Je pense, répondis-je sans hésiter, que la confession est mauvaise ou inutile. Vous avez accepté la chose inutile et pris le moins mauvais parti, ne pouvant vous résoudre à prendre le seul bon
Qui est de ne plus rien croire? Cela ne m'est pas possible!»
Elle me fit cette réponse fort sèchement. Je m'inclinai et ne parlai plus, bien qu'elle m'y provoquât avec toutes les grâces d'esprit et de cœur qui sont en elle. Au bout de quelques instants, comme je prenais congé:
«Vous me boudez, je le vois, dit-elle; vous croyez que je vous regarde comme un athée. Non, je suis à cent lieues de cela; mais rappelez-vous, j'ai une doctrine, et vous n'en avez pas!
Eh bien, lui répondis-je, j'en aurai une. Je vous jure que j'en aurai une avant peu, car je vois qu'il le faut!»
Elle partit d'un grand éclat de rire et me tendit la main pour la première fois, corrigeant par ce témoignage d'affection et d'intimité ce que sa raillerie avait de blessant; mais on n'a pas deux cœurs pour aimer, et je ne peux pas mettre dans le même cette simultanéité de joie et de souffrance. Je commençais à ne plus comprendre Lucie. J'étais horriblement triste, c'est pourquoi je ne t'écrivis pas en rentrant. Henri se moquait un peu de moi.
«Tu t'embarques mal, disait-il. Te voilà déjà aux prises avec les préjugés de ta fiancée, car elle est ta fiancée, je t'en réponds. Le grand-père t'adore, et la jeune fille t'aime.
Non, elle ne m'aimera probablement pas.
C'est peut-être toi qui n'aimes pas, reprit-il avec un peu de vivacité. Tu me fais l'effet d'un pédant ou d'un despote. Eh! mon cher, que t'importe que ta femme croie au culte et suive les pratiques d'une Église quelconque?
Tu permettras le confesseur à la tienne, toi?
Je lui en permettrai dix, à la condition que ces messieurs-là ne l'empêcheront pas d'être à moi corps et âme.
Non, tu ne te soucies pas de son âme! Tu lui laisseras l'absolue liberté de conscience, tu l'as dit!
Conscience religieuse, entendons-nous! Qu'elle croie à Junon Lucine ou à l'immaculée conception, ce ne sont pas là mes affaires. Pourvu qu'elle me donne des enfants qui soient de moi, qu'elle préfère mon entretien au confessionnal, je ne lui demanderai jamais compte de ses épanchements spiritualistes avec les docteurs en droit canonique.
Eh bien, moi, je suis tout autre. Je ne sépare point l'âme du corps, et je ne supporterai pas l'amant platonique, de quelque nom qu'il s'appelle!
Alors ne te marie pas, mon cher, ou cherche une protestante. Mademoiselle La Quintinie n'est pas ton fait. Tu as raison, il ne faut pas écrire à ton père. Oublie-la et retourne à Paris.
Est-elle donc si obstinée que je ne puisse l'amener à mes idées?
Je n'en sais rien. Elle paraît fort douce de caractère; elle a l'air de t'aimer. Élise est convaincue qu'elle t'adore. Tu peux essayer, mais tu t'engages là dans une mauvaise voie et tu rêves l'impossible; car on ne change pas ce que la nature a fait sans le gâter, je t'en avertis. Lucie a une tendance au mysticisme; tu pourras bien déplacer le fétiche, mais gare à l'avenir! L'amant pourra bien remplacer le prêtre.»
Henri me parla encore longtemps sur ce ton, et il m'ébranla. Ah! que j'aurais voulu t'avoir près de moi pour résoudre tous mes doutes! J'étais partagé entre mille aperçus contraires. Tantôt Henri me démontrait que je voulais asservir la compagne de ma vie, l'effacer, lui ôter toute personnalité, et la noyer dans le rayonnement de mon orgueil; tantôt il me semblait rompre absolument la beauté du lien conjugal en admettant qu'on pût vivre intellectuellement à part l'un de l'autre, et en s'efforçant même de me prouver que c'était mieux ainsi. Il concluait à l'infériorité de nature chez la femme, et il répétait ce lieu commun révoltant, qu'il lui faut un frein autre que l'amour et le respect de son mari, parce qu'elle n'a pas assez de force morale pour s'en contenter.
