Horace - Жорж Санд 9 стр.


 Voilà une étrange invasion! Tout ce que vous faites est bien, mon Eugénie, mais enfin

 Mais enfin, mon ami, vous allez vous retirer de suite, et demander à votre ami Horace ou à quelque autre (vous n'en manquerez pas) de vous céder la moitié de sa chambre pour une nuit.

 Mais vous me direz au moins pour qui je fais ce sacrifice?

 Pour une amie à moi, qui est venue me demander un refuge dans une circonstance désespérée.

 Ah! mon Dieu! m'écriai-je, un accouchement dans ma chambre! Au diable le butor à qui je dois cet enfant-là!

 Non, non! rien de pareil! dit Eugénie en rougissant. Mais parlez donc plus bas, il n'y a point là d'affaire d'amour proprement dite; c'est un roman tout à fait pur et platonique. Mais, allez-vous-en.

 Ah ça, c'est donc une princesse enlevée pour qui vous prenez tant de précautions respectueuses?

 Non; mais c'est une femme comme moi, et elle a bien droit à quelque respect de votre part.

 Et vous ne me direz pas même son nom?

 A quoi bon ce soir? Nous verrons demain ce qu'on peut vous confier.

 Et, c'est une femme?.. dis-je avec un grand embarras.

 Vous en doutez?» répondit Eugénie en éclatant de rire.

Elle me poussa vers la porte, et j'obéis machinalement. Elle me rendit ma lumière, et me reconduisit jusqu'au palier d'un air affectueux et enjoué, puis elle rentra, et je l'entendis fermer la porte à double tour, ainsi qu'une barre que j'y avais fait poser pour plus de sécurité quand je laissais Eugénie seule, le soir, dans ma mansarde.

Quand je fus au bas de l'escalier, je fus pris d'un vertige. Je ne suis point jaloux de ma nature, et d'ailleurs, jamais ma douce et sincère compagne ne m'avait donné le moindre sujet de méfiance. J'avais pour elle plus que de l'amour, j'avais une estime sans bornes pour son caractère, une foi absolue en sa parole. Malgré tout cela, je fus saisi d'une sorte de délire, et ne pus jamais me résoudre à descendre le dernier étage. Je remontai vingt fois jusqu'à ma porte; je redescendis autant de fois l'escalier. Le plus profond silence régnait dans ma mansarde et dans toute la maison. Plus je combattais ma folie, plus elle s'emparait de mon cerveau. Une sueur froide coulait de mon front. Je pensai plusieurs fois à enfoncer la porte: malgré la serrure et la barre de fer, je crois que j'en aurais eu la force dans ce moment-là; mais la crainte d'épouvanter et d'offenser Eugénie par cette violence et l'outrage d'un tel soupçon, m'empêchèrent de céder à la tentation. Si Horace m'eût vu ainsi, il m'aurait pris en pitié ou raillé amèrement. Après tout ce que je lui avais dit pour combattre les instincts de jalousie et de despotisme qu'il laissait percer dans ses théories de l'amour, j'étais d'un ridicule achevé.

Je ne pus néanmoins prendre sur moi de sortir de la maison. Je songeai bien à passer la nuit à me promener sur le quai; mais la maison avait une porte de derrière sur la rue Gît-le-Coeur, et pendant que j'en ferais le tour, on pouvait sortir d'un côté ou de l'autre. Une fois que j'aurais franchi la porte principale, soit que le portier fut prévenu, soit qu'il allât se coucher, j'étais sur de ne pas pouvoir rentrer passé minuit. Les portiers sont fort inhumains envers les étudiants, et le mien était des plus intraitables. Au diable l'hôtesse inconnue et sa réputation compromise! pensai-je; et ne pouvant renoncer à garder mon trésor à vue, ne pouvant plus résister à la fatigue, je me couchai sur la natte de paille dans l'embrasure de ma porte, et je finis par m'y endormir.

Heureusement nous demeurions au dernier étage de la maison, et la seule chambre qui donnât sur notre palier n'était pas louée. Je ne courais pas risque d'être surpris dans cette ridicule situation par des voisins médisants.

