Vous devez vous trouver bien seule quand il ny a pas de visiteurs, dis-je. Il me semble que cette partie du pays noffre pas beaucoup danimation.
Les enfants sont toujours une société agréable, répondit-elle. Néanmoins je regretterai beaucoup M. Thurston et vous-même, quand vous serez parti.
Je serai fâché que ce jour arrive, dis-je. Je ne mattendais pas à trouver ce séjour aussi agréable. Pourtant vous ne serez pas dépourvue de société après notre départ, vous aurez toujours M. Copperthorne.
Oui, nous aurons toujours M. Copperthorne, dit-elle dun air fort ennuyé.
Cest un compagnon agréable, remarquai-je, tranquille, instruit, aimable. Je ne métonne pas que le vieux master Thurston se soit attaché à lui.
Tout en parlant, jexaminais attentivement mon interlocutrice.
Une légère rougeur passa sur ses joues brunes, et elle tapota impatiemment avec ses doigts sur les bras du fauteuil.
Ses façons ont quelquefois de la froideur
Jallais continuer, mais elle minterrompit, me lança un regard étincelant de colère dans ses yeux noirs.
Quest-ce que vous avez donc à me parler de lui? demanda-t-elle.
Je vous demande pardon, répondis-je dun ton soumis, je ne savais pas que cétait un sujet interdit.
Je ne tiens pas du tout à entendre même son nom, sécria-t-elle avec emportement. Ce nom, je le déteste, comme je le hais, lui. Ah! si javais seulement quelquun pour maimer, cest-à-dire comme aiment les hommes dau-delà des mers, dans mon pays, je sais bien ce que je lui dirais.
Que lui diriez-vous demandai-je, tout étonné de cette explosion extraordinaire.
Elle se pencha si en avant, que je crus sentir sur ma figure sa respiration chaude et pantelante.
Tuez Copperthorne, dit-elle, voilà ce que je lui dirais. Tuez Copperthorne. Alors vous pourrez revenir me parler damour.
Rien ne pourrait donner une idée de lintensité de fureur quelle mit à lancer ces mots qui sifflèrent entre ses dents blanches.
En parlant, elle avait lair si venimeuse que je reculai involontairement devant elle.
Se pouvait-il que ce serpent python et la jeune dame pleine de réserve qui se tenait bien, si tranquillement, à la table de loncle Jérémie ne fissent quun?
Javais bien compté que jarriverais à voir quelque peu dans son caractère au moyen de questions détournées, mais je ne mattendais guère à évoquer un esprit pareil.
Elle dut voir lhorreur et létonnement se peindre sur ma physionomie, car elle changea dattitude et eut un rire nerveux.
Vous devez certainement me croire folle, dit-elle, vous voyez que cest léducation hindoue qui se fait jour. Là-bas nous ne faisons rien à demi, dans lamour et dans la haine.
Et pourquoi donc haïssez-vous M. Copperthorne? demandai-je.
Au fait, répondit-elle en radoucissant sa voix, le mot de haine est peut-être un peu trop fort, mieux vaudrait celui de répulsion. Il est des gens quon ne peut sempêcher de prendre en aversion, alors même quon na aucun motif à en donner.
Évidemment elle regrettait léclat quelle venait de faire, et tâchait de le masquer par des explications.
Voyant quelle cherchait à changer de conversation, je ly aidai.
Je fis des remarques sur un livre de gravures hindoues quelle était allée prendre avant mon arrivée et qui était resté sur ses genoux.
La Bibliothèque de loncle Jérémie était fort complète, et particulièrement riche en ouvrages de cette catégorie.
Elles ne sont pas des plus exactes, dit-elle en tournant les pages denluminures.
Toutefois celle-ci est bonne, reprit-elle en désignant une gravure qui représentait un chef vêtu dune cotte de mailles, et coiffé dun turban pittoresque; celle-ci est vraiment très bonne. Mon père était ainsi vêtu quand il montait son cheval de combat tout blanc, et conduisait tous les guerriers de Dooab à la bataille contre les Feringhees. Mon père fut choisi parmi eux tous, car ils savaient quAchmet Genghis Khan était un grand-prêtre autant quun grand soldat. Le peuple ne voulait dautre chef quun Borka éprouvé. Il est mort maintenant, et de tous ceux qui ont suivi son étendard, il nen est plus qui ne soient dispersés ou qui naient péri, pendant que moi, sa fille, je suis une mercenaire sur une terre lointaine.
Sans doute, vous retournerez un jour dans lInde, dis-je en faisant de mon mieux pour lui donner une faible consolation.
Elle tourna les pages distraitement quelques minutes sans répondre.
Puis, elle laissa échapper soudain un petit cri de plaisir en voyant une des images.
Regardez-le, sécria-t-elle aussitôt. Voici un de nos exilés. Cest un Bhuttotee. Il est très ressemblant.
La gravure qui lexcitait ainsi, représentait un indigène daspect fort peu engageant, tenant dune main un petit instrument qui avait lair dune pioche en miniature, et de lautre une pièce carrée de toile rayée.
