vous êtes folle, Dolores.

 C'est égal, j'aurais bien voulu savoir pourquoi vous avez pris un faux nom pour ce voyage.

 Oh! Pour cela, je ne demande pas mieux que de vous le dire: mon nom est trop connu comme étant celui d'un homme riche, pour que je me hasarde à le porter par les chemins, lorsque tant de bandits fourmillent sur les routes.

 Vous n'avez pas eu d'autre motif que celui-là?

 Pas d'autre, chère enfant; je crois qu'il est suffisant, et que la prudence devait m'engager à agir ainsi que je l'ai fait.

 Soit, mon père, répondit-elle en hochant la tête d'un air boudeur; mais, s'écria-t-elle tout d'un coup, regardez donc, mon père, il me semble que la voiture se ralentit.

 En effet, répondit le vieillard; que signifie cela? Il baissa la glace et pencha la tête au dehors, mais il ne vit rien, la berline s'engageait en ce moment dans le défilé des Cumbres, et la route faisait des coudes si nombreux, que la vue ne pouvait s'étendre à plus de vingt-cinq ou trente pas en avant ou en arrière. Le vieillard appela alors un des domestiques qui suivaient immédiatement la voiture.

 Qu'y a-t-il donc, Sánchez? demanda le voyageur; il me semble que nous ne marchons plus aussi vite.

 C'est la vérité, señor amo, répondit Sánchez; depuis que nous avons quitté la plaine nous n'avançons plus aussi rapidement, sans que j'en connaisse la cause; les soldats de notre escorte paraissent inquiets, ils causent entre eux à voix basse en regardant incessamment autour d'eux; il est évident qu'ils redoutent quelque danger.

 Les salteadores ou les guérilleros qui infestent les routes songeraient-ils à nous attaquer? dit le vieillard avec une inquiétude mal déguisée; informez-vous donc, Sánchez. Hum! L'endroit serait bien choisi pour une surprise, cependant notre escorte est nombreuse et, à moins qu'elle ne soit de connivence avec les bandits, je doute que ceux-ci se hasardent à nous barrer le passage. Voyez, Sánchez, interrogez adroitement les soldats et venez me rapporter ce que vous aurez appris.

Le domestique salua, retint la bride et laissa la voiture le dépasser, puis il se mit en devoir de s'acquitter de la commission dont son maître l'avait chargé.

Mais Sánchez rejoignit presqu'aussitôt la berline; ses traits étaient bouleversés, sa voix haletante sifflait entre ses dents serrées par la terreur, une pâleur cadavéreuse couvrait son visage.

 Nous sommes perdus, señor amo, murmura-t-il en se penchant à la portière.

 Perdus! s'écria le vieillard avec un tressaillement nerveux et en lançant à sa fille muette d'épouvante un regard chargé de tout ce que l'amour paternel a de plus passionné, perdus! Vous êtes fou, Sánchez; expliquez-vous, au nom du ciel.

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