Vers onze heures, je regardai de nouveau, mais ils nétaient plus là.
Bientôt après jentendis le pas traînant de loncle Jérémie et le pas ferme et lourd du secrétaire, quand ils remontèrent lescalier qui menait à leurs chambres à coucher, situées à létage supérieur.
Chapitre IV
John Thurston ne fut jamais grand observateur et je crois que jen savais plus long que lui sur ce qui se passait à Dunkelthwaite, au bout de trois jours passés sous le toit de son oncle.
Mon ami était passionnément épris de chimie et coulait des jours heureux au milieu de ses éprouvettes, de ses solutions, parfaitement content davoir à portée un compagnon sympathique, auquel il pût faire part de ses trouvailles.
Quant à moi, jeus toujours un faible pour létude et lanalyse de la nature humaine, et je trouvais bien des sujets intéressants dans le microcosme où je vivais.
Bref, je mabsorbai dans mes observations au point de me faire craindre quelles naient causé beaucoup de tort à mes études.
Ma première découverte fut que le véritable maître à Dunkelthwaite était, et cela ne faisait aucun doute, non point loncle Jérémie, mais le secrétaire de loncle Jérémie.
Mon flair médical me disait que lamour exclusif de la poésie, qui eût été une excentricité inoffensive au temps où le vieillard était encore jeune, était devenu désormais une véritable monomanie qui lui emplissait lesprit en ne laissant nulle place à toute autre idée.
Copperthorne, en flattant le goût de son maître et le dirigeant sur cet objet unique, à ce point quil lui devenait indispensable, avait réussi à sassurer un pouvoir sans limite en toutes les autres choses.
Cétait lui qui soccupait des finances de loncle, qui menait les affaires de la maison sans avoir à subir de questions ni de contrôle.
À vrai dire, il avait assez de tact pour exercer son pouvoir dune main légère, de façon à ne point meurtrir son esclave: aussi ne rencontrait-il aucune résistance.
Mon ami, tout entier à ses distillations, à ses analyses, ne se rendit jamais compte quil était devenu un zéro dans la maison.
Jai déjà exprimé ma conviction que si Copperthorne éprouvait un tendre sentiment à légard de la gouvernante, elle ne lui donnait pas le moindre encouragement. Mais au bout de quelques jours jen vins à penser quen dehors de cet attachement non payé de retour, il existait quelque autre lien entre ces deux personnages.
Jai vu plus dune fois Copperthorne prendre à légard de la gouvernante un air qui ne pouvait être qualifié autrement que dautoritaire.
Deux ou trois fois aussi, je les avais vus arpenter la pelouse dans les premières heures de la nuit, en causant avec animation.
Je narrivais pas à deviner quelle sorte dentente réciproque existait entre eux.
Ce mystère piqua ma curiosité.
La facilité, avec laquelle on devient amoureux en villégiature à la campagne, est passée en proverbe, mais je nai jamais été dune nature sentimentale et mon jugement ne fut faussé par aucune préférence en faveur de miss Warrender. Au contraire, je me mis à létudier comme un entomologiste leût fait pour un spécimen, dune façon minutieuse, très impartiale.
Pour atteindre ce but, jorganisai mon travail de manière à être libre quand elle sortait les enfants pour leur faire prendre de lexercice.
Nous nous promenâmes ainsi ensemble maintes fois, et cela mavança dans la connaissance de son caractère plus que je neusse pu le faire en my prenant autrement.
Elle avait vraiment beaucoup lu, connaissait plusieurs langues dune manière superficielle, et avait une grande aptitude naturelle pour la musique.
Au-dessous de ce vernis de culture, elle nen avait pas moins une forte dose de sauvagerie naturelle.
Au cours de sa conversation, il lui échappait de temps à autre quelque sortie qui me faisait tressaillir par sa forme primitive de raisonnement et par le dédain des conventions de la civilisation.
Je ne pouvais guère men étonner, en songeant quelle était devenue femme avant davoir quitté la tribu sauvage que son père gouvernait.
Je me rappelle une circonstance qui me frappa tout particulièrement, car elle y laissa percer brusquement ses habitudes sauvages et originales.
Nous nous promenions sur la route de campagne. Nous parlions de lAllemagne, où elle avait passé quelques mois, quand soudain elle sarrêta, et posa son doigt sur ses lèvres.
Prêtez-moi votre canne, me dit-elle à voix basse.
Je la lui tendis, et aussitôt, à mon grand étonnement, elle sélança légèrement et sans bruit à travers une ouverture de la haie, son corps se pencha, et elle rampa avec agilité en se dissimulant derrière une petite hauteur. Jétais encore à la suivre des yeux, tout stupéfait, quand un lapin se leva soudain devant elle et partit.
Elle lança la canne sur lui et latteignit, mais lanimal parvint à séchapper tout en boitant dune patte.
