J'examinais avec stupéfaction cet étrange billet, pendant que Tartaglia se tenait les côtes pour s'empêcher de rire tout haut, tant il trouvait la chose plaisante et l'idée du dîner agréable; mais quand je voulus aller ouvrir au porteur de cette courtoise invitation, Tartaglia, revenant à ses craintes, se mit en travers.
Non, non! disait-il tout bas, c'est peut-être un piège; n'y allez pas, mossiou. C'est comme le souper du Commandeur!
On frappait pour la troisième fois: c'était demander la réponse. Je repoussai Tartaglia en lui reprochant tout haut sa méfiance, et j'ouvris à un groom très-bien mis et d'une figure intelligente, dont les habits élégants étaient seulement un peu poudreux et rayés ça et là de toiles d'araignées, ornement indispensable de quiconque se promène dans les salles de notre manoir.
Qu'est-ce que le prince de Mondragone? lui demandai-je sans préambule, en regardant derrière lui pour me convaincre qu'il était seul.
C'est mon maître, répondit l'enfant en italien sans hésiter, et en retenant une intention gaie ou moqueuse, sons l'air respectueux d'un valet bien stylé.
Belle réponse! s'écria Tartaglia. Cela ne nous apprend rien! Moi qui connais la noblesse d'Italie, je vous jure, mossiou, que je n'ai jamais entendu parler d'un prince de Mondragone!
Monsieur veut-il faire réponse au prince? reprit le groom sans se déconcerter.
Je crus devoir montrer le même sang-froid et prendre cette fantasmagorie comme une chose toute naturelle.
Dites à votre maître que j'irais bien volontiers si j'avais un habit; mais
Oh! ça ne fait rien, monsieur! Il n'y a que des hommes. D'ailleurs, on sait bien que vous êtes en voyage.
Il appelle ça être en voyage! dit Tartaglia d'un ton piteux; mais suis-je invité aussi, moi? car du diable si je reste seul!..
Moi, je vous invite, répondit le groom; il y a repas et soirée aussi à l'office.
Mais reprit Tartaglia singeant ma réponse, c'est que je ne suis pas en livrée!
Ça ne fait rien, vous êtes aussi en voyage!
Oui, oui, en voyage! Je ne m'en souvenais plus!
Et à quelle heure cette soirée? demandai-je.
Tout de suite, monsieur; on n'attend plus que vous.
Ah! on m'attendait? Fort bien! Et où demeure le prince, s'il vous plaît?
Sous le terrazzone, monsieur.
Je le sais bien; mais par où y va-t-on d'ici?
Si vous voulez bien me suivre dit l'enfant en ramassant une petite lanterne sourde qu'il avait déposée au seuil de la chapelle.
Ah! mossiou! s'écria Tartaglia, à qui la gaieté était revenue, si au moins j'avais eu le temps de brosser votre paletot et de donner un coup de fer à vos cheveux! Mais qui pouvait s'attendre à cela?
Nous suivîmes le groom, qui nous conduisit droit au Pianto, descendit le petit escalier, pénétra dans une des caves que j'avais explorées, traversa des tas de décombres, en nous éclairant avec courtoisie et nous avertissant à chaque obstacle qu'il semblait parfaitement connaître. Enfin, il se glissa dans un couloir étroit, et s'arrêta devant une petite niche creusée dans le mur, où je m'étais arrêté dans mes recherches des jours précédents. Alors, il posa le doigt sur je ne sais quelle tête de clou qui mit en mouvement une clochette, et se plaça debout dans la niche, ôta poliment son chapeau en nous disant: «Excusez-moi si je passe le premier pour vous annoncer,» tourna lentement sur lui-même et disparut.
C'était un tour comme ceux qui servent, dans les couvents cloîtrés, à faire entrer des paquets, et qui ont dû quelquefois servir à favoriser des communications clandestines sans violer la lettre des règlements. Celui-ci est en bois massif, mais couvert d'un débris de peinture qui me l'avait fait confondre avec la vieille fresque qui l'encadre. Au bruit sourd qu'il rendit en tournant sur son pivot de fer, je reconnus celui qui m'avait inquiété. Il obéit à une impulsion donnée par derrière, où des verrous massifs le tiennent assujetti et fermé comme une porte véritable.
