Et maintenant, dis-je à Eugénie, qu'ont-ils à craindre de M. Poisson? Aucune poursuite légale, puisqu'il n'est pas marié avec Marthe?
Non, mais quelque violence dans le premier feu de la colère. Comme c'est un homme grossier, livré à toutes ses passions, incapable d'un véritable attachement, il se sera bientôt consolé avec une nouvelle maîtresse. Marthe, qui le connaît bien, dit que si l'on peut tenir sa demeure secrète pendant un mois tout au plus, il n'y aura plus rien à craindre ensuite.
Si je comprends bien le rôle que vous m'avez réservé dans tout ceci, repris-je, c'est: primo, de vous laisser disposer de tout ce qui est à nous pour assister nos infortunées voisines; secundo, d'avoir toujours derrière la porte une grosse canne au service des épaules de M. Poisson, en cas d'attaque. Eh bien, voici, primo, un terme de ma rente que j'ai touché hier, et dont tu feras, comme de coutume, l'emploi que tu jugeras convenable; secundo, voilà un assez bon rotin que je vais placer en sentinelle.»
Cela fait, j'allai me jeter sur mon lit, où je tombai, à la lettre, endormi avant d'avoir pu achever de me déshabiller.
Je fus réveillé au bout de deux heures par Horace: Que diable se passe-t-il chez toi? me dit-il. Avant d'ouvrir, on parlemente au guichet, on chuchote derrière la porte, on cache quelqu'un dans la cuisine, ou dans le bûcher, ou dans l'armoire, je ne sais où; et, quand je passe, on me rit au nez. Qui est-ce qu'on mystifie? Est-ce toi ou moi?
A mon tour, je me mis à rire. Je fis ma toilette, et j'allai prendre ma place au conseil délibératif que Marthe et Eugénie tenaient ensemble dans la cuisine. Je fus d'avis qu'il fallait se fier à Horace, ainsi qu'au petit nombre d'amis que j'avais l'habitude de recevoir. En remettant le secret de Marthe à leur honneur et à leur prudence, on avait beaucoup plus de chances de sécurité qu'en essayant de le leur cacher. Il était impossible qu'ils ne le découvrissent pas, quand même Marthe s'astreindrait à ne jamais passer de sa chambre dans la nôtre, et quand même je consignerais tous mes amis chez le portier. La consigne serait toujours violée; et il ne fallait qu'une porte entr'ouverte, une minute durant, pour que quelqu'un de nos jeunes gens entrevit et reconnut la belle Laure. Je commençai donc le chapitre des confidences solennelles par Horace, tout en lui cachant, ainsi que je le fis, à l'égard des autres, l'intérêt qu'Arsène portait à Laure, la part qu'il avait prise à son évasion, et jusqu'à leur ancienne connaissance. Laure, désormais redevenue Marthe, fut, pour Horace et pour tous nos amis, une amie d'enfance d'Eugénie, qui se garda bien de dire qu'elle ne la connaissait que depuis deux jours. Elle seule fut censée lui avoir offert une retraite et la couvrir de sa protection. Son chaperonnage était assez respectable; tous mes amis professaient à bon droit pour Eugénie une haute estime, et je ne me vantai jamais, comme on peut le croire, de mon ridicule accès de jalousie.
Cependant Eugénie ne me le pardonna pas aussi aisément que je m'en étais flatté. Je puis même dire qu'elle ne me l'a jamais pardonné. Quoiqu'elle fit, j'en suis convaincu, tous ses efforts pour l'oublier, elle y a toujours pensé avec amertume. Combien de fois ne me l'a-t-elle pas fait sentir, en niant énergiquement que l'amour d'un homme fût à la hauteur de celui d'une femme! Le meilleur, le plus dévoué, le plus fidèle de tous, sera toujours prêt, disait-elle, à se méfier de celle qui s'est donnée à lui. Il l'outragera, sinon par des actes, du moins par la pensée. L'homme a pris sur nous dans la société un droit tout matériel; aussi toute notre fidélité, souvent tout notre amour, se résument pour lui dans un fait. Quant à nous, qui n'exerçons qu'une domination morale, nous nous en rapportons plus à des preuves morales qu'à des apparences. Dans nos jalousies, nous sommes capables de récuser le témoignage de nos yeux; et quand vous faites un serment, nous nous en rapportons à votre parole comme si elle était infaillible. Mais la nôtre est-elle donc moins sacrée? Pourquoi avez-vous fait de votre honneur et du nôtre deux choses si différentes? Vous frémiriez de colère si un homme vous disait que vous mentez. Et pourtant vous vous nourrissez de méfiance, et vous nous entourez de précautions qui prouvent que vous doutez de nous. A celui que des années de chasteté et de sincérité devraient rassurer à jamais, il suffit d'une petite circonstance inusitée, d'une parole obscure, d'un geste, d'une porte ouverte ou fermée, pour que toute confiance soit détruite en un instant.