Je ne dormis ni longtemps ni paisiblement, comme on peut croire. Le froid du matin m'éveilla de bonne heure. J'étais brisé, je fumai pour me ranimer, et quand, vers six heures, j'entendis ouvrir la porte de la maison, je sonnai à la mienne. Il me fallut encore attendre et encore subir l'examen du guichet. Enfin il me fut permis de rentrer.

«Ah! mon Dieu! dit Eugénie en frottant ses yeux appesantis par un sommeil meilleur que le mien. Vous me paraissez changé! Pauvre Théophile! vous avez donc été bien mal couché chez votre ami Horace?

 On ne peut pas plus mal, répondis-je, un lit très dur. Et votre hôte, est-il enfin parti?

 Mon hôte!» dit-elle avec un étonnement si candide que je me sentis pénétré de honte.

Quand on est coupable, on a rarement l'esprit de se repentir à temps. Je sentis le dépit me gagner, et n'ayant rien à dire qui eût le sens commun, je posai ma canne un peu brusquement sur la table, et je jetai mon chapeau avec humeur sur une chaise: il roula par terre, je lui donnai un grand coup de pied; j'avais besoin de briser quelque chose.

Eugénie, qui ne m'avait jamais vu ainsi, resta stupéfaite: elle ramassa mon chapeau en silence, me regarda fixement, et devina enfin ma souffrance, en voyant l'altération profonde de mes traits. Elle étouffa un soupir, retint une larme, et entra doucement dans ma chambre à coucher, dont elle referma la porte sur elle avec soin. C'était là qu'était le personnage mystérieux. Je n'osais plus, je ne voulais plus douter, et, malgré moi, je doutais encore. Les pensées injustes, quand nous leur laissons prendre le dessus, s'emparent tellement de nous, qu'elles dominent encore notre imagination alors que la raison et la conscience protestent contre elles. J'étais au supplice; je marchais avec agitation dans mon cabinet, m'arrêtant à chaque tour devant cette porte fatale, avec un sentiment voisin de la rage. Les minutes me semblaient des siècles.

Enfin la porte se rouvrit, et une femme vêtue à la hâte, les cheveux encore dans le désordre du sommeil et le corps enveloppé d'un grand châle, s'avança vers moi, pâle et tremblante. Je reculai de surprise, c'était madame Poisson.

VIII

Elle s'inclina devant moi, presque jusqu'à mettre un genou en terre; et dans cette attitude douloureuse, avec sa pâleur, ses cheveux épars, et ses beaux bras nus sortant de son châle écarlate, elle eût désarmé un tigre; mais j'étais si heureux de voir Eugénie justifiée, que j'eusse accueilli mon affreuse portière avec autant de courtoisie que la belle Laure. Je la relevai, je la fis asseoir, je lui demandai pardon d'être rentré si matin, n'osant pas encore demander pardon, ni même jeter un regard à ma pauvre maîtresse.

«Je suis bien malheureuse et bien coupable envers vous, me dit Laure encore tout émue. J'ai failli amener un chagrin dans votre intérieur. C'est ma faute, j'aurais dû vous prévenir, j'aurais dû refuser la généreuse hospitalité d'Eugénie. Ah! Monsieur, ne faites de reproche qu'à moi: Eugénie est un ange. Elle vous aime comme vous le méritez, comme je voudrais avoir été aimée, ne fût-ce qu'un jour dans ma vie. Elle vous dira tout, Monsieur; elle vous racontera mes malheurs et ma faute, ma faute, qui n'est pas celle que vous croyez, mais qui est plus grave mille fois, et dont je ferai pénitence toute ma vie.»

Les larmes lui coupèrent la parole. Je pris ses deux mains avec attendrissement. Je ne sais ce que je lui dis pour la rassurer et la consoler; mais elle y parut sensible, et, m'entraînant vers Eugénie, elle hâta avec une grâce toute féminine l'explosion de mon remords et le pardon de ma chère compagne. Je le reçus à genoux. Pour toute réponse, celle-ci attira Laure dans mes bras, et me dit: «Soyez son frère, et promettez-moi de la protéger et de l'assister comme si elle était ma soeur et la vôtre. Voyez que je ne suis pas jalouse, moi! Et pourtant combien elle est plus belle, plus instruite, et plus faite que moi pour vous tourner la tête!»

