Puisque Votre Altesse royale est si bien informée, elle n'ignore pas que, pour des raisons d'État, qu'il ne m'appartient pas de deviner, le roi a voulu quelquefois faire accroire aux gens qu'il n'était pas si austère qu'on le présumait, bien qu'au fond
Bien qu'au fond mon frère n'ait jamais aimé aucune femme, pas même la sienne, à ce qu'on dit, et à ce qu'il semble? Eh bien, moi, je ne crois pas à cette vertu, encore moins à cette froideur. Frédéric a toujours été hypocrite, vois-tu. Mais il ne me persuadera pas que mademoiselle Barberini ait demeuré dans son palais pour faire seulement semblant d'être sa maîtresse. Elle est jolie comme un ange, elle a de l'esprit comme un diable, elle est instruite, elle parle je ne sais combien de langues.
Elle est très-vertueuse, elle adore son mari.
Et son mari l'adore, d'autant plus que c'est une épouvantable mésalliance, n'est-ce pas, de Kleist? Allons, tu ne veux pas me répondre? Je te soupçonne, noble veuve, d'en méditer une avec quelque pauvre page, ou quelque mince bachelier ès sciences.
Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de cœur s'établir entre le roi et quelque demoiselle d'Opéra?
Ah! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance moins effrayante. J'imagine qu'au théâtre, comme à la cour, il y a une hiérarchie, car c'est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce préjugé-là. Une chanteuse doit s'estimer beaucoup plus qu'une danseuse; et l'on dit d'ailleurs que cette Porporina a encore plus d'esprit, d'instruction, de grâce, enfin qu'elle sait encore plus de langues que la Barberini. Parler les langues qu'il ne sait pas, c'est la manie de mon frère. Et puis la musique, qu'il fait semblant d'aimer aussi beaucoup, quoiqu'il ne s'en doute pas, vois-tu?.. C'est encore un point de contact avec notre prima donna. Enfin elle va aussi à Potsdam l'été, elle a l'appartement que la Barberini occupait au nouveau Sans-Souci, elle chante dans les petits concerts du roi N'en est-ce pas assez pour que ma conjecture soit vraie?
Votre Altesse se flatte en vain de surprendre une faiblesse dans la vie de notre grand prince. Tout cela est fait trop ostensiblement et trop gravement pour que l'amour y soit pour rien.
L'amour, non, Frédéric ne sait ce que c'est que l'amour; mais un certain attrait, une petite intrigue. Tout le monde se dit cela tout bas, tu n'en peux pas disconvenir.
Personne ne le croit, madame. On se dit que le roi pour se désennuyer, s'efforce de s'amuser du caquet et des jolies roulades d'une actrice; mais qu'au bout d'un quart d'heure de paroles et de roulades, il lui dit, comme il dirait à un de ses secrétaires: «C'est assez pour aujourd'hui; si j'ai envie de vous entendre demain, je vous ferai avertir.
Ce n'est pas galant. Si c'est ainsi qu'il faisait la cour à madame de Cocceï, je ne m'étonne pas qu'elle n'ait jamais pu le souffrir. Dit-on que cette Porporina ait l'humeur aussi sauvage avec lui?
On dit qu'elle est parfaitement modeste, convenable, craintive et triste.
Eh bien, ce serait le meilleur moyen de plaire au roi. Peut-être est-elle fort habile. Si elle pouvait l'être! et si l'on pouvait se fier à elle!
Ne vous fiez à personne, madame, je vous en supplie, pas même à madame de Maupertuis, qui dort si profondément dans ce moment-ci.
Laisse-la ronfler. Éveillée ou endormie, c'est toujours la même bête C'est égal, de Kleist, je voudrais connaître cette Porporina, et savoir si l'on peut tirer d'elle quelque chose. Je regrette beaucoup de n'avoir pas voulu la recevoir chez moi, lorsque le roi m'a proposé de me l'amener le matin pour faire de la musique: tu sais que j'avais une prévention contre elle
Mal fondée, certainement. Il était bien impossible
Ah! qu'il en soit ce que Dieu voudra! le chagrin et l'épouvante m'ont tellement travaillée depuis un an, que les soucis secondaires se sont effacés. J'ai envie de voir cette fille. Qui sait si elle ne pourrait pas obtenir du roi ce que nous implorons vainement? Je me suis figuré cela depuis quelques jours, et comme je ne pense pas à autre chose qu'à ce que tu sais, en voyant Frédéric s'agiter et s'inquiéter ce soir à propos d'elle, je me suis affermie dans l'idée qu'il y avait là une porte de salut.
