XIII.
DE FERNANDE A CLÉMENCE
Ne m'écris pas, ne me réponds pas. Ne me parle plus de prudence, et ne cherche plus à me mettre en garde contre le danger. C'est fini; je m'y jette les yeux bandés. J'aime: est-ce que je suis capable de voir clair à quelque chose! Il en sera ce que Dieu voudra. Qu'importe, après tout, que je sois heureuse ou non? Suis-je donc un être si précieux, pour que nous nous en occupions tant? Et à quoi mènent toutes les prévisions? Elles n'empêchent pas qu'on se risque, et elles font qu'on se risque lâchement. Ne me décourage donc plus, ne me parle plus de Jacques, mais laisse-moi t'en parler toujours.
Hier il est venu me surprendre dans le parc. J'étais assise sur un banc; j'avais la tête dans mes deux mains, et je pleurais. Il a voulu savoir la cause de mon chagrin, et il s'est mis en colère parce que je refusais de parler. Mais quelle colère! Il me prenait dans ses bras et me serrait avec tant de force qu'il me faisait mal, et pourtant je n'avais ni peur ni ressentiment de le voir me brutaliser ainsi. Il me secouait la main d'un air d'autorité, en me disant: «Parle donc, je veux que tu parles, réponds-moi tout de suite; qu'as-tu?» Et moi, qui déteste le commandement, j'ai eu du plaisir à entendre le sien. Le coeur m'a bondi de joie, comme lorsqu'il m'a tutoyée pour la première fois, en me faisant traverser un ruisseau et me disant: «Saute donc, peureuse!» Oh! bien plus cette fois! Ce que j'ai ressenti, Clémence, est inexplicable. Tout mon coeur a été au-devant du sien, comme un esclave qui se jetterait aux pieds de son maître, ou comme un enfant dans le sein de sa mère. Ces choses-là ne peuvent pas tromper; je sens que je l'aime, parce que je dois l'aimer, parce qu'il le mérite, parce que Dieu ne permettrait pas que j'éprouvasse cette confiance et cet entraînement pour un méchant homme. Pressée par ses questions, je lui ai parlé de ma conversation avec le capitaine Jean, et de l'effroi insurmontable qu'il m'avait laissé. «Ah! en effet, m'a-t-il dit, je voulais te parler des craintes auxquelles tu t'abandonnes et des questions que tu as faites à Borel et à sa femme. Cela m'embarrassait un peu; que puis-je te dire? que les reproches de Borel ne sont pas fondés, que les histoires du capitaine sont fausses? Il m'est impossible de mentir. Il est vrai que j'ai des défauts très-graves, et que j'ai fait beaucoup de folies. Mais qu'est-ce que cela a donc de commun avec toi et avec l'avenir qui nous attend? Je ne puis rien le jurer, sinon que je suis un honnête homme, et que je n'aurai jamais avec toi un mauvais procédé. Prends acte de ces paroles-là, s'il te faut des paroles pour te rassurer, et quitte-moi la première fois que j'y manquerai. Mais si tu as cru que tu ne souffrirais jamais de mon caractère et que tu n'aurais jamais rien à lui reprocher, tu as compté faire en ce monde le voyage d'Eldorado, et tu as rêvé une destinée qui n'es permise à personne sur la terre.» Puis il s'est tu tout à coup, et il est resté triste et silencieux; moi aussi. Enfin, il a fait un effort sur lui-même, et il m'a dit: «Vous voyez bien, ma pauvre enfant, que vous souffrez déjà. Ce n'est pas la première fois, et ce ne sera pas malheureusement la dernière. N'avez-vous donc jamais entendu dire que la vie est un tissu de douleurs, une vallée de larmes?» Le ton triste et amer dont il a dit ces paroles m'a tellement brisé le coeur, que mes pleurs ont recommencé à couler malgré moi. Il m'a serrée dans ses bras, et il s'est mis à pleurer aussi. Oui, Clémence, il a pleuré, cet homme ci grave et si accoutumé sans doute à voir couler les larmes des femmes. Les miennes l'ont gagné. Oh! comme son coeur est sensible et généreux! C'est en ce moment que je l'ai bien senti: il importe peu que Jacques ait trente-cinq ans. A-t-il pu être meilleur et plus digne d'amour à vingt-cinq?