Le déjeuner, modeste comme à l'ordinaire, mais plein de cordialité et même d'un enjouement attendri, fut suivi des arrangements que prit Eugénie pour installer Laure dans l'appartement qui donnait sur notre palier, et que le portier n'avait pu mettre encore à sa disposition, quoique à mon insu il fût retenu à cet effet depuis plusieurs jours. Tandis que notre nouvelle voisine s'établissait avec une certaine lenteur mélancolique dans ce mystérieux asile, sous le nom de mademoiselle Moriat (c'était le nom de famille d'Eugénie, qui la faisait passer pour sa soeur), ma compagne revint me donner les éclaircissements dont j'avais besoin pour la secourir.

«Vous avez de l'amitié pour le Masaccio? me dit-elle pour commencer; vous vous intéressez à son sort? et vous aimerez d'autant mieux Laure, qu'elle est plus chère à Paul Arsène?

 Quoi! Eugénie, m'écriai-je, vous sauriez les secrets du Masaccio? Ces secrets, impénétrables pour moi, il vous les aurait confiés?»

Eugénie rougit et sourit. Elle savait tout depuis longtemps. Tandis que le Masaccio faisait son portrait, elle avait su lui inspirer une confiance extraordinaire. Lui, si réservé, et même si mystérieux, il avait été dominé par la bonté sérieuse et la discrète obligeance d'Eugénie. Et puis l'homme du peuple, méfiant et fier avec moi, avait ouvert fraternellement son coeur à la fille du peuple: c'était légitime.

Eugénie avait promis le secret; elle l'avait religieusement gardé. Elle me fit subir un interrogatoire très-judicieux et très-fin, et quand elle se fut assurée que ma curiosité n'était fondée que sur un intérêt sincère et dévoué pour son protégé, elle m'apprit beaucoup de choses; à savoir: primo, que madame Poisson n'était pas madame Poisson, mais bien une jeune ouvrière née dans la même ville de province et dans la même rue que le petit Masaccio. Celui-ci avait eu pour elle, presque dès l'enfance, une passion romanesque et tout à fait malheureuse; car la belle Marthe, encore enfant elle-même, s'était laissé séduire et enlever par M. Poisson, alors commis voyageur, qui était venu avec elle dresser la tente de son café à la grille du Luxembourg, comptant sans doute sur la beauté d'une telle enseigne pour achalander son établissement. Cette secrète pensée n'empêchait pas M. Poisson d'être fort jaloux, et, à la moindre apparence, il s'emportait contre Marthe, et la rendait fort malheureuse. On assurait même dans le quartier qu'il l'avait souvent frappée.

En second lieu, Eugénie m'apprit que Paul Arsène, ayant un soir, contrairement à ses habitudes de sobriété, cédé à la tentation de boire un verre de bière, était entré, il y avait environ trois mois, au café Poisson; que là, ayant reconnu dans cette belle dame vêtue de blanc et coiffée de ses beaux cheveux noirs, en châtelaine du moyen âge, la pauvre Marthe, ses premières, ses uniques amours, il avait failli se trouver mal. Marthe lui avait fait signe de ne pas lui parler, parce que le surveillant farouche était là; mais elle avait trouvé moyen, en lui rendant la monnaie de sa pièce de cinq francs, de lui glisser un billet ainsi conçu:

«Mon pauvre Arsène, si tu ne méprises pas trop ta payse, viens causer avec elle demain. C'est le jour de garde de M. Poisson. J'ai besoin de parler de mon pays et de mon bonheur passé.»