Ce mouchoir, cest son roomal, dit-elle. Naturellement, il ne circulerait pas ainsi en public comme cela. Il ne porterait pas non plus sa hache sacrée, mais sous tous les autres rapports il est exactement tel quil doit être. Bien des fois je me suis trouvée avec des gens comme lui pendant les nuits sans lune, avec les Lughaees marchant à lavant, quand létranger sans méfiance entendait le Pilhaoo à sa gauche, et ne savait pas ce que cela signifiait. Ah, cétait une vie qui valait la peine dêtre vécue.
Mais quest-ce quun roomal, et le Lughaee, et le reste, demandai-je.
Oh! ce sont des mots indiens, répondit-elle en riant. Vous ne les comprendriez pas.
Mais cette gravure a pour légende: «Un Dacoït» et jai toujours cru quun Dacoït est un voleur.
Cest que les Anglais nen savent pas davantage, remarqua-t-elle. Certes, les Dacoïts sont des voleurs, mais on qualifie de voleurs bien des gens qui ne le sont réellement pas; eh bien, cet homme est un saint homme, et selon toute probabilité cest un gourou.
Elle maurait peut-être donné plus de renseignements sur les mœurs et les coutumes de lInde, car cétait un sujet dont elle aimait à parler, quand soudain je vis un changement se produire dans sa physionomie.
Elle tourna son regard fixe sur la fenêtre qui était derrière moi.
Je me retournai pour voir, et japerçus tout au bord la figure du secrétaire qui épiait furtivement.
Javoue que jeus un tressaillement à cette vue, car avec sa pâleur cadavéreuse, cette tête avait lair de celle dun décapité.
Il poussa la fenêtre et louvrit en sapercevant quil avait été vu.
Je suis fâché de vous déranger, dit-il en avançant la tête, mais ne trouvez-vous pas, miss Warrender, quil est malheureux dêtre enfermé dans une pièce étroite par un si beau jour. Nêtes-vous pas disposée à sortir et faire un tour?
Bien que son langage fût poli, ses paroles étaient prononcées dune voix dure, presque menaçante, qui leur donnait le ton du commandement plutôt que celui de la prière.
La gouvernante se leva et, sans protester, sans faire de remarque, elle sortit doucement pour prendre son chapeau.
Ce fut là une preuve nouvelle de lempire que Copperthorne exerçait sur elle.
Et comme il me regardait par la fenêtre ouverte, un sourire moqueur se jouait sur ses lèvres minces.
On eût dit quil avait voulu me provoquer par cette démonstration de son pouvoir.
On eût dit quil avait voulu me provoquer par cette démonstration de son pouvoir.
Avec le soleil derrière lui, on leut pris pour un démon entouré dune auréole.
Il resta ainsi quelques instants à me regarder fixement, la figure empreinte dune méchanceté concentrée.
Puis jentendis son pas lourd qui faisait craquer le gravier de lallée, pendant quil se dirigeait vers la porte.
Chapitre V
Pendant les quelques jours qui suivirent lentrevue où miss Warrender mavait avoué la haine que lui inspirait le secrétaire, tout alla bien à Dunkelthwaite.
Jeus plusieurs longues conversations avec elle dans des promenades que nous faisions à laventure dans les bois, avec les deux bambins, mais je ne réussis point à la faire sexpliquer nettement sur laccès de violence quelle avait eu dans la bibliothèque, et elle ne me dit pas un mot qui pût jeter quelque lumière sur le problème qui mintéressait si vivement.
Toutes les fois que je faisais une remarque qui pouvait conduire dans cette direction, elle me répondait avec une réserve extrême, ou bien elle sapercevait tout à coup quil nétait que temps pour les enfants de retourner dans leur chambre, de sorte que jen vins à désespérer dapprendre delle-même quoi que ce fût.
Pendant ce temps, je ne me livrai à mes études que dune manière irrégulière, par boutades.
De temps à autre, loncle Jérémie, de son pas traînant, entrait chez moi, un rouleau de manuscrits à la main, pour me lire des extraits de son grand poème épique.
Lorsque jéprouvais le besoin dune société, jallais faire un tour dans le laboratoire de John, de même quil venait me trouver chez moi, quand la solitude lui pesait.
Parfois, je variais la monotonie de mes études en prenant mes livres et minstallant à laise dans les massifs où je passais le jour à travailler.
Quant à Copperthorne, je lévitais autant que possible, et de son côté il navait nullement lair empressé de cultiver ma connaissance.
Un jour, dans la seconde semaine de juin, John vint me trouver un télégramme à la main et lair extrêmement ennuyé.
En voilà, une affaire! sécria-t-il. Le papa menjoint de partir séance tenante pour me rendre à Londres. Ce doit être pour quelque histoire de légalité. Il a toujours menacé de mettre ordre à ses affaires, et maintenant il lui a pris une crise dénergie et il veut en finir.
Vous ne serez pas longtemps absent, je suppose? dis-le.
