Gabriel, vous ne savez pas de quoi vous parlez.
GABRIELIl serait plaisant que j'eusse à remercier mon grand-père de ce que je suis son petit-fils! C'est à lui plutôt de me remercier d'être né tel qu'il me souhaitait; car il haïssait du moins il n'aimait pas son fils Octave, et il eût été mortifié de laisser son titre aux enfants de celui-ci. Oh! j'ai compris depuis longtemps malgré vous: vous n'êtes pas un grand diplomate, mon bon abbé; vous êtes trop honnête homme pour cela
LE PRÉCEPTEUR, à voix basseGabriel, je vous conjure
(On laisse tomber un meuble avec fracas dans le cabinet.)GABRIELTenez! pour le coup, le prince est éveillé. Je vais le voir enfin, je vais savoir ses desseins; je veux entrer chez lui.
(Il va résolument vers la porte, le prince la lui ouvre et parait sur le seuil. Gabriel, intimidé, s'arrête. Le prince lui prend la main et l'emmène dans le cabinet, dont il referme sur lui la porte avec violence.)SCÈNE IV
LE PRÉCEPTEUR, seulLe vieillard est irrité, l'enfant en pleine révolte, moi couvert de confusion. Le vieux Jules est vindicatif, et la vengeance est si facile aux hommes puissants! Pourtant son humeur bizarre et ses décisions imprévues peuvent me faire tout à coup un mérite de ce qui est maintenant lui semble une faute. Puis, il est homme d'esprit avant tout, et l'intelligence lui tient lieu de justice; il comprendra que toute la faute est à lui, et que son système bizarre ne pouvait amener que de bizarres résultats. Mais quelle guêpe furieuse a donc piqué aujourd'hui la langue de mon élève? je ne l'avais jamais vu ainsi. Je me perdrais en de vaines prévisions sur l'avenir de cette étrange créature: son avenir est insaisissable comme la nature de son esprit Pouvais-je donc être un magicien plus savant que la nature, et détruire l'oeuvre divine dans un cerveau humain? Je l'eusse pu peut-être par le mensonge et la corruption; mais cet enfant l'a dit, j'étais trop honnête pour remplir dignement la tâche difficile dont j'étais chargé. Je n'ai pu lui cacher la véritable moralité des faits, et ce qui devait servir à fausser son jugement n'a servi qu'à le diriger
(Il écoute les voix qui se font entendre dans le cabinet.)On parle haut la voix du vieillard est âpre et sèche, celle de l'enfant tremblante de colère Quoi! il ose braver celui que nul n'a bravé impunément! O Dieu! fais qu'il ne devienne pas un objet de haine pour cet homme impitoyable!
(Il écoute encore.)Le vieillard menace, l'enfant résiste Cet enfant est noble et généreux; oui, c'est une belle âme, et il aurait fallu la corrompre et l'avilir, car le besoin de justice et de sincérité sera son supplice dans la situation impossible où on le jette. Hélas! ambition, tourment des princes, quels infâmes conseils ne leur donnes-tu pas, et quelles consolations ne peux-tu pas leur donner aussi!.. Oui, l'ambition, la vanité, peuvent l'emporter dans l'âme de Gabriel, et le fortifier contre le désespoir
(Il écoute.)Le prince parle avec véhémence Il vient par ici Affronterai-je sa colère?.. Oui, pour en préserver Gabriel Faites, ô Dieu, qu'elle retombe sur moi seul L'orage semble se calmer; c'est maintenant Gabriel qui parle avec assurance Gabriel! étrange et malheureuse créature, unique sur la terre!.. mon ouvrage, c'est-à-dire mon orgueil et mon remords!.. mon supplice aussi! O Dieu! vous seul savez quels tourments j'endure depuis deux ans Vieillard insensé! toi qui n'as jamais senti battre ton coeur que pour la vile chimère de la fausse gloire, tu n'as pas soupçonné ce que je pouvais souffrir, moi! Dieu, vous m'avez donné une grande force, je vous remercie de ce que mon épreuve est finie. Me punirez-vous pour l'avoir acceptée? Non! car à ma place un autre peut-être en eût odieusement abusé et j'ai du moins préservé tant que je l'ai pu l'être que je ne pouvais pas sauver.
