Nous le pourrons, dis-je à Tartaglia; il faut le pouvoir! Nous étudierons avec soin la superposition des blocs écroulés. Nous ne toucherons pas à ceux qui nous préservent d'un prolongement de rupture dans la voûte; nous fouirons pierre à pierre, et nous creuserons, parmi ces débris, un couloir suffisant!
C'est bien dangereux, dit-il en secouant la tête, et cela peut durer plus d'un mois!
Mais cela peut n'être ni long ni dangereux, nous n'en savons rien.
De même que notre blocus peut n'être ni l'un ni l'autre, si nous en attendons la fin sans nous éreinter et nous exposer!
De même qu'il peut être l'un et l'autre, si nous en attendons la fin sans rien faire!
Vous avez raison, mossiou! Allons! j'aime les gens qui raisonnent juste. D'ailleurs, vous avez une confiance et un courage qui me plaisent, et, avec vous, je sens que je ferais des choses que je n'aurais jamais tentées tout seul! Oui, oui, avec vous, je descendrais dans un volcan, dans un enfer.
Nous retournâmes chercher des outils, c'est-à-dire nous en fabriquer tant bien que mal avec ceux que les ouvriers ont laissés ici pour d'autres usages. Comme il les ont abandonnés hors de service, nous étions d'abord assez mal outillés; mais la découverte d'un pic énorme et d'une pioche en assez bon état nous permettent, depuis ce matin, de travailler utilement. Nous avons ouvert dans la journée trois pieds de tranchée.
Aux heures de repos, nous surveillons nos carabiniers, qui paraissent se déplaire beaucoup autour de cette ruine menaçante en certains endroits. Tartaglia a imaginé de faire tomber de temps en temps des pierres pour les inquiéter; mais ce jeu est dangereux, et, quelque doute leur étant venu, l'officier a commandé de faire feu à tout hasard sur la première brèche qui s'ouvrirait aux murailles.
J'examine ces gendarmes, et je vois qu'ils sont beaucoup plus fins que les nôtres. Es sont italiens. Ce n'est pas ici que l'idée viendrait de les chansonner comme on le faisait chez nous, il y a quelques années, sur la candeur proverbiale de leur institution. Je crois bien qu'ils ne doivent pas être aussi incorruptibles; mais je ne suis pas assez muni d'argent pour espérer de les séduire, quand même je pourrais m'aboucher avec eux, ce que la surveillance de leurs chefs rend jusqu'ici tout à fait impossible.
Je ne m'ennuie ni ne me décourage. Sans le chagrin que j'éprouve en songeant aux anxiétés de ma Daniella, et le serrement de coeur qui me saisit au souvenir de ma trop courte félicité, je prendrais gaîment l'étrange existence qui m'est faite. Tartaglia m'amuse malgré moi, et le capucin paraît s'accoutumer sans effort à son rôle de Carcioffo. Il dort à genoux devant la madone du portique, son chapelet enlacé aux doigts, tout le temps que nous passons à travailler. La prévoyance n'est pas le fléau de son imagination, et, tant qu'il aura quelque chose à mettre sous la dent, il conservera son sourire de crétinisme béat.
J'en étais là, vous écrivant ces choses, pendant que Tartaglia mettait mon couvert, quand une circonstance inouïe ne fit courir sur la petite terrasse du casino.
Mossiou! mossiou! disait Tartaglia criant à voix basse, comme on s'habitue à le faire dans notre situation: voyez, voyez! Pouvez-vous expliquer pareille chose? Est-que je rêve? Est-que vous la voyez aussi? Regardez donc le haut des grandes clarinettes du terrazzone!
Je levai la tête et vis les mascarons grotesques de ces grands tuyaux de cheminée se détacher en noir sur un fond rougeâtre, en même temps que, de leurs vastes bouches, sortaient des tourbillons de fumée.