Je retournai à Turdy peu de jours après. J'étais résigné; j'acceptais tout! Non convaincu, mais soumis, j'admettais que Lucie, en me faisant de légères concessions, pouvait en exiger autant de moi. Je la trouvai seule au jardin.
«Eh bien, me dit-elle, cette fameuse doctrine, l'apportez-vous toute chaude et cuite à point?»
Elle raillait, je me sentis fort irrité; elle me sourit, et, comme le ciel est dans son sourire, je vis qu'elle raillait sans amertume et sans dédain. Je me calmai.
«Non, lui dis-je, je n'apporte pas de doctrine. Il me semblait très-facile d'en reconstruire une de tous points avec les saines notions qui m'ont été données dès mon enfance, et qui ne demandent plus qu'un lien pour composer un ensemble; mais ce lien, c'est l'amour, l'amour que je ne connais que par un instinct violent, une révélation subite enveloppée de nuages. Je sens pourtant bien que l'amour est tout, et que sans lui toute doctrine reste vide. Les catholiques n'ont pu s'en tire qu'en le supprimant; vous voyez bien que nous ne sommes pas plus avancés l'un que l'autre!
Les catholiques ont supprimé l'amour! Vous croyez cela? s'écria Lucie, sincèrement interdite et comme cherchant un argument à m'opposer.
Trouvez-moi un précepte catholique autre que celui de l'obéissance passive de la femme envers le mari!
Mais la religion est tout amour pourtant!
Oui, l'amour envers Dieu et la charité envers le prochain. Cherchez dans vos souvenirs si quelqu'un vous a jamais dit: «Le cœur de la femme est destiné à renfermer une affection sans bornes pour l'homme de son choix, pour le compagnon de sa vie?»
Non, mais il est écrit: «La femme quittera son père et sa mère»
C'est une loi civile, ce n'est pas même l'amour sous-entendu, c'est le domicile conjugal. Le Code l'explique tout au long.
Enfin, qu'est-ce que vous entendez par l'amour? La préférence qu'on donne à un homme sur la Divinité même?
Préférence, lui répondis-je impétueusement, est un mot qui ne me présente ici aucun sens. C'est un mot inventé par ceux qui ont rapetissé l'idée de Dieu au point d'en faire un homme dont un autre homme peut devenir le rival, et ceci, permettez-moi de vous le dire, est une sorte de profanation du sentiment que nous devons avoir de la Divinité.
Bien! reprit Lucie, qui m'écoutait avec une attention animée; vous dites là des choses qui me vont. Vous admettez dès lors que l'on aime Dieu par-dessus toutes choses?
Aimer est le mot le plus élastique et le plus vague que l'homme ait inventé. Dieu ne peut nous inspirer qu'un genre d'adoration auquel rien ne se compare et qu'aucune langue ne peut exprimer. Dieu ne veut donc pas être aimé avec le même esprit et avec le même cœur qu'il nous a donnés pour aimer notre semblable, et, du moment que nous croyons en lui, nous avons nécessairement pour lui le sentiment qu'il réclame de nous; mais ce sentiment n'existe pas dans une âme que l'ascétisme dérobe à l'amour humain, car il s'y dénature et devient amour humain lui-même, ce qui est une idolâtrie, un délire et un blasphème.
J'entends! vous croyez que sainte Thérèse
Était folle et consumée de flammes terrestres auxquelles son imagination malade essayait de donner le change. Je hais ces mensonges de l'âme, comme tout ce qui est contre nature.»
Lucie ne répondit rien, elle marchait dans le jardin et cueillait des fleurs machinalement; mais ses mains tremblaient, et sa démarche trahissait une grande agitation.
«Mon ami, me dit-elle enfin quand ses deux mains furent pleines, car nous sommes amis toujours et quand même, n'est-ce pas? vous dites des choses qui me bouleversent, et, vous voyez, je ne vous réponds pas. Suis-je vaincue par le raisonnement ou persuadée par un charme mystérieux dont je doive me méfier? Je ne sais pas; en vérité, je ne sais pas! Il faut que j'y pense. Ne désespérez pas et n'ayez pas non plus trop d'orgueil. Il faut que je me prive de vous voir pendant quelques jours, et je vous dirai ensuite si j'ai fait un pas en avant ou en arrière. Je ne veux point être persuadée par surprise.»