Quand je l'ai vu ainsi, j'ai jeté mes bras autour de son cou. «Ne pleure pas, Jacques, lui ai-je dit; je ne mérite pas ces nobles larmes. Je suis un être lâche et sans grandeur; je ne m'en suis pas aveuglément rapportée à toi, comme je devais le faire. Je t'ai soupçonné, j'ai voulu fouiller dans les secrets de ta vie passée! Pardonne-moi; ton chagrin est une punition trop sévère. Laisse-moi pleurer, m'a-t-il dit, et sois bénie pour m'avoir donné cette heure d'attendrissement et d'effusion; il y a bien longtemps que cela ne m'était arrivé. Ne sens-tu pas, Fernande, que ce qu'il y a de plus doux au monde, c'est la tristesse qu'on partage, et que les larmes qui se mêlent à d'autres larmes sont un baume pour la douleur? Puissé-je pleurer souvent avec toi, et puisses-tu ne jamais pleurer seule!»
Oh! c'est fini, qu'on me dise de Jacques tout ce qu'on voudra, je n'écoute plus que lui. Ne me blâme pas, mon amie, ne me fais pas souffrir inutilement. Je m'abandonne à mon destin; qu'il soit ce qu'il plaira à Dieu! pourvu que Jacques m'aime, je suis sûre de tout supporter.
XIV.
DE JACQUES A FERNANDE
Je voulais vous dire bien des choses l'autre soir, et je n'ai pu parler; nos larmes se sont mêlées, nos coeurs se sont entendus. Cela suffit pour deux amants, mais pour deux époux ce n'est peut-être pas assez. Votre esprit a peut-être besoin d'être rassuré et convaincu. Je demande à votre affection une preuve de confiance bien grande, ô mon enfant! en vous priant d'accepter mon nom et de partager mon sort; et je m'étonne de l'abandon avec lequel, me connaissant aussi peu, vous vous en êtes jusqu'ici rapportée à moi. Il faut que votre âme soit bien noble et bien généreuse, ou que vous ayez deviné que vous n'aviez rien à craindre du vieux Jacques. Je crois à l'un et à l'autre, à votre confiance et à votre pénétration. Mais je sens bien que jusqu'ici votre coeur a fait tous les frais de cette sécurité, et que j'ai été muet et nonchalant; enfin qu'il est temps que je vous aide à m'estimer un peu.
Je ne vous parlerai pas d'amour. Il me serait impossible de vous prouver que le mien doit vous rendre éternellement heureuse; je n'en sais rien, et je puis dire seulement qu'il est sincère et profond. C'est du mariage que je veux vous parler dans cette lettre, et l'amour est une chose à part, un sentiment qui entre nous sera tout à fait indépendant de la loi du serment. Ce que je vous ai demandé, ce que vous m'avez promis, c'est de vivre avec moi, c'est de me prendre pour votre appui, pour votre défenseur, pour votre meilleur ami. L'amitié seule est nécessaire à ceux qui associent leur destinée par une promesse mutuelle. Quand cette promesse est un serment dont l'un peut abuser pour faire souffrir l'autre, il faut que l'estime soit bien grande des deux côtés, et surtout du côté de celui que les lois humaines et les croyances sociales placent dans la dépendance de l'autre. C'est de cela, Fernande, que je veux m'expliquer formellement avec vous, afin que si vous livrez aveuglément votre coeur à l'amour, vous sachiez du moins à qui vous confiez le soin de votre indépendance et de votre dignité.
Vous devez avoir pour moi cette estime et cette amitié, Fernande; je les mérite, je le dis sans orgueil et sans forfanterie; je suis assez vieux pour me connaître, et pour savoir de quoi je suis capable. Il est impossible que j'aie jamais envers vous un tort assez grave pour les perdre, ou même pour les compromettre. Je vous parle ainsi parce que je vous estime et que je crois en vous. Je sais que vous êtes juste, que vous avez l'âme pure et le jugement sain. Avec cela il est également impossible que vous m'accusiez sans motif, ou que du moins vous n'acceptiez pas ma justification quand elle sera éclatante de vérité.
