Jacques - Жорж Санд 7 стр.


Oh! je vois bien que les autres ne souffrent pas la centième partie de mon mal. Ils se désolent cent fois plus haut, parce qu'ils ne savent vraiment pas ce que c'est que la douleur. Insolents sybarites, ils se plaignent du pli d'une rose; je vois comme ils se guérissent, comme ils se consolent, comme ils sont aveuglément dupes d'une illusion nouvelle. Race stupide et lâche! ils n'affronteraient pas ces illusions s'ils savaient comme moi ce qu'elles valent! quand ils sont terrassés par le destin, ils avouent qu'ils se sont trompés. «Ah! si j'avais su, disent-ils, que cela devait finir ainsi!» Et moi je sais comment tout finit, et je commence un amour nouveau! Tu vois bien que je suis cent fois plus courageux, cent fois plus infortuné que les autres.

Fernande souffrira donc avec moi, tu veux que je trace d'avance l'arrêt de mort de mon bonheur. Eh bien! sois satisfaite, âme stoïque, vigueur impitoyable! l'un de nous cessera d'aimer, elle ou moi, qu'importe? celui qui se détachera le dernier ne sera pas le plus malheureux! Fernande se consolera; elle est sincère et bonne; mais elle est faible, la pauvre enfant; faible sera sa douleur.

Au milieu de mon amour et de ma joie, il y a une chose qui me déchire et qui m'indigne contre moi, et contre toi aussi, Sylvia: contre moi, parce que je n'ai pas songé dans ma dernière lettre à te questionner; contre toi, parce que tu gardes un dédaigneux silence, comme si tu me croyais devenu indifférent à ton sort. Si tu avais cette idée-là, Sylvia, je serais capable de partir à l'heure même et d'aller te redemander à genoux ta confiance et ton estime. Oh! dis-moi comment va ton coeur, infortunée! parle-moi de toi! Comment! depuis trois semaines il n'est question que de moi, et nous n'avons pas dit un mot de ta nouvelle situation! La dernière fois que tu m'en as parlé, tu semblais assez satisfaite; mais je ne puis me tranquilliser absolument sur la solitude où je t'ai laissée. Cela est bien rude à ton âge, Sylvia, et avec ta force! plus on a d'énergie pour résister à la douleur, plus on en a pour la ressentir. Dis-moi, dis-moi si tu as pris le dessus. Il ne me semble pas, à la manière dont tu envisages ma position, que tu aies trouvé le repos de l'esprit. Parle-moi de ce coeur qui me juge et me dissèque si sévèrement, et qui a toutes mes folies, toute mon audace. N'oublie pas du moins, Sylvia, qu'il y a entre nous un sentiment plus fort que l'amour, et que tu n'as qu'un mot à dire pour m'envoyer d'un bout du monde à l'autre.

XI.

DE FERNANDE A CLÉMENCE

Ma chère, ta lettre me fait horriblement mal. D'abord je n'y comprends rien; qu'est-ce que tu entends par la dépravation? Est-ce l'inconstance, est-ce le besoin de changer d'amour? En ce cas, j'ai une peur affreuse. Voici la conversation que je viens d'avoir avec le gros capitaine Jean, dont je t'ai parlé; tu jugeras ce qui se passe en moi. Nous avons fait ce matin une promenade dans le bois de Tilly; nous étions cinq hommes et cinq femmes, tous en tilbury. Comme il fallait que dans chacune de ces petites voitures il se trouvât un homme avec une femme pour diriger le cheval; comme ma mère n'a pas jugé convenable que je fisse deux lieues dans le tilbury de Jacques en présence de huit personnes (quoiqu'elle me laisse tous les jours quatre ou cinq heures seule avec lui dans notre jardin); comme M. Jacques ne voulait pas, je suis bien sûre, être le cavalier de ma mère, et que M. Borel s'est dévoué à sa place; comme enfin je ne pouvais aller convenablement qu'avec un homme marié, et que le capitaine Jean est père de quatre grands enfants, on a décidé unanimement que je devais avoir ce joli page. Du moment que je n'étais pas avec Jacques, j'aimais autant celui-là qu'un autre; il me semblait obligeant et bon homme. Mais c'est le butor le plus bavard et le plus niais que je connaisse à présent, et il m'a mis l'esprit dans une telle perplexité que je suis au désespoir d'avoir fait route avec lui.