Tout est perdu, mon pauvre Tartaglia, m'écriai-je. Les carabiniers ont trouvé l'entrée de cette fameuse cuisine: ils y sont installés, ils s'y réchauffent et y ont établi leur cantine.
Non, non, mossiou. Voyez! ils sont aussi étonnés que nous! Ils regardent et s'interrogent; ils cherchent de tous côtés, ils croient que nous avons mis le feu au château. Le feu à quoi, dans ces caves, je vous le demande? Qu'ils sont sots! Mais les voilà aussi en peine que nous, je vous jure, et même davantage, car ils n'osent pas rester sur la terrasse.
En effet, une panique s'était emparée de nos gardes, et leurs officiers avaient beaucoup de peine à les calmer.
Au fait! dis-je à Tartaglia absorbé, la chose est assez importante!
Comment l'expliques-tu?
Je ne l'explique pas, mossiou! dit-il en faisant le signe de la croix. On me l'avait toujours dit, que le diable revenait ici, et que l'on y voyait le feu des cuisines briller comme du temps où les papes y donnaient des festins de Lucullus! Mais je ne le croyais pas, je ne l'aurais jamais cru, et je vous avoue qu'à cette heure je me repens de mes fautes et recommande mon âme à Dieu!
XXXV
Mondragone, le
Je continue à ne pas dater avant d'avoir écrit la série d'aventures que j'ai à vous apprendre, et que je vous raconte quand et comme je peux.
Je continue pourtant aussi à suivre une division par chapitres, qui me sert à régulariser les moments que je vous consacre. Vous savez que je suis un homme d'ordre, et cela me revient en dépit de la vie agitée que je mène.
Je vous ai laissé faisant peut-être vos commentaires sur cette fumée fantastique qui s'échappait des longs tuyaux du terrazzone.
Je ne cherchais pas à expliquer ce que je voyais, mais je ne partageais pas la consternation de Tartaglia. Bien au contraire, je ne sais quel espoir vague m'était suggéré par cette circonstance inexplicable. Je partis même d'un éclat de rire, en entendant mon Scapin mêler aux patenôtres qu'il débitait pour recommander à Dieu sa pauvre âme pécheresse; l'observation suivante:
Mon Dieu, comme ça sent la graisse fondue!
Puis il reprit du même ton dolent, moitié dévot, moitié ironique:
Ayez pitié de moi, Seigneur! Douze cierges à mon saint patron si vous me sauvez de cette diablerie et de cette damnée odeur de cuisine qui me réjouit malgré moi; car, depuis deux jours je n'ai pas mangé ma faim, et, en ce moment, je serais capable d'avaler le diable en personne!
Mais c'est que tu as raison, m'écriai-je frappé de la justesse de sa remarque: ça sent la cuisine!
Et la bonne cuisine, je vous jure, mossiou! Ça nous arrive ici à bout portant. Ils ne sentent pas ça en bas, les carabiniers! Je parie qu'ils s'imaginent sentir la poudre! Ils croient que nous avons miné la terrasse et que nous allons les faire sauter.
Crois-tu? Eh bien, la première chose dont il faut nous occuper, c'est de voir si nous ne pourrions pas profiter de cette panique pour nous évader. Voyons! regarde bien, toi qui as des yeux de lynx, s'ils sont assez loin pour nous permettre de descendre par la corde.
Non, mossiou; ils sont là, à droite et à gauche, sur les allées qui aboutissent au terrazzone, et ils nous verraient comme je vous vois, par ce beau clair de lune.
Eh bien, ils tireront sur nous, mais ils nous manqueront; la terrasse est si grande!
Beaucoup trop grande dans tous les sens pour que je sois tenté de la traverser sous leur feu! D'ailleurs, que ferons-nous quand nous aurons atteint la balustrade? Encore la corde à noeuds pour descendre dans les lauriers? Et le temps de l'attacher?.. et les balustres qui ne tiennent à rien! Et puis croyez-vous que l'allée de cyprès ne soit pas gardée?