Il faut cependant tout prévoir: l'amour peut s'éteindre, l'amitié peut devenir pesante et chagrine, l'intimité peut être le tourment de l'un de nous, peut-être de tous les deux. C'est dans ce cas que votre estime m'est nécessaire! Pour avoir le courage de m'abandonner votre liberté, il faut que vous sachiez que je ne m'en emparerai jamais. Êtes-vous bien sûre de cela? Pauvre enfant! vous n'y avez peut-être pas seulement songé. Eh bien! pour répondre aux terreurs qui pourraient naître en vous, pour vous aider à les chasser, j'ai à vous faire un serment; je vous prie de l'enregistrer, et de relire cette lettre toutes les fois que les propos du monde ou les apparences de ma conduite vous feront craindre quelque tyrannie de ma part. La société va vous dicter une formule de serment. Vous allez jurer de m'être fidèle et de m'être soumise, c'est-à-dire de n'aimer jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces serments est une absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre coeur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes; vous ne devez pas me promettre de m'obéir, parce que ce serait nous avilir l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots consacrés sans lesquels votre mère et le monde vous défendraient de m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le prêtre et le magistrat me dicteront, puisqu'à ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer ma vie. Mais à ce serment de vous protéger que la loi ma prescrit, et que je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes n'ont pas jugé nécessaire à la sainteté du mariage, et sans lequel tu ne dois pas m'accepter pour époux. Ce serment, c'est de la respecter, et c'est à tes pieds que je veux le faire, en présence de Dieu, le jour où tu m'auras accepté pour amant.
Vous devez avoir pour moi cette estime et cette amitié, Fernande; je les mérite, je le dis sans orgueil et sans forfanterie; je suis assez vieux pour me connaître, et pour savoir de quoi je suis capable. Il est impossible que j'aie jamais envers vous un tort assez grave pour les perdre, ou même pour les compromettre. Je vous parle ainsi parce que je vous estime et que je crois en vous. Je sais que vous êtes juste, que vous avez l'âme pure et le jugement sain. Avec cela il est également impossible que vous m'accusiez sans motif, ou que du moins vous n'acceptiez pas ma justification quand elle sera éclatante de vérité.
Il faut cependant tout prévoir: l'amour peut s'éteindre, l'amitié peut devenir pesante et chagrine, l'intimité peut être le tourment de l'un de nous, peut-être de tous les deux. C'est dans ce cas que votre estime m'est nécessaire! Pour avoir le courage de m'abandonner votre liberté, il faut que vous sachiez que je ne m'en emparerai jamais. Êtes-vous bien sûre de cela? Pauvre enfant! vous n'y avez peut-être pas seulement songé. Eh bien! pour répondre aux terreurs qui pourraient naître en vous, pour vous aider à les chasser, j'ai à vous faire un serment; je vous prie de l'enregistrer, et de relire cette lettre toutes les fois que les propos du monde ou les apparences de ma conduite vous feront craindre quelque tyrannie de ma part. La société va vous dicter une formule de serment. Vous allez jurer de m'être fidèle et de m'être soumise, c'est-à-dire de n'aimer jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces serments est une absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre coeur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes; vous ne devez pas me promettre de m'obéir, parce que ce serait nous avilir l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots consacrés sans lesquels votre mère et le monde vous défendraient de m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le prêtre et le magistrat me dicteront, puisqu'à ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer ma vie. Mais à ce serment de vous protéger que la loi ma prescrit, et que je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes n'ont pas jugé nécessaire à la sainteté du mariage, et sans lequel tu ne dois pas m'accepter pour époux. Ce serment, c'est de la respecter, et c'est à tes pieds que je veux le faire, en présence de Dieu, le jour où tu m'auras accepté pour amant.
Mais dès aujourd'hui je le prononce, et tu peux le regarder comme irrévocable. Oui, Fernande, je te respecterai parce que tu es faible, parce que tu es pure et sainte, parce que tu as droit au bonheur, ou du moins au repos et à la liberté. Si je ne suis pas digne de remplir à jamais ton âme, je suis capable au moins de n'en être jamais le bourreau ni le geôlier. Si je ne puis t'inspirer un éternel amour, je saurai t'inspirer une affection qui survivra dans ton coeur à tout le reste, et qui t'empêchera d'avoir jamais un ami plus sûr et plus précieux que moi. Souviens-toi, Fernande, que quand tu me trouveras le coeur trop vieux pour être ton amant, tu pourras invoquer mes cheveux blancs, et réclamer de moi la tendresse d'un père. Si tu crains l'autorité d'un vieillard, je tâcherai de me rajeunir, de me reporter à ton âge, pour te comprendre et pour t'inspirer la confiance et l'abandon que tu aurais pour un frère. Si je ne réussis à remplir aucun de ces rôles; si, malgré mes soins et mon dévouement, je te suis à charge, je m'éloignerai, je te laisserai maîtresse de tes actions, et tu n'entendras jamais une plainte sortir de ma bouche.
