Il se leva, alla, sans crainte d'être indiscret jusque dans la chambre du roi, et revint en s'écriant:
«Personne! voilà qui est plaisant. Il est capable d'être monté et à cheval de faire faire une manœuvre aux flambeaux pour activer sa digestion. Le drôle de corps!
C'est vous qui êtes un drôle de corps! dit Quintus Icilius, qui ne pouvait pas s'habituer aux manières étranges de La Mettrie.
Ainsi le roi est sorti? dit Voltaire en commençant à respirer plus librement.
Oui, le roi est sorti, dit le baron de Poelnitz en entrant. Je viens de le rencontrer dans une arrière-cour avec un page pour toute escorte. Il avait revêtu son grand incognito et endossé son habit couleur de muraille: aussi ne l'ai-je pas reconnu du tout.»
Il nous faut bien dire un mot de ce troisième chambellan qui vient d'entrer, autrement le lecteur ne comprendrait pas qu'un autre que La Mettrie osât s'exprimer aussi lestement sur le compte du maître. Poelnitz, dont l'âge était aussi problématique que le traitement et les fonctions, était ce baron prussien, ce roué de la Régence, qui brilla dans sa jeunesse à la cour de madame Palatine, mère du duc d'Orléans, ce joueur effréné dont le roi de Prusse ne voulait plus payer les dettes, grand aventurier, libertin cynique, très-espion, un peu escroc, courtisan effronté, nourri, enchaîné, méprise, raillé, et fort mal salarié par son maître, qui pourtant ne pouvait se passer de lui, parce qu'un monarque absolu a toujours besoin d'avoir sous la main un homme capable de faire les plus mauvaises choses, tout en y trouvant le dédommagement de ses humiliations et la nécessité de son existence. Poelnitz était en outre, à cette époque, le directeur des théâtres de Sa Majesté, une sorte d'intendant suprême de ses menus plaisirs. On l'appelait déjà le vieux Poelnitz, et on l'appela encore ainsi trente ans plus tard. C'était le courtisan éternel. Il avait été page du dernier roi. Il joignait aux vices raffinés de la régence la grossièreté cynique de la tabagie du Gros-Guillaume et l'impertinente raideur du règne bel esprit et militaire de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre; et d'ailleurs, faisant toujours le rôle d'agent provocateur, il ne craignait réellement les mauvais offices de personne auprès du maître qui l'employait.
«Pardieu! mon cher baron, s'écria La Mettrie, vous auriez bien dû suivre le roi pour venir nous raconter ensuite son aventure. Nous l'aurions fait damner à son retour en lui disant comme quoi, sans quitter la table, nous avions vu ses faits et gestes.
Encore mieux! dit Poelnitz en riant. Nous lui aurions dit cela demain seulement, et nous aurions mis la divination sur le compte du sorcier.
Quel sorcier? demanda Voltaire.
Le fameux comte de Saint-Germain qui est ici depuis ce matin.
En vérité? Je suis fort curieux de savoir si c'est un charlatan ou un fou.
Et voilà le difficile, dit la Mettrie. Il cache si bien son jeu, que personne ne peut se prononcer à cet égard.
Et ce n'est pas si fou, cela! dit Algarotti.
Parlez-moi de Frédéric, dit La Mettrie; je veux piquer sa curiosité par quelque bonne histoire, afin qu'il nous régale un de ces jours à souper du Saint-Germain et de ses aventures d'avant le déluge. Cela m'amusera. Voyons! où peut être notre cher monarque à cette heure? Baron, vous le savez! vous êtes trop curieux pour ne pas l'avoir suivi, ou trop malin pour ne l'avoir pas deviné.
Voulez-vous que je vous le dise? dit Poelnitz.
J'espère, Monsieur, dit Quintus en devenant tout violet d'indignation, que vous n'allez pas répondre aux étranges questions de M. La Mettrie. Si Sa Majesté
Oh! mon cher, dit La Mettrie, il n'y a pas de Majesté ici, de dix heures du soir à deux heures du matin. Frédéric l'a posé en statut une fois pour toutes, et je ne connais que la loi: «Il n y a pas de roi quand on soupe.» Vous ne voyez donc pas que ce pauvre roi s'ennuie, et vous ne voulez pas l'aider, mauvais serviteur et mauvais ami que vous êtes, à oublier pendant les douces heures de la nuit le fardeau de sa grandeur? Allons, Poelnitz, cher baron, parlez; où est le roi à cette heure?