Cette machine, ingénieuse parce qu'elle est des plus simples, est à peu près impossible à découvrir. Quand elle eût escamoté le groom en nous présentant sa face convexe, elle se retourna pour nous ramener sa face concave, où je me plaçai, pour me trouver tout à coup vis-à-vis d'un homme en veste et tablier blancs, qui me salua en me baisant la main, et s'empressa de tourner le demi-cylindre, où Tartaglia parut à son tour en battant des mains et faisant des cris d'admiration. Il était dans la fameuse cuisine gigantesque de Mondragone, dans la cuisine de ses rêves, dans la Befana.
Je vais vous décrire ce local peut-être unique au monde, surtout dans les circonstances où il se présentait à mes regards, et vous le dépeindre comme si, du premier coup d'oeil, j'avais pu me rendre compte des détails que j'eus le loisir d'examiner peu à peu.
C'est une salle voûtée divisée en trois compartiments, par deux rangées de piliers massifs quadrangulaires. Cela ressemble à une église souterraine, et c'est aussi grand. Un des côtés, que l'on pourrait appeler des nefs, a fléchi, mais paraît assez solidement étayé: c'est celui qui avoisine le Pianto et probablement l'écroulement de la galerie que j'ai découverte avec Tartaglia, car l'eau que nous avions rencontrée pénètre dans cette nef et y forme un beau réservoir au ras du pavé. Cette eau courante le traverse, bouillonne parmi les fragments de ruine, et s'enfuit dans un enfoncement sombre avec un bruit mystérieux.
C'est dans l'autre nef latérale que fonctionnaient, en ce moment, deux des quatres cheminées monumentales dont nous avions vu la fumée passer sur la petite terrasse du casino. Les réjouissantes odeurs dont Tartaglia s'était délecté se trouvaient justifiées par des préparatifs assez confortables. Outre le marmiton qui venait de m'accueillir, un grand cuisinier à barbe noire, majestueux comme le roi des enfers en personne, s'agitait lentement autour des fourneaux, et surveillait une douzaine de casseroles de très-bonne mine.
Aucune espèce de porte, aucune croisée apparente ne trahit l'existence de cet immense local, suffisamment chauffé et aéré par les vastes cheminées. Toutes les anciennes issues sont murées par des massifs d'une épaisseur égale à la profondeur de leurs embrasures; seulement, au centre de la grande nef du milieu, un large escalier descend à un péristyle terminé par une arcade à cintre rampant. Ce péristyle était jonché de paille, et quatre bons chevaux y étaient attachés comme dans une écurie.
Mais le détail le plus curieux de cette résidence, c'était le bout de cette nef du milieu, réservé pour le principal habitant et arrangé ainsi qu'il suit:
Dans une demi-rotonde un peu plus élevée sur le sol que le reste de l'édifice, une grande vasque de marbre, correspondant probablement à la fontaine extérieure située au bas des contreforts de la terrasse, faisait danser irrégulièrement un petit jet d'eau, tout récemment remis en exercice au moyen d'une tige de roseau. Une vingtaine de pots à fleurs entouraient cette fontaine. C'étaient des fleurs de serre froide assez communes, et quelques petits orangers, objets de luxe bourgeois, ici tout comme à Paris; mais le maigre parfum de ces plantes était neutralisé par ceux du poisson cuit au vin et de la graisse fondue qui avaient chatouillé l'odorat de Tartaglia si agréablement, et qui remplissaient énergiquement l'atmosphère où nous nous trouvions introduits.
Du reste, la demi-rotonde où l'on était en train de servir le repas offrait un aspect de confortable ingénieusement conquis sur la tristesse et le délabrement de l'édifice. Les froides parois étaient tendues de vieilles tapisseries, jusqu'à la hauteur d'une dizaine de pieds. Le pavé était recouvert de nattes, et, sous la table, de peaux de chèvres à long poils. Un grand sofa, dont la vétusté était cachée par plusieurs manteaux étalés dessus, ainsi que quatre fauteuils sur lesquels on avait jeté des napperons blancs en guise de housses; un pianino assez laid, placé sur une estrade de planches brutes, pour le préserver de l'humidité; un vaste brasero allumé qui cuisait le pauvre instrument d'un côté, tandis qu'il se morfondait de l'autre au voisinage de la fontaine, circonstances qui m'expliquèrent bien pourquoi il m'avait paru si faux; un magnifique bureau Pompadour, dont la marqueterie de bois de rose était à moitié tombée et dont les cuivres étaient verdis par l'oxyde; une toilette de nécessaire de voyage très-élégante, étalée sur une table recouverte d'un grand cache-nez de cachemire, en guise de tapis; un lit de fer, orné d'une courte-pointe d'indienne à fleurs, et entouré d'un vieux paravent; une guitare qui n'avait plus que trois cordes, la table, dressée au milieu de l'hémicycle et toute servie en vieille faïence ébréchée et dépareillée, mais dont quelques pièces étaient fort précieuses quand même; enfin, un amorino en marbre blanc, placé dans un petit myrte en caisse, taillé en berceau, objet de goût qui avait la prétention d'être un surtout: tels étaient l'ameublement et la décoration de cet appartement complet, improvisé dans un compartiment de l'unique salle.