Il est bien question d'allée! Une fois au bas de l'esplanade, nous avons, pour fuir et nous cacher, plus d'une lieue carrée de jardins et de parcs remplis de massifs d'arbres, de ruines et de fourrés!
Beaucoup trop grande dans tous les sens pour que je sois tenté de la traverser sous leur feu! D'ailleurs, que ferons-nous quand nous aurons atteint la balustrade? Encore la corde à noeuds pour descendre dans les lauriers? Et le temps de l'attacher?.. et les balustres qui ne tiennent à rien! Et puis croyez-vous que l'allée de cyprès ne soit pas gardée?
Il est bien question d'allée! Une fois au bas de l'esplanade, nous avons, pour fuir et nous cacher, plus d'une lieue carrée de jardins et de parcs remplis de massifs d'arbres, de ruines et de fourrés!
Ah! mon Dieu, mossiou, voilà que ça sent le poisson! Oui! je vous jure que ces clarinettes de la Befana nous envoient une délicieuse odeur de poisson frais!
C'est vrai! mais que nous importent les mystères de cette cuisine de sorciers? Il s'agit de fuir.
Il est trop tard, mossiou! voilà les carabiniers qui reviennent et la fumée qui se dissipe. Allons! monseigneur Lucifer est servi, et nous sommes toujours prisonniers.
Nous observâmes quelques instants nos gardiens. Nous vîmes les officiers arpenter bravement le terrazzone et s'efforcer d'y ramener leurs hommes; puis capituler avec l'idée que cet espace nu serait tout aussi bien gardé par des sentinelles posées à chaque extrémité.
Ces gens ont peur, dis-je à Tartaglia; le moindre bruit un peu ressemblant à une explosion souterraine, que nous viendrions à bout de produire dans les salles basses du château, les mettrait en fuite, car il est certain qu'ils rêvent mine, écroulement.
Moi, je rêve quelque chose de plus raisonnable, mossiou, reprit Tartaglia sortant de sa méditation. Écoutez-moi, et si je suis fou, ne me croyez jamais!
Voyons ton idée!
Nous ne sommes pas seuls cachés ici: en doutez-vous maintenant?
Pas plus que toi Alors?
Alors, mossiou, les gens qui font si belle cuisine sous le terrazzone, sans s'inquiéter de montrer leur fumée, et sans remords de nous envoyer cruellement la bonne odeur de leur ripaille
Tais-toi, écoute! lui dis-je en l'interrompant. A présent crois-tu que j'aie rêvé le son d'un piano?
Oui, mossiou, je l'entends! Je ne suis pas sourd! bon piano! belle musique! Tiens! c'est l'air de la Norma! Ah! si j'avais ma harpe, je vous ferais entendre un joli duo, mossiou.
Nous restâmes quelques instants silencieux, écoutant le piano fantastique, qui n'était ni aussi bon ni aussi bien joué que le prétendait Tartaglia, mais qui, malgré nos anxiétés, nous donnait des idées de gaieté folle, comme on en a dans les rêves, au milieu des plus désagréables situations.
Nous ne fûmes pas moins étonnés de voir que les carabiniers restaient parfaitement indifférents à cette nouvelle bizarrerie. Il était évident qu'ils ne l'entendaient pas, et que, comme des cornets acoustiques, les colonnes creuses du terrazzone nous apportaient ces sons mystérieux, aussitôt perdus dans les régions supérieures de l'air, et insaisissables pour nos gardiens, placés à une centaine de pieds plus bas que nous.
Donc, reprit Tartaglia, ils demeurent là-dessous, les autres! ils y ont de bons appartements, ils y font bonne chère, et belle musique au dessert! Et ils ne se doutent pas qu'ils ont des carabiniers sur la tête!
Cela, nous n'en savons rien; mais nous savons que, tout à l'heure, les carabiniers ne se doutaient pas qu'ils eussent des prisonniers sous les pieds.