Voilà ce que je puis te promettre; le reste ne dépend pas de moi. Adieu, mon ange, réponds-moi; ta mère te laisse toute la liberté possible. Mon domestique ira chercher ta lettre demain matin. Je serai forcé de passer la journée à Tours.
Ton ami,
JACQUES.
XV.
DE FERNANDE A JACQUES
Oui, j'ai confiance en vous, je crois à votre honneur. Je n'avais pas besoin de vos serments pour savoir que je ne serai jamais ni avilie ni opprimée par vous. Je suis une enfant, et l'on ne s'est guère donné la peine de former mon esprit; mais j'ai le coeur fier, et ma simple raison a suffi pour m'éclairer sur certaines choses. J'ai horreur de la tyrannie, et si, dès les premiers regards que j'ai jetés sur vous, je ne vous avais pas deviné tel que vous êtes, je ne vous aurais jamais estimé, jamais aimé. Ma mère m'a toujours dit qu'un mari était un maître, et que la vertu des femmes est d'obéir. Aussi j'étais bien résolue à ne pas me marier, à moins de rencontrer un prodige. Cela n'était guère probable, et il m'était beaucoup plus facile de croire que j'arriverais tranquillement à l'espèce d'indépendance assurée aux vieux jours des filles sans dot. Cependant je me figurais quelquefois que Dieu ferait un miracle en ma faveur, et qu'il m'enverrait un de ses anges sous les traits d'un homme, pour me protéger en cette vie. C'était un rêve romanesque, dont je ne me vantais pas à ma mère, mais que je n'avais pas la force de repousser. Quand j'étais assise à mon métier auprès de la fenêtre, et que je voyais le ciel si bleu, les arbres si verts, toute la nature si belle et moi si jeune! oh! alors, il m'était impossible de croire que j'étais destinée à la captivité ou à la solitude. Que voulez-vous? J'ai dix-sept ans; à mon âge on n'a pas toute la raison possible, et voilà que la Providence se met en tête de me traiter en enfant gâté. Vous arrivez un beau matin, Jacques, avant que j'aie encore souffert de l'ennui, avant que les larmes du découragement aient gâté ma fraîcheur de pensionnaire, tout au beau milieu de mes rêves et de mes folles espérances. Voilà que vous venez tout réaliser sans que j'aie eu le temps de douter et de craindre! Vraiment, il n'y a pas longtemps que je lisais encore des contes de fées; c'était toujours la même chose, mais c'était bien beau! C'était toujours une pauvre fille maltraitée, abandonnée, ou captive, qui, par les fentes de sa prison, ou du haut d'un des arbres du désert, voyait passer, comme dans un rêve, la plus beau prince du monde, escorté de toutes les richesses et de toutes les joies de la terre. Alors la fée entassait prodiges sur prodiges pour délivrer sa protégée; et, un beau jour, Cendrillon voyait l'amour et le monde à ses pieds. Il me semble que c'est là mon histoire. J'ai dormi dans ma cage, et j'ai fait des songes dorés que vous êtes venu changer en certitudes, si vite, que je ne sais pas encore bien si je dors ou si je veille.
Aussi j'ai eu un peu peur. Le bonheur m'est venu si promptement et si magnifiquement, que je n'ose y croire. Je crois pourtant que vous m'aimez et que vous êtes le meilleur des hommes; je sais que votre conduite sera telle que vous me l'annoncez; je sais, de mon côté, que je n'en serai pas indigne, et ces serments que vous me faites de ne point m'asservir, je vous les fais aussi: je m'engage à ne point exercer sur vous la tyrannie des prières, des reproches et des convulsions, dont les femmes savent si bien tirer parti. Quoique je n'aie pas votre expérience, je crois pouvoir répondre de ma fierté.
Ce n'est donc pas l'austérité du mariage qui m'effraie. Vous m'aimez et vous m'offrez tout ce que vous possédez; j'accepte, parce que je vous aime. Si un jour nous cessions de nous estimer, je ne suis pas inquiète de mon sort: je sais assez travailler pour gagner ma vie, et je ne vois en ce genre aucun malheur capable de m'épouvanter assez pour m'empêcher d'accepter le bonheur que vous m'offrez aujourd'hui; ce n'est pas la misère, ce ne sont pas les malheurs vulgaires de la société qui m'inquiètent, c'est l'amour que vous avez pour moi, c'est surtout celui que je ressens pour vous. Vous ne voulez pas m'en parler, Jacques, et c'est la seule chose qui m'occupe et qui m'intéresse.