Que Votre Altesse y prenne bien garde le danger est grand.
Tu dis toujours cela; j'ai plus de méfiance et de prudence que toi. Allons, il faudra y penser. Réveille ma chère gouvernante, nous arrivons.»
II
Pendant que la jeune et belle abbesse1 se livrait à ses commentaires, le roi entrait sans frapper dans la loge de la Porporina, au moment où elle commençait à reprendre ses esprits.
«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il d'un ton peu compatissant et même peu poli, comment vous trouvez-vous? Êtes-vous donc sujette à ces accidents-là? dans votre profession, ce serait un grave inconvénient. Est-ce une contrariété que vous avez eue? Êtes-vous si malade que vous ne puissiez répondre? Répondez, vous, Monsieur, dit-il au médecin qui soignait la cantatrice, est-elle gravement malade?
Oui, Sire, répondit le médecin, le pouls est à peine sensible. Il y a un désordre très-grand dans la circulation, et toutes les fonctions de la vie sont comme suspendues; la peau est glacée.
C'est vrai, dit le roi en prenant la main de la jeune fille dans la sienne; l'œil est fixe, la bouche décolorée. Faites-lui prendre des gouttes d'Hoffmann, que diable! Je craignais que ce ne fût une scène de comédie, je me trompais. Cette fille est fort malade. Elle n'est ni méchante, ni capricieuse, n'est-ce pas, monsieur Porporino? Personne ne lui a fait de chagrin ce soir? Personne n'a jamais eu à se plaindre d'elle, n'est-ce pas?
Sire, ce n'est pas une comédienne, répondit Porporino, c'est un ange.
Rien que cela! En êtes-vous amoureux?
Non, Sire, je la respecte infiniment; je la regarde comme ma sœur.
Grâce à vous deux et à Dieu, qui ne damne plus les comédiens, mon théâtre va devenir une école de vertu! Allons, la voilà qui revient un peu. Porporina, est-ce que vous ne me reconnaissez pas?
Non, Monsieur, répondit la Porporina en regardant d'un air effaré le roi qui lui frappait dans les mains.
C'est peut-être un transport au cerveau, dit le roi; vous n'avez pas remarqué qu'elle fût épileptique?
Oh! Sire, jamais! ce serait affreux, répondit le Porporino, blessé de la manière brutale dont le roi s'exprimait sur le compte d'une personne si intéressante.
Ah! tenez, ne la saignez pas, dit le roi en repoussant le médecin qui voulait s'armer de sa lancette; je n'aime pas à voir froidement couler le sang innocent hors du champ de bataille. Vous n'êtes pas des guerriers, vous êtes des assassins, vous autres! laissez-la tranquille; donnez-lui de l'air. Porporino, ne la laissez pas saigner; cela peut tuer, voyez-vous! Ces messieurs-là ne doutent de rien. Je vous la confie. Ramenez-la dans votre voiture, Poelnitz! Enfin vous m'en répondez. C'est la plus grande cantatrice que nous ayons encore eue, et nous n'en retrouverions pas une pareille de si tôt. A propos, qu'est-ce que vous me chanterez demain, monsieur Conciolini?»
Le roi descendit l'escalier du théâtre avec le ténor en parlant d'autre chose, et alla se mettre à souper avec Voltaire, La Mettrie, d'Argens, Algarotti et le général Quintus Icilius.
Frédéric était dur, violent et profondément égoïste. Avec cela, il était généreux et bon, même tendre et affectueux à ses heures. Ceci n'est point un paradoxe. Tout le monde connaît le caractère à la fois terrible et séduisant de cet homme à faces multiples, organisation compliquée et remplie de contrastes, comme toutes les natures puissantes, surtout lorsqu'elles sont investies du pouvoir suprême, et qu'une vie agitée les développe dans tous les sens.