«Je ne veux pas le savoir! dit Quintus en se levant et en quittant la table.
A votre aise, dit Poelnitz. Que ceux qui ne veulent pas m'entendre se bouchent les oreilles.
J'ouvre les miennes, dit La Mettrie.
Ma foi, et moi aussi, dit Algarotti en riant.
Messieurs, dit Poelnitz, Sa Majesté est chez la signora Porporina.
Vous nous la baillez belle! s'écria La Mettrie.»
Et il ajouta une phrase en latin, que je ne puis traduire parce que je ne sais pas le latin.
Quintus Icilius devint pale et sortit. Algarotti récita un sonnet italien que je ne comprends pas beaucoup non plus; et Voltaire improvisa quatre vers pour comparer Frédéric à Jules-César; après quoi, ces trois érudits se regardèrent en souriant; et Poelnitz reprit d'un air sérieux:
«Je vous donne ma parole d'honneur que le roi est chez la Porporina.
Ne pourriez-vous pas donner quelque autre chose? dit d'Argens, à qui tout cela déplaisait au fond, parce qu'il n'était pas homme à trahir les autres pour augmenter son crédit.»
«Poelnitz répondit sans se troubler:
«Mille diables, monsieur le marquis, quand le roi nous dit que vous êtes chez mademoiselle Cochois, cela ne nous scandalise point. Pourquoi vous scandalisez-vous de ce qu'il est chez mademoiselle Porporina?
Cela devrait vous édifier, au contraire, dit Algarotti; et si cela est vrai, je l'irai dire à Rome.
Et Sa Sainteté, qui est un peu gausseuse, ajouta Voltaire, dira de fort jolies choses là-dessus.
Sur quoi Sa Sainteté gaussera-t-elle? demanda le roi en paraissant brusquement sur le seuil de la salle à manger.
Sur les amours de Frédéric le Grand avec la Porporina de Venise, répondit effrontément La Mettrie.»
Le roi pâlit, et lança un regard terrible sur ses convives, qui tous pâlirent plus ou moins, excepté La Mettrie.
«Que voulez-vous, dit celui-ci tranquillement; M. de Saint-Germain avait prédit, ce soir, à l'Opéra, qu'à l'heure où Saturne passerait entre Régulus et la Vierge. Sa Majesté suivie d'un page
Décidément, qu'est-ce que ce comte de Saint-Germain?» dit le roi en s'asseyant avec la plus grande tranquillité, et en tendant son verre à La Mettrie, pour qu'il le lui remplit de champagne.
On parla du comte de Saint-Germain; et l'orage fut ainsi détourné sans explosion. Au premier choc, l'impertinence de Poelnitz, qui l'avait trahi, et l'audace de La Mettrie, qui osait le lui dire, avaient transporté le roi de colère; mais, pendant le temps que La Mettrie disait trois paroles, Frédéric s'était rappelé qu'il avait recommandé à Poelnitz de bavarder sur certain chapitre, et de faire bavarder les autres, à la première occasion. Il était donc rentré en lui-même avec cette facilité et cette liberté d'esprit qu'il possédait au plus haut degré, et il ne fut pas plus question de sa promenade nocturne que si elle n'eut été remarquée de personne. La Mettrie eût bien osé revenir à la charge s'il y eût songé; mais la légèreté de son esprit suivit la nouvelle route que Frédéric lui ouvrait; et c'est ainsi que Frédéric dominait souvent La Mettrie lui-même. Il le traitait comme un enfant que l'on voit prêt à briser une glace ou à sauter par une fenêtre, et à qui l'on montre un jouet pour le distraire et le détourner de sa fantaisie. Chacun fit son commentaire sur le fameux comte de Saint-Germain; chacun raconta son anecdote. Poelnitz prétendit l'avoir vu en France, il y avait vingt ans. Et je l'ai revu ce matin, ajouta-t-il, aussi peu vieilli que si je l'avais quitté d'hier. Je me souviens qu'un soir, en France, entendant parler de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il s'écria, de la façon la plus plaisante et avec un sérieux incroyable: «Je lui avais bien dit qu'il finirait par se faire un mauvais parti chez ces méchants Juifs. Je lui ai même prédit à peu près tout ce qui lui est arrivé; mais il ne m'écoutait pas: son zèle lui faisait mépriser tous les dangers. Aussi sa fin tragique m'a fait une peine dont je ne me consolerai jamais, et je n'y puis songer sans répandre des larmes.» En disant cela, ce diable de comte pleurait tout de bon; et peu s'en fallait qu'il ne nous fit pleurer aussi.