Elle adressait tous ces beaux sermons à Horace, qui avait l'habitude de se poser pour l'avenir en Othello; mais, en effet, c'était sur mon coeur que retombaient ces coups acérés. «Où diable prend-elle tout ce qu'elle dit? observait Horace. Mon cher, tu la laisses trop aller au prêche de la salle Taitbout.»
IX
La situation de Paul Arsène à l'égard de Marthe était des plus étranges. Soit qu'il n'eût jamais osé lui exprimer son amour, soit qu'elle n'eût pas voulu le comprendre, ils en étaient restés, comme au premier jour, dans les termes d'une amitié fraternelle. Marthe ignorait le dévouement de ce jeune homme; elle ne savait pas à quelles espérances il avait dû renoncer pour s'attacher à son sort. Il ne lui avait pas caché qu'il eût étudié la peinture; mais il ne lui avait pas dit de quelles admirables facultés la nature l'avait doué à cet égard; et d'ailleurs il attribuait son renoncement à la nécessité de faire venir ses soeurs et de les soutenir. Marthe ne possédait rien, et n'avait rien voulu emporter de chez M. Poisson. Elle comptait travailler, et les avances qu'elle acceptait, elle ne les attribuait qu'à Eugénie. Elle n'eût pas fui, appuyée sur le bras d'Arsène, si elle eût cru lui devoir d'autres services que de simples démarches auprès d'Eugénie, et un asile auprès de ses soeurs, qu'elle comptait bien indemniser en payant sa part des dépenses. En se dévouant ainsi, Paul avait brûlé ses vaisseaux, et il s'était ôté le droit de lui jamais dire: «Voilà ce que j'ai fait pour vous;» car, dans l'apparence, il n'avait fait pour elle que ce qui est permis à la plus simple amitié.
Le pauvre enfant était si accablé d'ouvrage, et tenu de si près par son patron, qu'il ne put aller recevoir ses soeurs à la diligence. Marthe ne sortait pas, dans la crainte d'être rencontrée par quelqu'un qui pût mettre M. Poisson sur ses traces. Nous nous chargeâmes, Eugénie et moi, d'aller aider au débarquement de Louison et de Suzanne, nos futures voisines. Louison, l'aînée, était une beauté de village, un peu virago, ayant la voix haute, l'humeur chatouilleuse et l'habitude du commandement. Elle avait contracté cette habitude chez sa vieille tante infirme, qui l'écoutait comme un oracle, et lui laissait la gouverne de cinq ou six apprenties couturières, parmi lesquelles la jeune soeur Suzon n'était qu'une puissance secondaire, une sorte de ministre dirigeant les travaux, mais obéissant à la soeur aînée, sans appel. Aussi Louison avait-elle des airs de reine, et l'insatiable besoin de régner qui dévore les souverains.
Suzanne, sans être belle, était agréable et d'une organisation plus distinguée que celle de Louise. Il était facile de voir qu'elle était capable de comprendre tout ce que Louise ne comprendrait jamais. Mais Louise était, au-dessus et autour d'elle, comme une cloche de plomb, pour l'empêcher de se répandre au dehors et d'en recevoir quelque influence.
Elles accueillirent nos avances, l'une avec surprise et timidité, l'autre avec une raideur un peu brutale. Elles n'avaient aucune idée de la vie de Paris, et ne concevaient pas qu'il pût y avoir pour Arsène un empêchement impérieux de venir à leur rencontre. Elles remercièrent Eugénie d'un air préoccupé, Louise répétant à tout propos: «C'est toujours bien désagréable que Paul ne soit pas là!