Il est vrai que c'est bien ma faute. Quand je me suis trouvée tête à tête en conversation avec un homme qui connaît Jacques depuis vingt ans et qui ne demandait pas mieux que de causer, je n'ai pu y tenir, et je l'ai mis sur la voie. D'abord d'un ton moitié amical, moitié goguenard, il s'est hasardé à me parler de son caractère, et peu à peu, pressé par mes questions et encouragé par l'air de plaisanterie que j'affectais, il m'a raconté des aventures de sa vie. Je ne sais quelle impression cela m'a faite dans le moment; à présent je suis en proie à une agitation affreuse; il me semble que je dois conclure de cette conversation que Jacques est un enthousiaste et un inconstant, du moins le capitaine me l'a dit plus de vingt fois. «Vous devez être fière, me disait-il, d'avoir enchaîné le faucon; il a joliment chassé de petites perdrix comme vous! mais le voilà dompté et chaperonné sur le poing de sa châtelaine; coupez-lui les ailes, si vous voulez qu'il y reste.  Qu'est-ce que cela veut dire? lui ai-je demandé. Est-ce donc si difficile de garder le coeur de M. Jacques?  Ah! il y en a plus d'une qui s'est vantée d'en venir à bout, a-t-il repris. Mais elle comptait sans son hôte, la pauvrette! Brrrt! quand on croyait avoir bien fermé la cage, l'oiseau était parti à travers les barreaux. Mais je vois que cela ne vous inquiète pas, et que vous faites votre affaire de le guérir de cette envie de changer.  Certainement, répondis-je en tâchant de cacher mon effroi sous un rire forcé. Mais vous, capitaine, qui êtes un modèle de fidélité, à ce que dit M. Borel, comment n'avez-vous pas morigéné un peu M. Jacques?  Ah! que diable voulez-vous! répondit-il en prenant un air capable, un enthousiaste, un fou! L'engouement pour les jupons est une vraie maladie chez lui. Autant il est froid et réservé avec les hommes, autant il est tendre et empressé auprès des belles; et à qui est-ce que je le dis? Vous le savez mieux que moi, mademoiselle Fernande!» Et il se mit à rire d'un gros rire insupportable. «Il a donc fait bien des folies dans sa vie? demandai-je. Des folies, répondit-il, des folies dignes des Petites-Maisons; et pour quelles pécores! les plus altières carognes (je te répète son expression, parce que cela me parait nécessaire pour te donner une idée juste de la manière dont il traite les amours de Jacques), les plus insolentes chipies que j'aie jamais rencontrées; de ces femmes belles comme des anges et méchantes comme des démons, avides, ambitieuses, intrigantes, despotiques; de ces femmes comme il y en tant, et auxquelles vous ressemblez si peu, mademoiselle Fernande!  Comment M. Jacques a-t-il pu s'attacher à de pareilles femmes?  Il était leur dupe, il les prenait pour de petits anges, et il voulait couper la gorge à tous ceux qui n'étaient pas de son avis. Ah! si vous saviez ce que c'est que Jacques amoureux! Mais qu'est-ce que je dis? Qui le sait mieux que vous? Il est vrai qu'à cause de vous il ne rencontre de contradictions nulle part. Quand il annonce son mariage, tout le monde lui dit qu'il épouse un petit ange; et la première fois que j'en ai entendu parler, je me suis écrié: «Ah! parbleu! Jacques, il est bien temps que tu aimes une femme digne de toi!» Il m'a serré la main, et en même temps il m'a regardé de travers; car, s'il est content de vous entendre louer, il n'en est pas moins furieux quand on parle mal des diablesses qu'il a aimées. Savez-vous que j'ai failli me battre avec lui plus de dix fois parce que je voulais l'empêcher de se ruiner, de se retirer du service et de se marier avec la plus grande dévergondée de la terre? J'aime Jacques comme mon enfant; j'ai reçu de lui des services que je n'oublierai jamais; mais si je me suis un peu acquitté envers lui, c'est en l'empêchant de faire cette belle équipée.  Comment l'en avez-vous empêché? Contez-moi cela.  C'était la marquise Orseolo. Parbleu! c'est une histoire connue dans tout Milan! La plus belle femme de l'Italie, et de l'esprit comme un démon. Jacques ne se trompe pas, du moins sur ces choses-là, et il y a bien un peu de vanité dans tous ses choix. Il y en avait surtout dans ce temps-là. Toute l'armée d'Italie était, ma foi! aux pieds de madame Orseolo, qui se donnait des airs de patriotisme, chose bien rare parmi les Italiennes, et qui affichait pour les pauvres Français le plus profond mépris. Cela tente mon fou de Jacques, et le voilà, avec sa mine pâle et ses grands yeux tristes, qui se promène autour de la belle, et la suit comme son ombre, jusqu'à ce qu'il ait enfin vaincu ce fier courage et soumis cette farouche vertu. Tout allait bien; Jacques allait jeter le froc aux orties et emmener cette charmante conquête en France, non sans l'épouser, comme elle le désirait, et compléter la plus grande folie qu'il eût jamais faite, lorsque, par bonheur, j'acquis des preuves flagrantes de l'intimité un peu trop tendre qui existait entre la dame et son confesseur, et je me hâtai, comme vous pensez bien, de les fournir à Jacques, qui ne me dit pas seulement grand merci, mais qui du moins quitta Milan un quart d'heure après et disparut pendant six mois. Nous le retrouvâmes à Naples, aux pieds d'une chanteuse célèbre, qui ne le subjugua pas moins et qui le trompa de même. Pour celle-là, il a failli perdre la raison. Je n'en finirais pas si je vous racontais toutes les aventures de Jacques. C'est le garçon le plus romanesque, avec cette mine tranquille que vous lui voyez; mais si bon avec toutes ses extravagances, si généreux, si brave! Vous serez heureuse avec lui, mademoiselle Fernande. Si vous ne l'êtes pas, prenez-moi pour le plus méchant hâbleur de la terre, et venez me tirer les oreilles.»

