Les nuits mexicaines - Gustave Aimard 4 стр.


 Perdus! s'écria le vieillard avec un tressaillement nerveux et en lançant à sa fille muette d'épouvante un regard chargé de tout ce que l'amour paternel a de plus passionné, perdus! Vous êtes fou, Sánchez; expliquez-vous, au nom du ciel.

 C'est inutile, mi amo, répondit le pauvre diable en balbutiant. Voici le señor don Jesús Domínguez, le chef de l'escorte, qui vient de ce côté; sans doute il veut vous faire part de ce qui se passe.

 Qu'il arrive donc! Mieux vaut, sur mon âme, une certitude, si terrible qu'elle soit, qu'une anxiété pareille.

La voiture s'était arrêtée sur une espèce de plateforme d'une centaine de mètres carrés de largeur; le vieillard jeta un coup d'œil au dehors; l'escorte entourait toujours la berline, seulement elle paraissait être doublée: au lieu de vingt cavaliers il y en avait quarante.

Le voyageur comprit qu'il était tombé dans un guet-apens, que toute résistance serait folle et qu'il ne lui restait plus d'autre chance de salut que la soumission; cependant comme, malgré son âge, il était vert encore, doué d'un caractère ferme et d'une âme énergique il ne s'avoua pas vaincu ainsi au premier choc, et résolut d'essayer de tirer le meilleur parti possible de sa fâcheuse position.

Après avoir tendrement embrassé sa fille; lui avoir recommandé de demeurer immobile et de n'intervenir en rien dans ce qui allait se passer, au lieu de demeurer dans la berline, il ouvrit la portière et sauta assez lestement sur la route, un revolver de chaque main.

Les soldats, bien qu'ils fussent surpris de cette action, ne firent pas un geste pour s'y opposer et conservèrent impassiblement leurs rangs.

Les quatre domestiques du voyageur vinrent sans hésiter se ranger derrière lui, la carabine armée, prêts à faire feu sur l'ordre de leur maître.

Sánchez avait dit vrai: don Jesús Domínguez arrivait au galop; mais il n'était pas seul, un autre cavalier l'accompagnait.

Celui-ci était un homme court et trapu, aux traits sombres et aux regards louches, la nuance rougeâtre de son teint le faisait reconnaître pour un Indien de pure race; il portait un somptueux costume de colonel de l'armée régulière.

Le voyageur reconnut aussitôt ce sinistre personnage pour don Felipe Neri Irzabal, un des chefs guérilleros du parti de Juárez; deux ou trois fois il l'avait entrevu à la Veracruz.

Ce fut avec un tressaillement nerveux et un frisson de terreur que le vieillard attendit l'arrivée des deux hommes; cependant lorsqu'ils ne se trouvèrent plus qu'à quelques pas de lui, au lieu de leur permettre de l'interroger ce fut lui qui le premier prit la parole.

 Hola, caballeros, leur cria-t-il d'une voix hautaine, que signifie ceci, et pourquoi me contraignez-vous ainsi à interrompre mon voyage?

 Vous allez l'apprendre, cher seigneur, répondit en ricanant le guérillero; et d'abord pour que vous sachiez bien tout de suite à quoi vous en tenir, au nom de la patrie je vous arrête.

 Vous m'arrêtez? Vous? se récria le vieillard, et de quel droit?

 De quel droit? reprit l'autre avec son ricanement de mauvais augure, ¡vive Cristo! Je pourrais si cela me convenait vous répondre que c'est du droit du plus fort et la raison serait péremptoire, j'imagine.

 En effet, répondit le voyageur d'une voix railleuse, et c'est, je le suppose, le seul que vous puissiez invoquer.

 Eh bien, vous vous trompez, mon gentilhomme; je ne l'invoquerai pas, je vous arrête comme espion et convaincu de haute trahison.

 Allons, vous êtes fou, señor coronel, espion et traître, moi!