Elles accueillirent nos avances, l'une avec surprise et timidité, l'autre avec une raideur un peu brutale. Elles n'avaient aucune idée de la vie de Paris, et ne concevaient pas qu'il pût y avoir pour Arsène un empêchement impérieux de venir à leur rencontre. Elles remercièrent Eugénie d'un air préoccupé, Louise répétant à tout propos: «C'est toujours bien désagréable que Paul ne soit pas là!
Et Suzanne ajoutant, d'un ton de consternation:
C'est-il drôle que Paul ne soit pas venu!»
Il faut avouer que, venant pour la première fois de leur vie de faire un assez long voyage en diligence, se voyant aux prises avec les douaniers pour l'examen de leurs malles, ne sachant tout ce que signifiait ce bruit de voyageurs partants et arrivants, de chevaux qu'on attelait et dételait, d'employés, de facteurs et de commissionnaires, il était assez naturel qu'elles perdissent la tête et ressentissent un peu de fatigue, d'humeur et d'effroi. Elles s'humanisèrent en voyant que je venais à leur secours, que je veillais à leurs paquets, et que je réglais leurs comptes avec le bureau. A peine se virent-elles installées dans un fiacre avec leurs effets, leurs innombrables corbeilles et cartons (car elles avaient, suivant l'habitude des campagnards, traîné une foule d'objets dont le port surpassait la valeur), que Louison fourra la main jusqu'au coude dans son cabas, en criant: «Attendez, Monsieur; attendez que je vous paie! Qu'est-ce que vous avez donné pour nous à la diligence? Attendez donc!»
Elle ne concevait pas que je ne me fisse pas rembourser immédiatement l'argent que je venais de tirer de ma poche pour elles; et ce trait de grandeur, que j'étais loin d'apprécier moi-même, commença à me gagner leur considération.
Nous montâmes dans un cabriolet de place, Eugénie et moi, afin de nous trouver en même temps qu'elles à la porte de notre domicile commun.
«Ah! mon Dieu! quelle grande maison! s'écrièrent-elles en la toisant de l'oeil; elle est si haute, qu'on n'en voit pas le faîte.»
Elle leur sembla bien plus haute lorsqu'il fallut monter les quatre-vingt-douze marches qui nous séparaient du sol. Dès le second étage, elles montrèrent de la surprise; au troisième, elles firent de grands éclats de rire; au quatrième, elles étaient furieuses; au cinquième, elles déclarèrent qu'elles ne pourraient jamais demeurer dans une pareille lanterne. Louise, découragée, s'assit sur la dernière marche en disant: «En voilà-t-il une horreur de pays!»
Suzanne, qui conservait plus d'envie de se moquer que de s'emporter, ajouta: «Ça sera commode, hein? de descendre et de remonter ça quinze fois par jour! Il y a de quoi se casser le cou.»
Eugénie les introduisit tout de suite dans leur appartement. Elles le trouvèrent petit et bas. Une pièce donnait sur le prolongement de mon balcon. Louise s'y avança, et se rejetant aussitôt en arrière, se laissa tomber sur une chaise.
«Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle, ça me donne le vertige; il me semble que je suis sur la pointe de notre clocher.»
Nous voulûmes les faire souper. Eugénie avait préparé un petit repas dans mon appartement, comptant, à ce moment-là, leur présenter Marthe.
«Vous avez bien de la bonté, monsieur et madame, dit Louison en jetant un coup d'oeil prohibitif à Suzanne; mais nous n'avons pas faim.»
Elle avait l'air désespéré; Suzanne s'était hâtée de défaire les malles et de ranger les effets, comme si c'était la chose la plus pressée du monde.
«Ah ça! pourquoi donc trois lits? fit observer tout à coup Louise. Paul va donc demeurer avec nous? A la bonne heure!
Non, Paul ne peut pas encore demeurer avec vous, lui répondis-je. Mais vous aurez une payse, une ancienne amie, qu'il voulait vous présenter lui-même
Tiens! qui donc ça? Nous n'avons pas grand'payse ici, que je sache. Comment donc qu'il ne nous en a rien marqué dans ses lettres?..