«Vous êtes un si bon chrétien, dit le roi, que cela ne m'étonne point de vous.»
Poelnitz avait changé trois ou quatre fois de religion, du matin au soir, pour postuler des bénéfices et des places dont le roi l'avait leurré par forme de plaisanterie.
«Votre anecdote traîne partout, dit d'Argens au baron, et ce n'est qu'une facétie. J'en ai entendu de meilleures; et ce qui rend, à mes yeux, ce comte de Saint-Germain un personnage intéressant et remarquable, c'est la quantité d'appréciations tout à fait neuves et ingénieuses au moyen desquelles il explique des événements restés à l'état de problèmes fort obscurs dans l'histoire. Sur quelque sujet et sur quelque époque qu'on l'interroge, on est surpris, dit-on, de le voir connaître ou de lui entendre inventer une foule de choses vraisemblables, intéressantes, et propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus mystérieux.
S'il dit des choses vraisemblables, observa Algarotti, il faut que ce soit un homme prodigieusement érudit et doué d'une mémoire extraordinaire.
Mieux que cela! dit le roi. L'érudition ne suffit pas pour expliquer l'histoire. Il faut que cet homme ait une puissante intelligence et une profonde connaissance du cœur humain. Reste à savoir si cette belle organisation a été faussée par le travers de vouloir jouer un rôle bizarre, en s'attribuant une existence éternelle et la mémoire des événements antérieures à sa vie humaine; ou si, à la suite de longues études et de profondes méditations, le cerveau s'est dérangé, et s'est laissé frapper de monomanie.
Je puis au moins, dit Poelnitz, garantir à Votre Majesté la bonne foi et la modestie de notre homme. On ne le fait pas parler aisément des choses merveilleuses dont il croit avoir été témoin. Il sait qu'on l'a traité de rêveur et de charlatan, et il en paraît fort affecté; car maintenant il refuse de s'expliquer sur sa puissance surnaturelle.
Eh bien, Sire, est-ce que vous ne mourez pas d'envie de le voir et de l'entendre? dit La Mettrie. Moi j'en grille.
Comment pouvez-vous être curieux de cela? reprit le roi. Le spectacle de la folie n'est rien moins que gai.
Si c'est de la folie, d'accord; mais si ce n'en est pas?
Entendez-vous, Messieurs, reprit Frédéric; voici l'incrédule, l'athée par excellence, qui se prend au merveilleux, et qui croit déjà à l'existence éternelle de M. de Saint-Germain! Au reste, cela ne doit pas étonner, quand on sait que La Mettrie a peur de la mort, du tonnerre et des revenants.
Des revenants, je confesse que c'est une faiblesse, dit La Mettrie; mais du tonnerre et de tout ce qui peut donner la mort, je soutiens que c'est raison et sagesse. De quoi diable aura-t-on peur, je vous le demande, si ce n'est de ce qui porte atteinte à la sécurité de l'existence?
Vive Panurge, dit Voltaire.
J'en reviens à mon Saint-Germain, reprit La Mettrie; messire Pantagruel devrait l'inviter à souper demain avec nous.
Je m'en garderai bien, dit le roi; vous êtes assez fou comme cela, mon pauvre ami, et il suffirait qu'il eût mis le pied dans ma maison pour que les imaginations superstitieuses, qui abondent autour de nous, rêvassent à l'instant cent contes ridicules qui auraient bientôt fait le tour de l'Europe. Oh! la raison, mon cher Voltaire, que son règne nous arrive! voilà la prière qu'il faut faire chaque soir et chaque matin.