 Señor, depuis longtemps déjà le gouvernement du très excellent seigneur, le président Juárez, a les yeux sur vous; vos démarches ont été surveillées, on sait pour quel motif vous avez si précipitamment quitté la Veracruz et dans quel but vous vous rendez à México.

 Je me rends à México pour affaires commerciales et le président le sait bien, puisque lui-même a signé mon sauf-conduit et que l'escorte qui m'accompagne m'a gracieusement été donnée par lui, sans qu'il m'ait été nécessaire de la lui demander.

 Tout cela est vrai, señor; notre magnanime président, qui toujours répugne aux mesures rigoureuses, ne voulait pas vous faire arrêter, il préférait, par considération pour vos cheveux blancs, vous laisser les moyens de vous échapper, mais votre dernière trahison a comblé la mesure, et tout en se faisant violence, le président a reconnu la nécessité de sévir sans retard contre vous; j'ai été expédié à votre poursuite avec l'ordre de vous arrêter; cet ordre, je l'exécute.

 Et pourrai-je savoir de quelle trahison je suis accusé?

 Mieux que personne, seigneur don Andrés de la Cruz, vous devez connaître les motifs qui vous ont engagé à quitter votre nom pour prendre celui de don Antonio de Carrera.

Don Andrés, car tel était en réalité son nom, fut terrorisé à cette révélation, non qu'il se sentît coupable, car ce changement de nom n'avait été opéré qu'avec l'agrément du président, mais il fut confondu par la duplicité des gens qui l'arrêtaient et qui, faute de meilleures raisons, se servaient de celle-là pour le faire tomber dans un piège infâme, afin de s'emparer d'une fortune que depuis longtemps ils convoitaient.

Cependant don Andrés maîtrisa son émotion et s'adressant de nouveau au guérillero:

 Prenez garde à ce que vous faites, señor coronel, dit-il, je ne suis pas le premier venu, moi, je ne me laisserai pas ainsi spolier sans me plaindre, il y a à México un ambassadeur espagnol qui saura me faire rendre justice.

 Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit imperturbablement don Felipe; si c'est du señor Pacheco dont vous parlez, sa protection ne vous sera je crois guère profitable; ce caballero qui se qualifie ambassadeur extraordinaire de S. M. la reine d'Espagne a jugé convenable de reconnaître le gouvernement du traître Miramón. Nous n'avons donc, nous autres, rien à démêler avec lui et son influence auprès du président national est complètement nulle, d'ailleurs je n'ai pas à discuter avec vous; quoiqu'il arrive, je vous arrête. Voulez-vous vous rendre ou prétendez-vous m'opposer une résistance inutile! Répondez.

Don Andrés jeta un regard circulaire sur les gens qui l'entouraient, il comprit que, à part ses domestiques, il n'avait à espérer de secours ou d'appui de personne, alors il laissa tomber ses revolvers à ses pieds, et croisant ses bras sur sa poitrine.

 Je me rends devant la force, dit-il d'une voix ferme, mais je proteste devant tous ceux qui m'entourent contre la violence qui m'est faite.

 Soit, protestez, cher seigneur, vous en êtes le maître, peu m'importe à moi; don Jesús Domínguez, ajouta-t-il en s'adressant à l'officier qui, calme, impassible et indifférent, avait assisté à cette scène, nous allons sans retard procéder à la visite minutieuse des bagages, et surtout des papiers du prisonnier.

Le vieillard haussa les épaules avec mépris.

 C'est bien joué, dit-il; malheureusement, vous vous y prenez un peu tard, caballero.

 Que voulez-vous dire?

 Rien autre chose, sinon que l'argent et les valeurs que vous vous flattez de trouver dans mes bagages n'y sont pas; je vous connais trop bien, señor, pour ne pas avoir pris mes précautions dans la prévision de ce qui arrive en ce moment.

 Malédiction! s'écria le guérillero en frappant du poing le pommeau de sa selle; gachupine du démon, ne crois pas nous échapper ainsi, quand je devrais te faire écorcher vif je saurai, je te le jure, où tu as caché tes trésors.