SCÈNE V
LE PRINCE, GABRIEL, LE PRÉCEPTEURGABRIEL, avec exaspérationLaissez-moi, j'en ai assez entendu; pas un mot de plus, ou j'attente à ma vie. Oui, c'est le châtiment que je devrais vous infliger pour ruiner les folles espérances de votre haine insatiable et de votre orgueil insensé.
LE PRÉCEPTEURMon cher enfant, au nom du ciel, modérez-vous Songez à qui vous parlez.
GABRIELJe parle à celui dont je suis à jamais l'esclave et la victime! O honte! honte et malédiction sur le jour où je suis né!
LE PRINCELa concupiscence parle-t-elle déjà tellement à vos sens que l'idée d'une éternelle chasteté vous exaspère à ce point?
GABRIELTais-toi, vieillard! Tes lèvres vont se dessécher si tu prononces des mots dont tu ne comprends pas le sens auguste et sacré. Ne m'attribue pas des pensées qui n'ont jamais souillé mon âme. Tu m'as bien assez outragé en me rendant, au sortir du sein maternel, l'instrument de la haine, le complice de l'imposture et de la fraude. Fautil que je vive sous le poids d'un mensonge éternel, d'un vol que les lois puniraient avec la dernière ignominie!
LE PRÉCEPTEURGabriel! Gabriel! vous parlez à votre aïeul!..
LE PRINCELaissez-le exprimer sa douleur et donner un libre cours à son exaltation. C'est un véritable accès de démence dont je n'ai pas à m'occuper. Je ne vous dis plus qu'un mot, Gabriel: entre le sort brillant d'un prince et l'éternelle captivité du cloître, choisissez! Vous êtes encore libre. Vous pouvez faire triompher mes ennemis, avilir le nom que vous portez, souiller la mémoire de ceux qui vous ont donné le jour, déshonorer mes cheveux blancs Si telle est votre résolution, songez que l'infamie et la misère retomberont sur vous le premier, et voyez si la satisfaction des plus grossiers instincts peut compenser l'horreur d'une telle chute.
GABRIELAssez, assez, vous dis-je! Les motifs que vous attribuez à ma douleur sont dignes de votre imagination, mais non de la mienne
(Il s'assied et cache sa tête dans ses mains.)LE PRÉCEPTEUR, bas au princeMonseigneur, il faudrait en effet le laisser à lui-même quelques instants; il ne se connaît plus.
LE PRINCE, de mêmeVous avez raison. Venez avec moi, monsieur l'abbé.
LE PRÉCEPTEUR, basVotre altesse est fort irritée contre moi?
LE PRINCE, de mêmeAu contraire. Vous avez atteint le but mieux que je ne l'aurais fait moi-même. Ce caractère m'offre plus de garantie de discrétion que je n'eusse osé l'espérer.
LE PRÉCEPTEUR, à partCoeur de pierre!
(Ils sortent.)SCÈNE VI
GABRIEL, seulLe voilà donc, cet horrible secret que j'avais deviné! Ils ont enfin osé me le révéler en face! Impudent vieillard! Comment n'es-tu pas rentré sous terre, quand tu m'as vu, pour te punir et te confondre, affecter tant d'ignorance et d'étonnement! Les insensés! comment pouvaient-ils croire que j'étais encore la dupe de leur insolent artifice? Admirable ruse, en effet! M'inspirer l'horreur de ma condition, afin de me fouler aux pieds ensuite, et de me dire: Voilà pourtant ce que vous êtes voilà où nous allons vous reléguer si vous n'acceptez pas la complicité de notre crime! Et l'abbé! l'abbé lui-même que je croyais si honnête et si simple, il le savait! Marc le sait peut-être aussi! Combien d'autres peuvent le savoir? Je n'oserai plus lever les yeux, sur personne. Ah! quelquefois encore je voulais en douter. O mon rêve! mon rêve de cette nuit, mes ailes!.. ma chaîne!