Il avait à vous dire là-dessus beaucoup de choses qu'il vous expliquera lui-même. En attendant, il m'a chargé de vous la présenter. Elle demeure déjà ici, et, pour le moment, elle apprête votre souper. Voulez-vous que je vous l'amène?
Nous irons bien la voir nous-mêmes, répondit Louison, dont la curiosité était fortement éveillée; où donc est-ce qu'elle est, cette payse?»
Elle me suivit avec empressement.
«Tiens! c'est la Marton, cria-t-elle d'une voix âpre en reconnaissant la belle Marthe. Comment vous en va, Marton? Vous êtes donc veuve, que vous allez demeurer avec nous? Vous avez fait une vilaine chose, pas moins, de vous ensauver avec ce monsieur qui vous a soulevée à votre père. Mais enfin on dit que vous vous êtes mariée avec lui, et à tout péché miséricorde!»
Marthe rougit, pâlit, et perdit contenance. Elle ne s'était pas attendue à un pareil accueil. La pauvre femme avait oublié ses anciennes compagnes, comme Arsène avait oublié ses soeurs. Le mal du pays fait cet effet-là à tout le monde: il transforme les objets de nos souvenirs en idéalités poétiques, dont les qualités grandissent à nos yeux, tandis que les défauts s'adoucissent toujours avec le temps et l'absence, et vont jusqu'à s'effacer dans notre imagination.
Et puis, lorsque Marthe avait quitté le pays cinq ans auparavant, Louise et Suzanne n'étaient que des enfants sans réflexion sur quoi que ce soit. Maintenant c'étaient deux dragons de vertu, principalement l'aînée, qui avait tout l'orgueil d'une beauté célèbre à deux lieues à la ronde et toute l'intolérance d'une sagesse incontestée. En quittant le terroir où elles brillaient de tout leur éclat, ces deux plantes sauvages devaient nécessairement (Arsène ne l'avait pas prévu) perdre beaucoup de leur charme et de leur valeur. Au village elles donnaient le bon exemple, rattachaient à des habitudes de labeur et de sagesse les jeunes filles de leur entourage. A Paris, leur mérite devait être enfoui, leurs préceptes inutiles, leur exemple inaperçu; et les qualités nécessaires à leur nouvelle position, la bonté, la raison, la charité fraternelle, elles ne les avaient pas, elles ne pouvaient pas les avoir.
Il était bien tard pour faire ces réflexions. Le premier mouvement de Marthe avait été de s'élancer dans les bras de la soeur d'Arsène, le second fut d'attendre ses premières démonstrations, le troisième fut de se renfermer dans un juste sentiment de réserve et de fierté; mais une douleur profonde se trahissait sur son visage pâli, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.
Je lui pris la main, et, la lui serrant affectueusement, je la fis asseoir à table; puis je forçai Louise de s'asseoir auprès d'elle.
Vous n'avez le droit de lui faire ni questions ni reproches, dis-je à cette dernière d'un ton ferme qui l'étonna et la domina tout d'un coup; elle a l'estime de votre frère et la nôtre. Elle a été malheureuse, le malheur commande le respect aux âmes honnêtes. Quand vous aurez refait connaissance avec elle, vous l'aimerez, et vous ne lui parlerez jamais du passé.
Louison baissa les yeux, interdite et non pas convaincue. Suzanne, qui l'avait suivie par derrière, cédant à l'impulsion de son coeur, se pencha vers Marthe pour l'embrasser; mais un regard terrible de Louise, jeté en dessous, paralysa son élan. Elle se borna à lui serrer la main; et Eugénie, craignant que Marthe ne fût mal à l'aise entre ses deux compatriotes, se plaça auprès d'elle, affectant de lui témoigner plus d'amitié et d'égards qu'aux autres. Ce repas fut triste et gêné. Soit par dépit, soit que les mets ne fussent pas de son goût, Louison ne touchait à rien. Enfin, Arsène arriva, et, après les premiers embrassements, devinant, avec le sang-froid qu'il possédait au plus haut degré, ce qui se passait entre nous tous, il emmena ses deux soeurs dans une chambre, et resta plus d'une heure enfermé avec elles.