Elle revint vers moi triomphante, essoufflée:
Je lai vu remuer dans lherbe, dit-elle, je lai atteint.
Oui, vous lavez atteint, vous lui avez cassé une patte, lui dis-je avec quelque froideur.
Vous lui avez fait mal, sécria le petit garçon dun ton peiné.
Pauvre petite bête! sécria-t-elle, changeant soudain de manières. Je suis bien fâchée de lavoir blessée.
Elle avait lair tout à fait décontenancée par cet incident et causa très peu pendant le reste de notre promenade.
Pour ma part, je ne pouvais guère la blâmer.
Cétait évidemment une explosion du vieil instinct qui pousse le sauvage vers une proie, bien que cela produisît une impression assez désagréable de la part dune jeune dame vêtue à la dernière mode et sur une grande route dAngleterre.
Un jour quelle était sortie, John Thurston me fit jeter un coup dœil dans la chambre quelle habitait.
Elle avait là une quantité de bibelots hindous, qui prouvaient quelle était venue de son pays natal avec une ample cargaison.
Son amour dOrientale pour les couleurs vives se manifestait dune façon amusante.
Elle était allée à la ville où se tenait le marché, y avait acheté beaucoup de feuilles de papier rouge et bleu, quelle avait fixées au moyen dépingles sur le revêtement de couleur sombre que jusqualors couvrait le mur.
Elle avait aussi du clinquant quelle avait réparti dans les endroits les plus en vue, et pourtant il semblait quil y ait quelque chose de touchant dans cet effort pour reproduire léclat des tropiques dans cette froide habitation anglaise.
Pendant les quelques premiers jours que javais passés à Dunkelthwaite, les singuliers rapports qui existaient entre miss Warrender et le secrétaire avaient simplement excité ma curiosité, mais après des semaines, et quand je me fus intéressé davantage à la belle Anglo-Indienne, un sentiment plus profond et plus personnel sempara de moi.
Je me mis le cerveau à la torture pour deviner quel était le lien qui les unissait.
Comme se faisait-il que tout en montrant de la façon la plus évidente quelle ne voulait pas de sa société pendant le jour, elle se promenât seule avec lui, la nuit venue?
Il était possible que laversion quelle manifestait envers lui devant des tiers fût une ruse pour cacher ses véritables sentiments.
Une telle supposition amenait à lui attribuer une profondeur de dissimulation naturelle que semblait démentir la franchise de son regard, la netteté et la fierté de ses traits.
Une telle supposition amenait à lui attribuer une profondeur de dissimulation naturelle que semblait démentir la franchise de son regard, la netteté et la fierté de ses traits.
Et pourtant quelle autre hypothèse pouvait expliquer le pouvoir incontestable quil exerçait sur elle!
Cette influence perçait en bien des circonstances, mais il en usait dune façon si tranquille, si dissimulée quil fallait une observation attentive pour sapercevoir de sa réalité.
Je lai surpris lui lançant un regard si impérieux, même si menaçant, à ce quil me semblait, que le moment daprès, javais peine à croire que cette figure pâle et dépourvue dexpression fût capable den prendre une aussi marquée.
Lorsquil la regardait ainsi, elle se démenait, elle frissonnait comme si elle avait éprouvé de la souffrance physique.
«Décidément, me dis-je, cest de la crainte et non de lamour, qui produit de tels effets.»
Cette question mintéressa tant, que jen parlai à mon ami John.
Il était, à ce moment-là, dans son petit laboratoire, abîmé dans une série de manipulations, de distillations qui devaient aboutir à la production dun gaz fétide, et nous faire tousser en nous prenant à la gorge.
Je profitai de la circonstance qui nous obligeait à respirer le grand air, pour linterroger sur quelques points sur lesquels je désirais être renseigné.
Depuis combien de temps disiez-vous que miss Warrender se trouve chez votre oncle? demandai-je.
John me jeta un regard narquois et agita son doigt taché dacide.
Il me semble que vous vous intéressez bien singulièrement à la fille du défunt et regretté Achmet Genghis, dit-il.
Comment sen empêcher? répondis-je franchement. Je lui trouve un des types les plus romanesques que jaie jamais rencontrés.
Méfiez-vous de ces études-là, mon garçon, dit John dun ton paternel. Cest une occupation qui ne vaut rien à la veille dun examen.
Ne faites pas le nigaud, répliquai-je. Le premier venu pourrait croire que je suis amoureux de miss Warrender, à vous entendre parler ainsi. Je la regarde comme un problème intéressant de psychologie, voilà tout.
Cest bien cela, un problème intéressant de psychologie, voilà tout.
Il me semblait que John devait avoir encore autour de lui quelques vapeurs de ce gaz, car ses façons étaient réellement irritantes.
Pour en revenir à ma première question, dis-je, depuis combien de temps est-elle ici?
Environ dix semaines.
Et Copperthorne?
Plus de deux ans.