Mais le fourbe s'est pris dans son propre piège, il m'a livré enfin le point le plus sensible de sa haine. Je vous punirai, ô imposteurs! je vous ferai partager mes souffrances; je vous ferai connaître l'inquiétude, et l'insomnie, et la peur de la honte Je suspendrai le châtiment à un cheveu, et je le ferai planer sur ta tête blanche, à vieux Jules! jusqu'à ton dernier soupir. Tu m'avais soigneusement caché l'existence de ce jeune homme! ce sera là ma consolation, la réparation de l'iniquité à laquelle on m'associe! Pauvre parent! pauvre victime, toi aussi! Errant, vagabond, criblé de dettes, plongé dans la débauche, disent-ils, avili, dépravé, perdu, hélas! peut-être. La misère dégrade ceux qu'on élève dans le besoin des honneurs et dans la soif des richesses. Et le cruel vieillard s'en réjouit! Il triomphe de voir son petit-fils dans l'abjection, parce que le père de cet infortuné a osé contrarier ses volontés absolues, qui sait? dévoiler quelqu'une de ses turpitudes, peut-être! Eh bien! je te tendrai la main, moi qui suis dans le fond de mon âme plus avili et plus malheureux que lui encore; je m'efforcerai de te retirer du bourbier, et de purifier ton âme par une amitié sainte. Si je n'y réussis pas, je comblerai du moins par mes richesses l'abîme de ta misère, je te restituerai ainsi l'héritage qui t'appartient; et, si je ne puis te rendre ce vain titre que tu regrettes peut-être, et que je rougis de porter à ta place, je m'efforcerai du moins de détourner sur toi la faveur des rois, dont tous les hommes sont jaloux. Mais quel nom porte-t-il? Et où le trouverai-je? Je le saurai: je dissimulerai, je tromperai, moi aussi! Et quand la confiance et l'amitié auront rétabli l'égalité entre lui et moi, ils le sauront!.. Leur inquiétude sera poignante. Puisque tu m'insultes, ô vieux Jules! puisque tu crois que la chasteté m'est si pénible, ton supplice sera d'ignorer à quel point mon âme est plus chaste et ma volonté plus ferme que tu ne peux le concevoir!..
Allons! du courage! Mon Dieu! mon Dieu! vous êtes le père de l'orphelin, l'appui du faible, le défenseur de l'opprimé!
FIN DU PROLOGUEPREMIÈRE PARTIE
Une taverneSCÈNE PREMIÈRE
GABRIEL, MARC, GROUPES attablés; L'HÔTE, allant et venant; puis LE COMTE ASTOLPHE DE BRAMANTEGABRIEL, s'asseyant à une tableMarc! prends place ici, en face de moi; assis, vite!
MARC, hésitant à s'asseoirMonseigneur ici?..
GABRIELDépêche! tous ces lourdauds nous regardent. Sois un peu moins empesé Nous ne sommes point ici dans le château de mon grand-père. Demande du vin.
(Marc frappe sur la table. L'hôte s'approche.)L'HÔTEQuel vin servirai-je à vos excellences?
MARC, à GabrielQuel vin servira-t-on à Votre Excellence?
GABRIEL, à l'hôteBelle question! pardieu! du meilleur.
( L'hôte n'éloigne. A Marc.)Ah çà! ne saurais-tu prendre des manières plus dégagées? Oublies-tu où nous sommes, et veux-tu me compromettre?
MARCJe ferai mon possible Mais en vérité je n'ai pas l'habitude Êtes-vous bien sûr que ce soit ici?..
GABRIELTrès-sûr.. Ah! le local a mauvais air, j'en conviens; mais c'est la manière de voir les choses qui fait tout. Allons, vieil ami, un peu d'aplomb.
MARCJe souffre de vous voir ici!.. Si quelqu'un allait vous reconnaître
GABRIELEh bien! cela ferait le meilleur effet du monde.