 Essayez, répondit avec ironie don Andrés, en lui tournant le dos.

Le bandit venait de se révéler; le guérillero, après l'éclat auquel l'avait emporté son avarice, n'avait plus de mesures à garder vis-à-vis de celui qu'il prétendait dépouiller d'une façon si audacieusement cynique.

 C'est bien, dit-il, nous allons voir, et se penchant à l'oreille de don Jesús, il lui parla bas pendant quelques minutes.

Les deux bandits concertaient sans doute entre eux les mesures les plus efficaces qu'ils comptaient employer afin de contraindre l'Espagnol à révéler son secret et à se mettre à leur merci.

 Don Andrés, dit au bout d'un instant avec un ricanement nerveux le guérillero, puisqu'il en est ainsi, je me ferai un scrupule d'interrompre votre voyage; avant de retourner à la Veracruz nous nous rendrons de compagnie à votre hacienda del Arenal, où nous serons beaucoup plus commodément que sur cette route pour parler d'affaires, veuillez, je vous prie, remonter dans votre voiture, nous partons; d'ailleurs votre fille, la charmante Dolores, a besoin sans doute d'être rassurée.

Le vieillard pâlit, car il comprit toute l'horrible portée de la menace que lui faisait le bandit, il leva les yeux au ciel et fit un mouvement pour se rapprocher de la voiture.

Mais au même instant un galop furieux se fit entendre, les soldats s'écartèrent avec épouvante et un cavalier, arrivant à fond de train, pénétra comme un ouragan au centre du cercle qui s'était formé autour de la berline.

Ce cavalier était masqué, un voile noir couvrait entièrement son visage, il arrêta brusquement son cheval sur les pieds de derrière et fixant sur le guérillero ses yeux qui brillaient comme des charbons ardents à travers les trous du voile qui le cachait:

 Que se passe-t-il donc ici? demanda-t-il d'un ton bref et menaçant.

Par un geste instinctif, le guérillero pesa sur la bride et fit reculer son cheval sans répondre.

Les soldats et l'officier lui-même se signèrent avec terreur en murmurant à demi-voix:

 El Rayo! El Rayo!

 Je vous ai interrogé, reprit l'inconnu après quelques secondes d'attente.

Les quarante et quelques hommes qui l'entouraient, courbèrent piteusement la tête et se reculant peu à peu élargirent considérablement le cercle, semblant peu désireux d'entrer en pourparlers avec ce mystérieux personnage.

Don Andrés sentit l'espoir rentrer dans son cœur; un pressentiment secret l'avertissait que l'arrivée subite de cet homme allait sinon complètement changer sa position, au moins la faire entrer dans une phase plus avantageuse pour lui; de plus, il lui semblait, sans qu'il lui fût possible de se rappeler où il l'avait entendu, reconnaître confusément la voix de l'inconnu, aussi, lorsque chacun s'éloignait avec crainte, lui, au contraire, s'en approcha avec un empressement instinctif dont il ne se rendit pas compte.

Don Jesús Domínguez, le commandant de l'escorte, avait disparu; il avait honteusement pris la fuite.

IV

EL RAYO

A l'époque où se passe notre histoire, un homme avait, au Mexique, le privilège de concentrer sur sa personne toutes les curiosités, toutes les terreurs, et qui plus est toutes les sympathies.

Cet homme était el Rayo, c'est-à-dire le Tonnerre.

Qui était el Rayo? D'où venait-il? Que faisait-il?

A ces trois questions, bien courtes cependant, nul n'aurait su répondre avec certitude.

Et pourtant Dieu sait quelle prodigieuse quantité de légendes couraient sur lui.

Voici en quelques mots ce qu'on savait de plus certain sur son compte.