Avez-vous quelque idée quils se soient déjà connus?
Cest impossible, déclara nettement John. Elle venait dAllemagne. Jai vu la lettre où le vieux négociant donnait des indications sur sa vie passée. Copperthorne est toujours resté dans le Yorkshire, en dehors de ses deux ans de Cambridge. Il a dû quitter lUniversité dans des conditions peu favorables.
En quel sens?
Sais pas, répondit John. On a tenu la chose sous clef. Je mimagine que loncle Jérémie le sait. Il a la marotte de ramasser des déclassés et de leur refaire ce quil appelle une nouvelle vie. Un de ces jours, il lui arrivera quelque mésaventure avec un type de cette sorte.
Aussi donc Copperthorne et miss Warrender étaient absolument étrangers lun à lautre il y a quelques semaines?
Absolument. Maintenant je crois que je ferai bien de rentrer et danalyser le précipité.
Laissez là votre précipité, mécriai-je en le retenant. Il y a dautres choses dont jai à vous parler. Sils ne se connaissent que depuis quelques semaines, comment a-t-il fait pour acquérir le pouvoir quil exerce sur elle?
John me regarda dun air ébahi.
Son pouvoir? dit-il.
Oui, linfluence quil possède sur elle.
Mon cher Hugh, me dit bravement mon ami, je nai point pour habitude de citer ainsi lÉcriture, mais il y a un texte qui me revient impérieusement à lesprit, et le voici: «Trop de science les a rendus fous.» Vous aurez fait des excès détudes.
Entendez-vous dire par là, mécriai-je, que vous navez jamais remarqué lentente secrète qui paraît exister entre la gouvernante et le secrétaire de votre oncle?
Essayez du bromure de potassium, dit John. Cest un calmant très efficace à la dose de vingt grains.
Essayez une paire de lunettes, répliquai-je. Il est certain que vous en avez grand besoin.
Et après avoir lancé cette flèche de Parthe je pivotai sur mes talons et méloignai de fort méchante humeur.
Je navais pas fait vingt pas sur le gravier du jardin, que je vis le couple dont nous venions de parler.
Ils étaient à quelque distance, elle adossée au cadran solaire, lui debout devant elle.
Il lui parlait vivement, et parfois avec des gestes brusques.
La dominant de sa taille haute et dégingandée, avec les mouvements quil imprimait à ses longs bras, il avait lair dune énorme chauve-souris planant au-dessus de sa victime.
Je me rappelle que cette comparaison fut celle-là même qui se présenta à ma pensée et quelle prit une netteté dautant plus grande que je voyais dans les moindres détails de la belle figure se dessiner lhorreur et leffroi.
Ce petit tableau servait si bien dillustration au texte, sur lequel je venais de prêcher, que je fus tenté de retourner au laboratoire et damener lincrédule John pour le lui faire contempler.
Mais avant que jeusse le temps de prendre mon parti, Copperthorne mavait entrevu.
Il fit demi-tour, et se dirigea dun pas lent dans le sens opposé qui menait vers les massifs, suivi de près par sa compagne, qui coupait les fleurs avec son ombrelle tout en marchant. Après ce petit épisode, je rentrai dans ma chambre, bien décidé à reprendre mes études, mais, quoi que je fisse, mon esprit vagabondait bien loin de mes livres, et se mettait à spéculer sur ce mystère.
Javais appris de John que les antécédents de Copperthorne nétaient pas des meilleurs, et pourtant il avait évidemment conquis une influence énorme sur lesprit affaibli de son maître.
Je mexpliquais ce fait, en remarquant la peine infinie, quil prenait pour se dévouer au dada du vieillard, et le tact consommé avec lequel il flattait et encourageait les singulières lubies poétiques de celui-ci.
Mais comment mexpliquer linfluence non moins évidente dont il jouissait sur la gouvernante?
Elle navait pas de marotte quon pût flatter.
Un amour mutuel eût pu expliquer le lien qui existait entre elle et lui, mais mon instinct dhomme du monde et dobservateur de la nature humaine me disait de la façon la plus claire quun amour de cette sorte nexistait pas.
Si ce nétait point lamour, il fallait que ce fût la crainte, et tout ce que javais vu confirmait cette supposition. Quétait-il donc arrivé pendant ces deux mois qui pût inspirer à la hautaine princesse aux yeux noirs quelque crainte au sujet de lAnglais à figure pâle, à la voix douce et aux manières polies?
Tel était le problème que jentrepris de résoudre en y mettant une énergie, une application qui tuèrent mon ardeur pour létude et me rendirent inaccessible à la crainte que devait minspirer mon examen prochain.
Je me hasardai à aborder le sujet dans laprès-midi de ce même jour avec miss Warrender, que je trouvai seule dans la bibliothèque, les deux bambins étant allés passer la journée dans la chambre denfants chez un squire1 du voisinage.