GROUPE D'ÉTUDIANTS. UN ÉTUDIANTGageons que ce jeune vaurien vient ici avec son oncle pour le griser et lui avouer ses dettes entre deux vins.
AUTRE ÉTUDIANTCela? C'est un garçon rangé. Rien qu'aux plis de sa fraise on voit que c'est un pédant.
UN AUTRELequel des deux?
DEUXIÈME ÉTUDIANTL'un et l'autre.
MARC, frappant sur la tableEh bien! ce vin?
GABRIELA merveille! frappe plus fort.
GROUPE DE SPADASSINS. PREMIER SPADASSINCes gens-là sont bien pressés! Est-ce que la gorge brûle à ce vieux fou?
SECOND SPADASSINIls sont mis proprement.
TROISIÈME SPADASSINHein! un vieillard et un enfant! quelle heure est-il?
PREMIER SPADASSINOccupe l'hôte, afin qu'il ne les serve pas trop vite. Pour peu qu'ils vident deux flacons, nous gagnerons bien minuit.
DEUXIÈME SPADASSINIls sont bien armés.
TROISIÈME SPADASSINBah! l'un sans barbe, l'autre sans dents.
(Astolphe entre.)PREMIER SPADASSINOuf! voilà ce ferrailleur d'Astolphe. Quand serons-nous débarrassés de lui?
QUATRIÈME SPADASSINQuand nous voudrons.
DEUXIÈME SPADASSINIl est seul ce soir.
QUATRIÈME SPADASSINAttention!
(Il montre les étudiants, qui se lèvent.)LE GROUPE D'ÉTUDIANTS. PREMIER ÉTUDIANTVoilà le roi des tapageurs, Astolphe. Invitons-le à vider un flacon avec nous; sa gaieté nous réveillera.
DEUXIÈME ÉTUDIANTMa foi, non. Il se fait tard; les rues sont mal fréquentées.
PREMIER ÉTUDIANTN'as-tu pas ta rapière?
DEUXIÈME ÉTUDIANTAh! je suis las de ces sottises-là. C'est l'affaire des sbires, et non la nôtre, de faire la guerre aux voleurs toutes les nuits.
TROISIÈME ÉTUDIANTEt puis je n'aime guère ton Astolphe. Il a beau être gueux et débauché, il ne peut oublier qu'il est gentilhomme, et de temps en temps il lui prend, comme malgré lui, des airs de seigneurie qui me donnent envie de le souffleter.
DEUXIÈME ÉTUDIANTEt ces deux cuistres qui boivent là tristement dans un coin me font l'effet de barons allemands mal déguisés.
PREMIER ÉTUDIANTDécidément le cabaret est mal composé ce soir. Partons.
(Ils paient l'hôte et sortent. Les spadassins suivent tous leurs mouvements. Gabriel est occupé à examiner Astolphe qui s'est jeté sur un banc d'un air farouche, les coudes appuyés sur la table, sans demander à boire et sans regarder personne.)
MARC, bas à GabrielC'est un beau jeune homme; mais quelle mauvaise tenue! Voyez, sa fraise est déchirée et son pourpoint couvert de taches.
GABRIELC'est la faute de son valet de chambre. Quel noble front! Ah! si j'avais ces traits mâles et ces larges mains!..
PREMIER SPADASSIN, regardant par la fenêtreIls sont loin Si ces deux benêts qui restent là sans vider leurs verres pouvaient partir aussi
DEUXIÈME SPADASSINLui chercher querelle ici? L'hôte est poltron.
TROISIÈME SPADASSINRaison de plus.
DEUXIÈME SPADASSINIl criera.
QUATRIÈME SPADASSINOn le fera taire.
(Minuit sonne.)(Astolphe frappe du poing sur la table. Les sbires l'observent alternativement avec Gabriel, qui ne regarde qu'Astolphe.)MARC, bas à GabrielIl y a là des gens de mauvaise mine qui vous regardent beaucoup.