Tu dois voir ce que c'est que Jacques maintenant; dis-le-moi, ma chère Clémence; car, pour moi, je le sais un peu moins qu'auparavant. Mais je suis triste à mourir. Ce Jacques, qui dit m'aimer tant, et qui a déjà usé son coeur pour des êtres si méprisables; ces enthousiasmes aveugles auxquels il est sujet, et qui le poussent à sacrifier tout à l'objet de son fol amour, et à lui faire des serments éternels qu'il doit bientôt après rompre et détester!.. Et s'il me traitait ainsi! si la veille de mon mariage il se dégoûtait de moi; le lendemain, ce serait encore pis!.. Oh! Clémence, Clémence, dans quel abîme suis-je près de tomber! Dis-moi ce qu'il faut faire. Depuis quelques jours je vois Jacques à peine. Il est occupé de préparer tout pour ce mariage, et il va à Tours et à Amboise deux ou trois fois par semaine. D'ailleurs, l'effroi qu'il m'inspire commence à devenir si grand que je crains d'avoir une explication avec lui et de me laisser rassurer. Cela lui est si facile, et j'ai tant besoin de croire en lui! Je me sens si malheureuse quand je doute!

XII.

De SYLVIA A JACQUES

Va donc où t'emporte ta destinée! J'aime mieux cette lettre-ci que l'autre: elle est franche, du moins. Ce que je crains le plus, c'est de te voir retomber dans les illusions de ta jeunesse. Mais si tu abordes hardiment le péril, si tu vois clair à les pieds, tu franchiras peut-être l'abîme. Qui sait ce qui peut vaincre le courage d'un homme? Tu es las de disputer lentement la partie, et tu joues tout ton avenir sur un dernier coup de dés. Si tu perds, souviens-toi qu'il te reste un coeur ami pour t'aider à supporter le reste de ta vie, ou pour te tenir compagnie, si tu veux t'en débarrasser.

Tu me dis de te parler de moi, et tu me reproches de garder un dédaigneux silence. Sais-tu pourquoi, Jacques, j'envisage si sévèrement la nouvelle phase d'amour où entre ta destinée? Sais-tu pourquoi j'ai peur, pourquoi je t'ai averti du danger, pourquoi je te vois d'un oeil sombre marcher à sa rencontre? Tu ne l'as pas deviné? C'est que moi aussi je suis perdue sur cette mer orageuse; moi aussi je m'abandonne au destin, et je place tout ce qui me reste de force et d'espoir sur le hasard d'un chiffre. Octave est ici; je l'ai vu, je lui ai pardonné.

J'ai fait une grande faute en ne prévoyant pas qu'il viendrait. J'ai arrangé toute ma situation pour oublier son absence, et non pour combattre son retour. Il est venu, j'ai été surprise; la joie a été plus forte que la raison.

Je parle de joie! et toi aussi tu en parles. Quelle joie que la nôtre! Sombre comme la flamme de l'incendie, sinistre comme les derniers rayons du soleil qui perce les nues avant la tempête! Nous joyeux! quelle dérision! Oh! quels êtres sommes-nous, et pourquoi voulons-nous toujours vivre la même vie que les autres?

Je sais que l'amour seul est quelque chose, je sais qu'il n'y a rien outre sur la terre. Je sais que ce serait une lâcheté que de le fuir par crainte des douleurs qui l'expient; mais vraiment, quand on voit si bien sa marche et ses résultats, peut-on goûter des joies bien pures? Pour moi, cela m'est impossible. Il y a des moments où je m'échappe des bras d'Octave avec haine et avec terreur, parce que je vois dans le rayonnement de son front l'arrêt de mon futur désespoir. Je sais que son caractère n'a aucun rapport avec le mien; je sais qu'il est trop jeune pour moi, je sais qu'il est bon sans être vertueux, affectueux, mais incapable de passion; je sais qu'il ressent l'amour assez fortement pour commettre toutes les fautes, mais pas assez pour faire quelque chose de grand. Enfin je ne l'estime pas, dans l'acception particulière que toi et moi donnons à ce mot.