Vers la fin de 1857, il avait tout à coup paru sur la route qui conduit de México à la Veracruz, dont il s'était alors chargé de faire la police à sa manière. Arrêtant les convois et les diligences, protégeant ou rançonnant les voyageurs, c'est-à-dire dans le second cas, obligeant les riches à faire à leur bourse une légère saignée en faveur de leurs compagnons moins favorisés qu'eux de la fortune et contraignant les chefs d'escorte à défendre contre les attaques des salteadores les personnes qu'ils s'étaient chargés d'accompagner.

Personne n'aurait pu dire s'il était jeune ou vieux, beau ou laid, brun ou blond, car jamais nul n'avait vu son visage à découvert. Quant à sa nationalité, elle était toute aussi impossible à reconnaître; il parlait avec la même facilité et la même élégance le castillan, le français, l'allemand, l'anglais et l'italien.

Ce personnage mystérieux était parfaitement renseigné sur tout ce qui se passait sur le territoire de la République, il savait non seulement les noms et la position sociale des voyageurs auxquels il lui plaisait d'avoir affaire, mais encore il connaissait sur eux certaines particularités secrètes qui fort souvent les mettaient très mal à leur aise.

Chose plus étrange encore que tout ce que nous avons rapporté, c'est que el Rayo était toujours seul et qu'il n'hésitait jamais, quel que fût le nombre de ses adversaires, à leur barrer le passage. Nous devons ajouter que l'influence que sa présence exerçait sur ceux-ci était tellement grande, que sa vue suffisait pour arrêter toute velléité de résistance et qu'une menace de lui faisait courir un frisson de terreur dans les veines de ceux à qui il l'adressait.

Les deux présidents de la République, tout en se faisant une guerre à outrance pour se supplanter l'un l'autre, avaient, chacun en particulier, essayé à plusieurs reprises de délivrer la grande route d'un caballero si incommode et qui leur semblait être un dangereux compétiteur, mais toutes leurs tentatives pour obtenir ce résultat avaient échoué d'une façon déplorable: el Rayo, on ne sait comment, mis en garde et parfaitement renseigné sur les mouvements des soldats envoyés à sa recherche, apparaissait toujours à l'improviste devant eux, déjouait leurs ruses et les contraignait à se retirer honteusement.

Une fois cependant, le gouvernement de Juárez espéra que c'en était fait d'el Rayo et qu'il n'échapperait pas aux mesures prises pour s'emparer de sa personne.

On avait appris que, depuis quelques jours, il passait toutes les nuits couché dans un rancho situé à peu de distance de Paso del Macho: un détachement de vingt dragons, commandé par Carvajal, un des guérilleros les plus cruels et les plus déterminés, fut immédiatement et dans le plus grand secret expédié à Paso del Macho.

Le commandant avait l'ordre de fusiller son prisonnier aussitôt qu'il serait parvenu à s'emparer de lui, afin, sans doute, de ne pas lui laisser le loisir de tenter une évasion pendant le trajet de Paso del Macho à la Veracruz.

Le détachement partit donc en toute hâte; les dragons, auxquels on avait promis une forte récompense s'ils réussissaient dans leur scabreuse expédition, étaient parfaitement disposés à faire leur devoir, honteux d'être depuis si longtemps tenus en échec par un seul homme, et brûlant de prendre enfin leur revanche.

Les soldats arrivèrent en vue du rancho; à deux lieues environ de Paso del Macho, ils avaient fait rencontre d'un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage et monté sur une mauvaise mule, trottinait en marmottant son chapelet.

Le commandant avait invité le moine à se joindre à sa troupe, ce que celui-ci avait accepté avec une certaine hésitation. Au moment où le détachement, qui marchait un peu à la débandade, allait atteindre le rancho, le moine mit pied à terre.

 Que faites-vous donc, padre? lui demanda le commandant.

 Vous le voyez, mon fils, je descends de ma mule; mes affaires m'appellent dans un rancho peu éloigné, et tout en vous laissant continuer votre route, je vous demande la permission de vous quitter, en vous remerciant de la bonne société que vous avez bien voulu me faire depuis notre rencontre.

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