«Certes, continua Eugénie, Arsène fut exact au rendez-vous. Il en sortit plus amoureux que jamais. Il avait trouvé Marthe embellie par sa pâleur, et ennoblie par son chagrin. Et puis, comme elle avait lu beaucoup de romans à son comptoir, et même quelquefois des livres plus sérieux, elle avait acquis un beau langage et toutes sortes d'idées qu'elle n'avait pas auparavant. D'ailleurs, elle lui confiait ses malheurs, son repentir, son désir de quitter la position honteuse et misérable que son séducteur lui avait faite, et Arsène se figurait que les devoirs de la charité chrétienne et de l'amitié fraternelle l'enchaînaient seuls désormais à sa compatriote. Il ne cessa de rôder autour d'elle, sans toutefois éveiller les soupçons du jaloux, et il parvint à causer avec Marthe toutes les fois que M. Poisson s'absentait. Marthe était bien décidée à quitter son tyran; mais ce n'était pas, disait-elle, pour changer de honte qu'elle voulait s'affranchir. Elle chargeait Arsène de lui trouver une condition où elle pût vivre honnêtement de son travail, soit comme femme de charge chez de riches particuliers, soit comme demoiselle de comptoir dans un magasin de nouveautés, etc.; mais toutes les conditions que Paul envisageait pour elle lui semblaient indignes de celle qu'il aimait. Il voulait lui trouver une position à la fois honorable, aisée et libre: ce n'était pas facile. C'est alors qu'il a conçu et exécuté le projet de quitter les arts et de reprendre une industrie quelconque, fût-ce la domesticité. Il s'est dit que sa tante allait bientôt mourir, qu'il ferait venir ses soeurs à Paris, qu'il les établirait comme ouvrières en chambre avec Marthe, et qu'il les soutiendrait toutes les trois tant qu'elles ne seraient pas mises dans un bon train d'affaires, sauf à ne jamais reprendre la peinture, si ses avances et leur travail ne suffisaient pas pour les faire vivre dans l'aisance. C'est ainsi que Paul a sacrifié la passion de l'art à celle du dévouement, et son avenir à son amour.

«Ne trouvant pas d'emploi plus lucratif pour le moment que celui de garçon de café, il s'est fait garçon de café, et il a justement choisi le café de M. Poisson, où il a pu concerter l'enlèvement de Marthe, et où il compte rester encore quelque temps pour détourner les soupçons. Car la tante Henriette est morte, les soeurs d'Arsène sont en route, et je m'étais chargée de veiller à leur établissement dans une maison honnête: celle-ci est propre et bien habitée. L'appartement à côté du nôtre se compose de deux petites pièces; il coûte cent francs de loyer. Ces demoiselles y seront fort bien. Nous leur prêterons le linge et les meubles dont elles auront besoin en attendant qu'elles aient pu se les procurer, et cela ne tardera pas; car Paul, depuis deux mois qu'il gagne de l'argent, a déjà su acheter une espèce de mobilier assez gentil qui était là-haut dans votre grenier et à votre insu. Enfin, avant-hier soir, tandis que vous étiez auprès de votre malade, Laure, ou, pour mieux dire, Marthe, puisque c'est son véritable nom, a pris son grand courage, et au coup de minuit, pendant que M. Poisson était de garde, elle est partie avec Arsène, qui devait l'amener ici, et retourner bien vite à la maison avant que son patron fût rentré; mais à peine avaient-ils fait trente pas, qu'ils ont cru voir de la lumière à l'entre-sol de M. Poisson, et ils ont délibéré s'ils ne rentreraient pas bien vite. Alors Marthe, prenant son parti avec désespoir, a forcé Arsène à rentrer et s'est mise à descendre à toutes jambes la rue de Tournon, comptant sur la légèreté de sa course et sur la protection du ciel pour échapper seule aux dangers de la nuit. Elle a été suivie par un homme sur les quais; mais il s'est trouvé par bonheur que cet homme était votre camarade Laravinière, qui lui a promis le secret et qui l'a amenée jusqu'ici. Arsène est venu nous voir en courant ce matin. Le pauvre garçon était censé faire une commission à l'autre bout de Paris. Il était si baigné de sueur, si haletant, si ému, que nous avons cru qu'il s'évanouirait en haut de l'escalier. Enfin, en cinq minutes de conversation, il nous a appris que leur frayeur au moment de la fuite n'était qu'une fausse alerte, que M. Poisson n'était rentré qu'au jour, et qu'au milieu de son trouble et de sa fureur, il n'avait pas le moindre soupçon de la complicité d'Arsène.

 Et maintenant, dis-je à Eugénie, qu'ont-ils à craindre de M. Poisson? Aucune poursuite légale, puisqu'il n'est pas marié avec Marthe?

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