Quand j'ai commencé à l'aimer, j'ai chéri en lui cette faiblesse qui me fait souffrir maintenant. Je n'ai pas prévu qu'elle me révolterait bientôt. En vérité, j'ai fait ce que tu fais sans doute à présent. J'ai trop compté sur la générosité de mon amour. Je me suis imaginé que, plus il avait besoin d'appui et de conseil, plus il me deviendrait cher en recevant tout de moi; que le plus heureux, le plus noble amour d'une femme pour un homme devait ressembler à la tendresse d'une mère pour son enfant. Hélas! j'avais tant cherché la force, et mes tentatives avaient été si déplorables! En croyant m'appuyer sur des êtres plus grands que moi, je m'étais sentie si durement repoussée par un froid de glace! Je me disais: La force chez les hommes, c'est l'insensibilité; la grandeur; c'est l'orgueil; le calme, c'est l'indifférence. J'avais pris le stoïcisme en aversion après lui avoir voué un culte insensé. Je me disais que l'amour et l'énergie ne peuvent habiter ensemble que dans des coeurs froissés et désolés comme le mien, que la tendresse et la douceur étaient le baume dont j'avais besoin pour me guérir, et que je les trouverais dans l'affection de cette âme ingénue. Qu'importe, pensai-je, qu'il sache ou non supporter la douleur? Avec moi, il n'aura pas à la connaître. Je prendrai sur moi tout le poids de la vie. Son unique affaire sera de me bénir et de m'aimer.

C'était là un rêve comme les autres; je n'ai pas tardé à souffrir de cette erreur, et à reconnaître que si, dans l'amour, un caractère devait être plus fort que l'autre, ce ne devait pas être celui de la femme. Il faudrait du moins qu'il y eût quelque compensation; ici il n'y en a pas. C'est moi qui suis l'homme; ce rôle me fatigue le coeur, au point que je deviens faible moi-même par dégoût de la force.

Et pourtant il y a de bien belles choses dans le coeur de cet enfant! Quels trésors de sensibilité, quelle pureté de moeurs, quelle foi naïve dans le coeur d'autrui et dans le sien propre! Je l'aime parce que je ne connais pas d'homme meilleur. Celui qui est à part de tous les autres ne m'inspire et ne ressent pour moi que de l'amitié. L'amitié, c'est une sorte d'amour aussi, immense et sublime en de certains moments, mais insuffisante, parce qu'elle ne s'occupe que des malheurs sérieux et n'agit que dans les grandes et rares occasions. La vie de tous les jours, cette chose si odieuse et si pesante dans la solitude, cette succession continuelle de petites douleurs fastidieuses que l'amour seul peut changer en plaisirs, l'amitié dédaigne de s'en occuper. Vous êtes capable, comme vous le dites fort bien, de tout quitter pour venir me tirer d'une situation malheureuse et de courir d'un bout du monde à l'autre pour me rendre un service; mais vous n'êtes pas capable de passer huit jours tranquilles avec moi, sans penser à Fernande, qui vous aime et vous attend. Et cela doit être ainsi, car pour moi c'est la même chose. Je sacrifierais tout mon amour pour vous sauver d'un malheur, je n'en détacherais pas une parcelle pour vous préserver d'une contrariété. Il semble donc que la vie doive être divisée en deux parts: l'intimité avec l'amour, le dévouement avec l'amitié. Mais j'ai beau faire pour me persuader que je suis contente de cet arrangement, j'ai beau me répéter que Dieu m'a servie avec prodigalité en me donnant un amant comme Octave et un ami comme vous; je trouve l'amour bien puéril et l'amitié bien austère. Je voudrais avoir pour Octave la vénération que j'ai pour vous, sans perdre la douce tendresse et la vive sollicitude que j'ai pour lui. Rêve insensé! Il faut accepter la vie comme Dieu l'a faite. C'est difficile, Jacques, bien difficile!

XIII.

DE FERNANDE A CLÉMENCE

Ne m'écris pas, ne me réponds pas. Ne me parle plus de prudence, et ne cherche plus à me mettre en garde contre le danger. C'est fini; je m'y jette les yeux bandés. J'aime: est-ce que je suis capable de voir clair à quelque chose! Il en sera ce que Dieu voudra. Qu'importe, après tout, que je sois heureuse ou non? Suis-je donc un être si précieux, pour que nous nous en occupions tant? Et à quoi mènent toutes les prévisions? Elles n'empêchent pas qu'on se risque, et elles font qu'on se risque lâchement. Ne me décourage donc plus, ne me parle plus de Jacques, mais laisse-moi t'en parler toujours.

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