Cette résolution, contre laquelle je n'avais pas le droit de protester, me jeta dans une vive inquiétude, et j'eus là le pressentiment de quelque chose de grave. Elle essaya de me rassurer.
«Voyez où nous en sommes, dit-elle; on presse la situation un peu plus que nous ne le voudrions. On a déjà écrit à mon père, sans vous nommer, il est vrai; mais il paraît qu'il s'impatiente et demande des détails. Il va falloir parler à ma tante, qui ne sait rien encore. Avez-vous écrit à votre père, vous?
Non. J'attendais, je devais attendre une véritable espérance.
Eh bien, n'écrivez pas encore, promettez-le-moi, et n'allons pas plus avant sans que je sois sûre de moi-même. Je vous disais l'autre jour que je ne voyais pas d'obstacles; j'en vois aujourd'hui. Je vous disais aussi que je ne voyais pas non plus de parti à prendre. Cela n'est guère possible du moment qu'il faut apaiser la sollicitude de deux familles par des résolutions quelconques. Ne nous laissons donc pas entraîner par les impatiences des autres, car là est le danger. Forçons-les à nous attendre, en nous attendant nous-mêmes patiemment et volontairement.»
Je ne pouvais que me soumettre, mais je m'en allai épouvanté, car Lucie ne fixait que vaguement le terme de mon exil. C'était tantôt huit jours, tantôt quinze, et je me disais par moments que c'était peut-être toute la vie.
Cinq jours, cinq mortels jours après, j'ai reçu un billet de M. de Turdy qui me disait: «Je suis seul, venez me voir.» Je l'ai trouvé seul en effet. Lucie était allée à Chambéry passer une semaine auprès de sa grand'tante. M. de Turdy était triste, bien qu'il voulût faire contre fortune bon cœur. Nous n'avons parlé que de Lucie, tout en essayant de n'en point trop parler.
«Lucie, m'a-t-il dit, subit des influences mystérieuses que je ne peux pas saisir. Vous avez entendu notre discussion de l'autre jour: j'ai gagné le point important, le confesseur. C'est un bon homme. Ma sœur est une bonne fille dont la dévotion n'a rien d'exalté; son entourage est très-arriéré d'opinions, mais il n'y a là personne d'assez fort pour avoir du crédit sur l'esprit de ma petite-fille. Vous avez vu qu'elle se moque de ces vieux seigneurs de village qui n'ont pas le sens commun, et, quant à elle, vous avez dû constater que, dans tout ce qui tient à la vie pratiqué, à la politique, au temporel, comme ils disent chez sa tante, elle est très-libérale; mais elle avait toujours dit et elle recommence à dire qu'elle ne veut pas devenir la femme d'un incrédule. Je me suis épuisé à la gronder, à la contredire; elle m'a promis de s'interroger elle-même, et elle m'a paru très-ébranlée en partant.
Soyez certain, lui dis-je avec amertume, qu'à présent elle a repris ses forces, et que l'influence mystérieuse dont vous parlez s'est de nouveau emparée d'elle.
Ah! si je savais qui! s'est écrié le vieillard en frappant sa canne sur le parquet avec vivacité. Ce sera quelqu'une des nonnes de ***. Il y a là un couvent de carmélites très-austères, et je sais qu'elle y va quelquefois. Oui, oui, ce doit être un foyer de fanatisme: Je ne veux plus qu'elle y mette les pieds!»
Je me sentais bien mal défendu contre le malheur de ma destinée par ce vieux enfant; mais je le voyais si chagrin et si tourmenté, que je consentis à passer la journée et la soirée avec lui. Je fis tant bien que mal sa partie de trictrac pour remplacer Lucie, qui la fait tous les soirs quand ils sont tête à tête.
Il était tard quand nous eûmes fini, et, pour épargner au batelier de la maison la peine de me faire passer le lac, j'acceptai l'hospitalité que le châtelain m'offrait pour la nuit.
Ici se place un fait fort étranger peut-être à ma situation, un fait qui te paraîtra sans doute insignifiant, mais qui m'a trop frappé pour que je ne te le rapporte pas.