C'est vrai, puisqu'ils ont eu une si belle peur de cette fumée! Or, comme je vous le disais, mossiou, nous avons là des camarades d'infortune; mais par où sont-ils entrés?
Par une issue extérieure qui existe, et que les carabiniers ne connaissent pas.
Ni la police non plus, je vous en réponds!
Ni Daniella, ni Olivia non plus, car elles m'en eussent fait part.
Et elles ne savent pas non plus qu'il y a ici d'autres réfugiés que nous, car elles nous en eussent avertis!
Eh bien!
Eh bien mais, s'il y avait une sortie à ce château du diable, par-dessous le contre-fort de la grande terrasse ces prisonniers seraient partis ou en train de partir. Ils songeraient à filer, et non à manger en étudiant la Norma de Bellini.
C'est ce que je me dis, et je vois leur captivité dans ces caves bien plus effrayante que la nôtre.
Ah! voilà ce qui m'intrigue, reprit Tartaglia en secouant la tête; vous avez entendu ouvrir et fermer des portes. Il y a une communication, entre eux et nous, plus facile que votre diable de galerie qui nous ensevelira si nous continuons à la fouiller. Nous avons mal cherché, mossiou?
Il faut chercher encore!
C'est ce que j'allais dire.
Prenons toujours le pic et la pioche, et allume la lanterne.
Mais dînez d'abord, mossiou, que diable!
Non, nous dînerons après! Il faut suivre l'inspiration quand on la tient. Je ne sais pas pourquoi je suis persuadé que nous allons réussir, maintenant que nous avons la certitude de la présence des autres, comme tu dis.
Laissez-moi prendre beaucoup d'allumettes, mossiou. Tant que je vois clair, je suis assez brave.
Passons par mon atelier, j'ai là tout ce qu'il faut.
Je pris la clef de l'ancienne chapelle papale, que je me permets d'appeler, sans façon, mon atelier, et nous y fîmes nos préparatifs. En voyant, sur le chevalet, mon étude presque finie, dont, par parenthèse, je ne suis pas trop mécontent, l'idée me vint que quelque accident nouveau pourrait bien m'empêcher de l'achever, ainsi que l'album sur lequel je vous écris mes aventures. Un instant d'attachement puéril pour ces deux objets qui m'ont aidé à savourer mes joies, et à me distraire de mes peines, s'empara de moi, et je grimpai à une échelle, au moyen de laquelle je peux atteindre un creux de la muraille formant une sorte de cachette que j'ai découverte par hasard, ces jours-ci. J'y déposai ma petite toile et mon manuscrit. Je me disais qu'en cas de départ forcé je les y retrouverais peut-être un jour.
Que faites-vous là, mossiou? me dit Tartaglia inquiet; avez-vous quelque pressentiment? Vous me rendez triste, moi qui avais bonne idée de notre expédition de ce soir!
J'étais encore sur l'échelle, mais je ne songeais ni à descendre ni à lui répondre. Nous nous regardâmes tous deux avec la même expression de doute et de surprise: il nous semblait qu'on venait de frapper légèrement à la porte du fond de la chapelle.
Tartaglia, sans dire un mot, ôta ses souliers et alla coller son oreille à cette porte. On y frappa discrètement une seconde fois.
Je lui fis signe d'ouvrir. La curiosité l'emportait en moi sur la méfiance. Il subissait l'impulsion contraire, car il me fit signe, avec énergie, de garder le silence, et, regardant à ses pieds, il ramassa une lettre qu'on venait de passer sous la porte.
Je m'emparai de cette missive et la décachetai avec empressement. Elle contenait ce qui suit, en français:
«Le prince de Mondragone vous prie de lui faire l'honneur de dîner et de passer la soirée chez lui. On fera de la musique».
Il y avait sur l'adresse: «A monsieur Jean Valreg, peintre, en son atelier de Mondragone». Le papier rose, satiné et parfumé, état découpé, enguirlandé et orné, au coin, d'un écusson armorial doré et enluminé.