Du reste, la demi-rotonde où l'on était en train de servir le repas offrait un aspect de confortable ingénieusement conquis sur la tristesse et le délabrement de l'édifice. Les froides parois étaient tendues de vieilles tapisseries, jusqu'à la hauteur d'une dizaine de pieds. Le pavé était recouvert de nattes, et, sous la table, de peaux de chèvres à long poils. Un grand sofa, dont la vétusté était cachée par plusieurs manteaux étalés dessus, ainsi que quatre fauteuils sur lesquels on avait jeté des napperons blancs en guise de housses; un pianino assez laid, placé sur une estrade de planches brutes, pour le préserver de l'humidité; un vaste brasero allumé qui cuisait le pauvre instrument d'un côté, tandis qu'il se morfondait de l'autre au voisinage de la fontaine, circonstances qui m'expliquèrent bien pourquoi il m'avait paru si faux; un magnifique bureau Pompadour, dont la marqueterie de bois de rose était à moitié tombée et dont les cuivres étaient verdis par l'oxyde; une toilette de nécessaire de voyage très-élégante, étalée sur une table recouverte d'un grand cache-nez de cachemire, en guise de tapis; un lit de fer, orné d'une courte-pointe d'indienne à fleurs, et entouré d'un vieux paravent; une guitare qui n'avait plus que trois cordes, la table, dressée au milieu de l'hémicycle et toute servie en vieille faïence ébréchée et dépareillée, mais dont quelques pièces étaient fort précieuses quand même; enfin, un amorino en marbre blanc, placé dans un petit myrte en caisse, taillé en berceau, objet de goût qui avait la prétention d'être un surtout: tels étaient l'ameublement et la décoration de cet appartement complet, improvisé dans un compartiment de l'unique salle.
Le reste était à la fois la cuisine, le lavoir, l'écurie et le dortoir des valets, dont les lits composés chacun d'une planche, d'une botte de paille et d'un manteau, étaient très-proprement disposés sur les bases colossales des piliers.
Je vous répète que ceci est un inventaire dressé après coup et à loisir; car, dans le premier moment, passant de l'obscurité à la vive lumière des torches qui éclairaient l'ensemble, et des bougies qui brillaient dans la partie réservée au repas, si je vis quelque chose, je ne compris absolument rien, sinon que j'avais à répondre aux politesses d'un personnage accouru à ma rencontre, lequel se hâta de me dire qu'il n'était pas mon hôte, mais un ami du prince; et qu'il allait me conduire au salon.
Ce salon, vous le connaissez déjà. C'était l'espace compris entre le sofa, les fauteuils, le pianino, la fontaine et le brasero.
Mon guide, dont la figure me tourmentait d'une vive réminiscence, et devant lequel les valets se rangèrent en l'appelant signor dottore, me demanda gaiement pardon de me faire passer par la cuisine, par l'écurie et par l'office.
La maison du prince est si mal distribuée, dit-il en riant, qu'il n'y a pas d'autre entrée; mais ce qui corrige cet inconvénient, ajouta-t-il d'un air expressif, en s'arrêtant au centre de l'édifice et en me montrant l'escalier qui descendait à l'arcade fermée seulement par un tas de paille, c'est qu'il y a une sortie!
XXXVI
Comme preuve de cette assertion, un palefrenier entrait, en cet instant, en écartant la clôture de fourrage, et apportait de l'avoine aux chevaux installés dans le péristyle au bas de l'escalier. J'allais exprimer l'agréable surprise que me causait cette révélation, lorsque le prince en personne, descendant les deux marches de son sanctuaire, vint au devant de moi.