J'étais si agité de me trouver dans cette maison pleine de l'image de Lucie, dans cette maison qui eût pu devenir la mienne, si j'étais moins loyal ou moins jaloux, que je ne pus fermer l'œil. Ma chambre était au rez-de-chaussée et avait une sortie directe sur le jardin. Je m'en échappai sans bruit et me promenai une demi-heure dans ce jardin, qui n'est pas grand, mais qui est un Éden quand même, grâce à ses beaux ombrages, à ses massifs de fleurs et à ce site magnifique qu'on y domine. La lune, réduite à un croissant assez délié, se leva vers minuit, éclairant à peine le pied des arbres; mais la nuit était si claire et si constellée, que je distinguais, sinon la couleur, du moins la forme de tous les objets environnants. Le lac se détachait comme une plaque d'argent bruni au sein d'une masse sombre qui paraissait incommensurable. Des buissons de fraxinelle, plante que l'on cultive beaucoup ici dans les jardins, et qui atteint de grandes proportions, exhalaient des parfums exquis. Tout était recueillement voluptueux, mystère d'amour peut-être, dans cette nuit tiède. Une charmante cascade, qui bondit au bout du jardin après avoir mis en mouvement une petite usine, était emprisonnée dans son écluse. Tout était muet et comme endormi profondément. Je pensais à Lucie avec une ardeur de désir et de terreur qui me faisait frissonner sans cause, non pas au moindre bruit, il ne s'en produisait aucun, mais à l'idée, à l'appréhension du moindre souffle de l'air dans mes cheveux.
Tout à coup, j'entends dans ce morne silence le bruit cadencé d'une paire de rames sur le lac, et, en suivant la direction du son, je vis distinctement une barque qui cinglait en droite ligne sur le petit port placé à l'angle du rocher qui porte le manoir. Cette barque, vue de la plate-forme, était si petite, que je n'eusse pu la distinguer, si l'eau, vivement brillantée en cet endroit, ne l'eût détachée comme un point noir à la surface.
Quoi de plus simple que la présence d'une embarcation sur ce lac souvent exploré la nuit par les pêcheurs ou les oisifs? Mon imagination excitée vit pourtant là un événement capable de décider de ma vie. C'était Lucie qui revenait me surprendre, et que j'allais voir aborder au-dessous de moi!
Aborder là, non pourtant, ce n'était pas possible: le rocher est à pic; mais, si la barque s'engageait dans l'ombre projetée sur l'eau par la masse de ce rocher, évidemment elle se dirigeait sur le petit port, et, comme du jardin on ne voit pas le débarcadère, je sortis du jardin en franchissant un mur à hauteur d'appui, et je descendis précipitamment le sentier.
Grâce à l'ombrage des grands marronniers qui, plantés à mi-côte, étendent leurs longues branches au-dessus des chaumières jusqu'au bord de l'eau, je gagnai la rive sans être aperçu, et je vis la barque d'assez près pour m'assurer qu'elle ne contenait que deux hommes, un batelier qui faisait force de rames; et un personnage enveloppé d'un manteau et coiffé d'un chapeau à larges bords. Ils passèrent à peu de brasses du rivage et disparurent en remontant vers l'abbaye de Hautecombe.
Je me raillai moi-même; mais la déception ne fut pas moins pénible, et je restai cloué à ma place comme si j'eusse attendu l'apparition d'une autre barque portant réellement Lucie.
Cependant j'écoutais machinalement le petit bruit de celle qui venait de passer, et je remarquai qu'elle s'arrêtait à une très-courte distance de moi. Je retins mon souffle, et j'entendis une voix basse et timbrée, une voix méridionale dire avec un léger accent étranger:
«C'est ici?
Oui, monsieur,» répondit la voix toute locale du batelier savoyard.
Tout rentra dans le silence. La curiosité m'aiguillonnait; il faut te dire pourquoi.
À vingt pas de la petite anse sablonneuse qui sert de débarcadère au hameau, la montagne verticale se creuse en grotte. Deux piliers bruts naturellement évidés dans le massif calcaire soutiennent une petite voûte où l'on a sculpté dans le roc une statuette de madone. C'est une chapelle rustique, dont le sol, un peu exhaussé au-dessus de l'eau, est à sec quand le lac est tranquille, et cette chapelle est une des retraites favorites de Lucie. Elle y a voué une dévotion particulière à la Vierge, elle y a fait planter du lierre qui s'enroule gracieusement autour des piliers, et elle y va souvent rêver ou prier le soir.