La raison, la raison! dit La Mettrie, je la trouve séante et bénévole quand elle me sert à excuser et à légitimer mes passions, mes vices ou mes appétits donnez-leur le nom que vous voudrez! mais quand elle m'ennuie, je demande à être libre de la mettre à la porte. Que diable! je ne veux pas d'une raison qui me force à faire le brave quand j'ai peur, le stoïque quand je souffre, le résigné quand je suis en colère Foin d'une pareille raison! ce n'est pas la mienne, c'est un monstre, une chimère de l'invention de ces vieux radoteurs de l'antiquité que vous admirez tous, je ne sais pas pourquoi. Que son règne n'arrive pas! je n'aime pas les pouvoirs absolus d'aucun genre, et si l'on voulait me forcer à ne pas croire en Dieu, ce que je fais de bonne grâce et de tout mon cœur, je crois que, par esprit de contradiction, j'irais tout de suite à confesse.
Oh! vous êtes capable de tout, on le sait bien, dit d'Argens, même de croire à la pierre philosophale du comte de Saint-Germain.
Et pourquoi non? ce serait si agréable et j'en aurais tant besoin!
Ah! pour celle-là, s'écria Poelnitz en secouant ses poches vides et muettes, et en regardant le roi d'un air expressif, que son règne arrive au plus tôt! c'est la prière que tous les matins et tous les soirs
Oui da! interrompit Frédéric, qui faisait toujours la sourde oreille à cette sorte d'insinuation; ce monsieur Saint-Germain donne aussi dans le secret de faire de l'or? Vous ne me disiez pas cela!
Or donc, permettez-moi de l'inviter à souper demain de votre part, dit La Mettrie; car m'est d'avis qu'un peu de son secret ne vous ferait pas de peine non plus, sire Gargantua! Vous avez de grands besoins et un estomac gigantesque, comme roi et comme réformateur.
Tais-toi, Panurge, répondit Frédéric. Ton Saint-Germain est jugé maintenant. C'est un imposteur et un impudent que je vais faire surveiller d'importance, car nous savons qu'avec ce beau secret-là on emporte plus d'argent d'un pays qu'on n'y en laisse. Eh! Messieurs, ne vous souvient-il déjà plus du grand nécromant Cagliostro, que j'ai fait chasser de Berlin, à bon escient, il n'y a pas plus de six mois?
Et qui m'a emporté cent écus, dit La Mettrie; que le diable les lui reprenne!
Et qui les aurait emportés à Poelnitz, s'il les avait eus, dit d'Argens.
Vous l'avez fait chasser, dit La Mettrie à Frédéric, et il vous a joué un bon tour, pas moins!
Lequel?
Ah! vous ne le savez pas! Eh bien, je vais vous régaler d'une histoire.
Le premier mérite d'une histoire est d'être courte, observa le roi.
La mienne n'a que deux mots. Le jour où Votre Majesté pantagruélique ordonna au Sublime Cagliostro de remballer ses alambics, ses spectres et ses démons, il est de notoriété publique qu'il sortit en personne dans sa voiture, à midi sonnant, par toutes les portes de Berlin à la fois. Oh! cela est attesté par plus de vingt mille personnes. Les gardiens de toutes les portes l'ont vu, avec le même chapeau, la même perruque, la même voiture, le même bagage, le même attelage; et jamais vous ne leur ôterez de l'esprit qu'il y a eu, ce jour-là, cinq ou six Cagliostro sur pied.»
Tout le monde trouva l'histoire plaisante. Frédéric seul n'en rit pas. Il prenait au sérieux les progrès de sa chère raison, et la superstition, qui donnait tant d'esprit et de gaîté à Voltaire, ne lui causait qu'indignation et dépit.
«Voilà le peuple, s'écria-t-il en haussant les épaules; ah! Voltaire, voilà le peuple! et cela dans le temps que vous vivez, et que vous secouez sur le monde la vive lumière de votre flambeau! On vous a banni, persécuté, combattu de toutes manières, et Cagliostro n'a qu'à se montrer pour fasciner des populations! Peu s'en faut qu'on ne le porte en triomphe!
Savez-vous bien, dit La Mettrie que vos plus grandes dames croient à Cagliostro tout autant que les bonnes femmes des carrefours? apprenez que c'est d'une des plus belles de votre cour que je tiens cette aventure.
Je parie que c'est de madame de Kleist! dit le roi.
C'est toi qui l'as nommée! répondit La Mettrie en déclamant.
Le voilà qui tutoie le roi, à présent! grommela Quintus Icilius, qui était rentré depuis quelques instants.