Le roi descendit l'escalier du théâtre avec le ténor en parlant d'autre chose, et alla se mettre à souper avec Voltaire, La Mettrie, d'Argens, Algarotti et le général Quintus Icilius.
Frédéric était dur, violent et profondément égoïste. Avec cela, il était généreux et bon, même tendre et affectueux à ses heures. Ceci n'est point un paradoxe. Tout le monde connaît le caractère à la fois terrible et séduisant de cet homme à faces multiples, organisation compliquée et remplie de contrastes, comme toutes les natures puissantes, surtout lorsqu'elles sont investies du pouvoir suprême, et qu'une vie agitée les développe dans tous les sens.
Tout en soupant, tout en raillant et devisant avec amertume et avec grâce, avec brutalité et avec finesse, au milieu de ces chers amis qu'il n'aimait pas, et de ces admirables beaux-esprits qu'il n'admirait guère, Frédéric devint tout à coup rêveur, et se leva au bout de quelques instants de préoccupation, en disant à ses convives:
«Causez toujours, je vous entends.»
Là-dessus, il passe dans la chambre voisine, prend son chapeau et son épée, fait signe à un page de le suivre, et s'enfonce dans les profondes galeries et les mystérieux escaliers de son vieux palais, tandis que ses convives, le croyant tout près, mesurent leurs paroles et n'osent rien se dire qu'il ne puisse entendre. Au reste, ils se méfiaient tellement (et pour cause) les uns des autres, qu'en quelque lieu qu'ils fussent sur la terre de Prusse, ils sentaient toujours planer sur eux le fantôme redoutable et malicieux de Frédéric.
La Mettrie, médecin peu consulté et lecteur peu écouté du roi, était le seul qui ne connût pas la crainte et qui n'en inspirât à personne. On le regardait comme tout à fait inoffensif, et il avait trouvé le moyen que personne ne put lui nuire. C'était de faire tant d'impertinences, de folies et de sottises devant le roi, qu'il eût été impossible d'en supposer davantage, et qu'aucun ennemi, aucun délateur n'eût su lui attribuer un tort qu'il ne se fût pas hautement et ambitieusement donné de lui-même aux yeux du roi. Il paraissait prendre au pied de la lettre le philosophisme égalitaire que le roi affectait dans sa vie intime avec les sept ou huit personnes qu'il honorait de sa familiarité. A cette époque, après dix ans de règne environ, Frédéric, encore jeune, n'avait pas dépouillé entièrement l'affabilité populaire du prince royal, du philosophe hardi de Remusberg. Ceux qui le connaissaient n'avaient garde de s'y fier. Voltaire, le plus gâté de tous et le dernier venu, commençait à s'en inquiéter et à voir le tyran percer sous le bon prince, le Denys sous le Marc-Aurèle. Mais La Mettrie, soit candeur inouïe, soit calcul profond, soit insouciance audacieuse, traitait le roi avec aussi peu de façons que le roi avait prétendu vouloir l'être. Il ôtait sa cravate, sa perruque, voire ses souliers dans ses appartements, s'étendait sur les sofas, avait son franc parler avec lui, le contredisait ouvertement, se prononçait lestement sur le peu de cas à faire des grandeurs de ce monde, de la royauté comme de la religion, et de tous les autres préjugés battus en brèche par la raison du jour; en un mot, se comportait en vrai cynique, et donnait tant de motifs à une disgrâce et à un renvoi, que c'était miracle de le voir resté debout, lorsque tant d'autres avaient été renversés et brisés pour de minces peccadilles. C'est que sur les caractères ombrageux et méfiants comme était Frédéric, un mot insidieux rapporté par l'espionnage, une apparence d'hypocrisie, un léger doute, font plus d'impressions que mille imprudences. Frédéric tenait son La Mettrie pour insensé, et souvent il s'arrêtait pétrifié de surprise devant lui, en se disant:
«Voilà un animal d'une impudence vraiment scandaleuse.»