Une semaine ou deux peut-être. Cest une chose bien désagréable. Cela tombe juste au moment où je comptais réussir à décomposer cet alcaloïde.
Vous le retrouverez tel quel quand vous reviendrez, dis-je en riant. Il ny a personne ici qui se mêle de le décomposer en votre absence.
Ce qui mennuie le plus, cest de vous laisser ici, reprit-il. Il me semble que cest mal remplir les devoirs de lhospitalité que de faire venir un camarade dans ce séjour solitaire et de sen aller brusquement en le plantant là.
Ne vous tourmentez pas à mon sujet répondis-je. Jai beaucoup trop de besogne pour me sentir seul. En outre, jai trouvé ici des attractions sur lesquelles je ne comptais pas du tout. Je ne crois pas quil y ait dans ma vie six semaines qui maient paru aussi courtes que les dernières.
Oh! elles ont passé si vite que cela? dit John, en se moquant.
Je suis convaincu quil était toujours dans son illusion de me croire amoureux fou de la gouvernante.
Il partit ce même jour par un train du matin, en promettant décrire et de nous envoyer son adresse à Londres, car il ne savait pas dans quel hôtel son père descendrait.
Je ne me doutais pas des conséquences qui résulteraient de ce mince détail, je ne me doutais pas non plus de ce qui allait arriver avant que je pusse revoir mon ami.
À ce moment-là, son départ ne me faisait aucune peine.
Il en résultait simplement que nous quatre qui restions nous allions être en contact plus intime et il semblait que cela dût favoriser la solution du problème auquel je prenais de jour en jour un plus vif intérêt.
À un quart de mille environ de la maison de Dunkelthwaite se trouve un petit village formé dune longue rue, qui porte le même nom, et composé de vingt ou trente cottages aux toits dardoises, et dune église vêtue de lierre toute voisine de linévitable cabaret.
Laprès-midi du jour même où John nous quitta, miss Warrender et les deux enfants se rendirent au bureau de poste et je moffris à les accompagner.
Copperthorne neût pas demandé mieux que dempêcher cette excursion ou de venir avec nous, mais, heureusement pour nous, loncle Jérémie était en proie aux affres de linspiration et ne pouvait se passer des services de son secrétaire.
Ce fut, je men souviens, une agréable promenade, car la route était bien ombragée darbres où les oiseaux chantaient joyeusement.
Nous fîmes le trajet à loisir, en causant de bien des choses, pendant que le bambin et la fillette couraient et cabriolaient devant nous.
Avant darriver au bureau de poste, il faut passer devant le cabaret dont il a été question.
Comme nous parcourions la rue du village, nous nous aperçûmes quun petit rassemblement sétait formé devant cette maison.
Il y avait là dix ou douze garçons en guenilles ou fillettes aux nattes sales, quelques femmes la tête nue, et deux ou trois hommes sortis du comptoir où ils flânaient.
Cétait sans doute le rassemblement le plus nombreux qui ait jamais fait figure dans les annales de cette paisible localité.
Nous ne pouvions pas voir quelle était la cause de leur curiosité; mais nos bambins partirent à toutes jambes, et revinrent bientôt, bourrés de renseignements.
Oh! miss Warrender, cria Johnnie qui accourait tout haletant dempressement. Il y a là un homme noir comme ceux des histoires que vous nous racontez.
Un bohémien, je suppose, dis-je.
Non, non, dit Johnnie dun ton décisif. Il est plus noir encore que ça, nest-ce pas, May?
Plus noir que ça, redit la fillette.
Je crois que nous ferions mieux daller voir ce que cest que cette apparition extraordinaire, dis-je.
En parlant, je regardai ma compagne, et je fus fort surpris de la voir toute pâle, avec les yeux pour ainsi dire resplendissants dagitation contenue.
Est-ce que vous vous trouvez mal? demandai-je.
Oh non! dit-elle avec vivacité, en hâtant le pas. Allons, allons!
Ce fut certainement une chose curieuse qui soffrit à notre vue quand nous eûmes rejoint le petit cercle de campagnards.
Jeus aussitôt présente à la mémoire la description du Malais mangeur dopium que De Quincey vit dans une ferme dÉcosse.
Au centre de ce groupe de simples paysans du Yorkshire, se tenait un voyageur oriental de haute taille, au corps élancé, souple et gracieux; ses vêtements de toile salis par la poussière des routes et ses pieds bruns sortant de ses gros souliers.
Évidemment, il venait de loin et avait marché longtemps.
Il tenait à la main un gros bâton, sur lequel il sappuyait, tout en promenant ses yeux noirs et pensifs dans lespace, sans avoir lair de sinquiéter de la foule qui lentourait.
Son costume pittoresque, avec le turban de couleur qui couvrait sa tête à la teinte basanée, produisait un effet étrange et discordant en ce milieu prosaïque.
Pauvre garçon! me dit miss Warrender dune voix agitée et haletante. Il est fatigué. Il a faim, sans aucun doute, et il ne peut faire comprendre ce quil lui faut. Je vais lui parler.