Vous le voyez, monsieur, me dit-il, vous êtes libre et, si vous avez une grande impatience de prendre la clef des champs, je ne vous retiens pas ici malgré vous; mais, comme je me dispose moi-môme au départ (vous voyez mes chevaux), j'ai pensé qu'il vous serait agréable de dîner d'abord et d'attendre, en bonne compagnie, l'heure de minuit, préférable à toute autre pour les gens qui ont, comme nous, quelque démêlé avec la police locale. Mon ami, ajouta-t-il en s'adressant à Tartaglia, qui me suivait comme un chien, allez trouver mes gens il leur est enjoint d'avoir grand soin de vous.
Mossiou! mossiou! me dit Tartaglia en me retenant par mon vêtement, n'acceptez pas ce dîner, ne parlez pas à cet homme-là. Je le connais, moi! c'est le prince de
Celui qu'on appelait le docteur me prit par le bras, comme pour m'encourager à suivre le prince qui nous ouvrait la marche. Tartaglia, passant de l'autre côté, me dit à l'oreille:
Ceci gâte notre affaire et nous compromet! Nous voici affiliés à
Eh bien, venez-vous! dit le docteur, qui me supposait intimidé. Ne craignez pas de parler au prince: c'est le plus aimable homme du monde.
Je le vois bien, répondis-je; mais permettez-moi de dire un mot à mon compagnon d'aventures.
Ah! pardon! faites.
Je fis deux pas en arrière avec Tartaglia. Il voulait parler, je l'en empêchai.
Il ne s'agit pas de m'apprendre avec qui je me trouve: on va certainement me le dire. D'ailleurs, ce mystère m'amuse. Mais toi, tu es libre, on te l'a dit. Si tu veux fuir
Seul et à jeun, mossiou? Oh! non certes! Nous voilà chez le diable, je veux tâter de son ordinaire.
Mais, si tu étais mon ami, comme tu le prétends, tu irais d'abord flairer ce passage souterrain, et tu viendrais à bout d'aller dire à la villa Taverna que
Je suis votre ami, répondit-il et je vais tâcher de faire savoir à la Daniella que nous fuyons cette nuit.
Non pas! non pas! Dis-lui que je veux partir, mais que je ne partirai pas sans elle. J'attendrai qu'elle soit guérie.
Cristo! vous ne voulez pas profiter?
Ah! pas de discussion! N'es-tu pas libre, toi, dès a présent? Va, si tu m'aimes!
Je sais maintenant qu'avec ce mot-là je gouverne mon pauvre diable. Il s'élança dans l'escalier; mais le docteur qui, sans nous écouter, ne nous perdait pas de vue, revint vers nous, en me disant avec politesse, mais d'un ton sérieux:
Ne donnez pas encore de commissions dehors, monsieur; ce serait pour nous et pour vous une grave imprudence. Attendez minuit
Il fallut se résigner et rappeler Tartaglia, qui alla flairer les casseroles et faire connaissance avec les cuisiniers. Moi, je suivis le docteur et le prince au salon, où l'on m'offrit un fauteuil. Le prince était déjà étendu nonchalamment sur le grand sofa, et il entama la conversation avec aisance en me parlant peinture, en me demandant ce que je pensais de l'influence de l'Italie sur les artistes des autres pays, en me questionnant, enfin, sur mes opinions à l'égard des divers maîtres de la France moderne: tout cela sans faire la moindre allusion à ma situation présente, non plus qu'à la sienne, et en discourant avec esprit et légèreté sur toutes choses, hormis celle qui devait le plus me préoccuper.
Pendant cette causerie étrangement calme et qui semblait beaucoup plus faite pour un salon de Paris que pour le lieu où nous étions, le docteur s'occupait du service, ex professo, et s'ingéniait avec le valet de chambre pour suppléer à ce qui pouvait manquer à l'élégance et au confort de la table. Le groom n'avait qu'une idée, c'était de faire monter le jet d'eau, et, en changeant les becs de roseau, il lui arrivait à tout instant de nous arroser, ce que le prince souffrait avec une grande patience, se contentant de lui dire de temps en temps:
Carlino, fais donc attention! Il fait déjà assez humide ici.
Alors, il se mettait à parler de son habitation comme un homme qui en discute avec désintéressement les inconvénients et les avantages.