Puis il ajoutait à part:
«Mais c'est un esprit sincère, et celui-là n'a pas deux langages, deux opinions sur mon compte. Il ne peut pas me maltraiter en cachette plus qu'il ne fait en face; au lieu que tous les autres, qui sont à mes pieds, que ne disent-ils pas et que ne pensent-ils pas, quand je tourne le dos et qu'ils se relèvent? Donc La Mettrie est le plus honnête homme que je possède, et je dois le supporter d'autant plus qu'il est insupportable.»
Le pli était donc pris. La Mettrie ne pouvait plus fâcher le roi, et même il réussissait à lui faire trouver plaisant de sa part ce qui eût été révoltant de celle de tout autre. Tandis que Voltaire s'était embarqué, dès le commencement, dans un système d'adulations impossible à soutenir, et dont il commençait à se fatiguer et à se dégoûter étrangement lui-même, le cynique La Mettrie allait son train, s'amusait pour son compte, était aussi à l'aise avec Frédéric qu'avec le premier venu, et ne se trouvait pas dans la nécessité de maudire et de renverser une idole à laquelle il n'avait jamais rien sacrifié ni rien promis. Il résultait de cet état de son âme que Frédéric, qui commençait à s'ennuyer de Voltaire lui-même, s'amusait toujours cordialement avec La Mettrie et ne pouvait guère s'en passer, parce que, de son côté, c'était le seul homme qui ne fit pas semblant de s'amuser avec lui.
Le marquis d'Argens, chambellan à six mille francs d'appointements (le premier chambellan Voltaire en touchait vingt mille), était ce philosophe léger, cet écrivain facile et superficiel, véritable Français de son temps, bon, étourdi, libertin, sentimental, à la fois brave et efféminé, spirituel, généreux et moqueur; homme entre deux âges, romanesque comme un adolescent, et sceptique comme un vieillard. Ayant passé toute sa jeunesse avec les actrices, tour à tour trompeur et trompé, toujours amoureux fou de la dernière, il avait fini par épouser en secret mademoiselle Cochois, premier sujet de la Comédie-Française à Berlin, personne fort laide, mais fort intelligente, et qu'il s'était plu à instruire. Frédéric ignorait encore cette union mystérieuse, et d'Argens n'avait garde de la révéler à ceux qui pouvaient le trahir. Voltaire cependant était dans la confidence. D'Argens aimait sincèrement le roi; mais il n'en était pas plus aimé que les autres. Frédéric ne croyait à l'affection de personne, et le pauvre d'Argens était tantôt le complice, tantôt le plastron de ses plus cruelles plaisanteries.
On sait que le colonel décoré par Frédéric du surnom emphatique de Quintus Icilius était un Français d'origine, nommé Guichard, militaire énergique et tacticien savant, du reste grand pillard, comme tous les gens de son espèce, et courtisan dans la force du terme.
Nous ne dirons rien d'Algarotti, pour ne pas fatiguer le lecteur d'une galerie de personnages historiques. Il nous suffira d'indiquer les préoccupations des convives de Frédéric pendant son alibi, et nous avons déjà dit qu'au lieu de se sentir soulagés de la secrète gêne qui les opprimait, ils se trouvèrent plus mal à l'aise, et ne purent se dire un mot sans regarder cette porte entr'ouverte par laquelle était sorti le roi, et derrière laquelle il était peut-être occupé à les surveiller.
La Mettrie fit seul exception, et, remarquant que le service de la table était fort négligé en l'absence du roi: «Parbleu! s'écria-t-il, je trouve le maître de la maison fort mal appris de nous laisser ainsi manquer de serviteurs et de Champagne, et je m'en vais voir s'il est là dedans pour lui porter plainte.»
Il se leva, alla, sans crainte d'être indiscret jusque dans la chambre du roi, et revint en s'écriant:
«Personne! voilà qui est plaisant. Il est capable d'être monté et à cheval de faire faire une manœuvre aux flambeaux pour activer sa digestion. Le drôle de corps!