Mademoiselle La Quintinie - Жорж Санд 8 стр.


«C'est ici?

Oui, monsieur,» répondit la voix toute locale du batelier savoyard.

Tout rentra dans le silence. La curiosité m'aiguillonnait; il faut te dire pourquoi.

À vingt pas de la petite anse sablonneuse qui sert de débarcadère au hameau, la montagne verticale se creuse en grotte. Deux piliers bruts naturellement évidés dans le massif calcaire soutiennent une petite voûte où l'on a sculpté dans le roc une statuette de madone. C'est une chapelle rustique, dont le sol, un peu exhaussé au-dessus de l'eau, est à sec quand le lac est tranquille, et cette chapelle est une des retraites favorites de Lucie. Elle y a voué une dévotion particulière à la Vierge, elle y a fait planter du lierre qui s'enroule gracieusement autour des piliers, et elle y va souvent rêver ou prier le soir.

Je tenais ces détails du batelier, qui m'avait transporté le jour même. Était-elle là, mon Dieu? Y avait-elle donné rendez-vous à cet inconnu? Je ne pouvais rien voir, la grotte s'ouvre dans un angle centrant de la montagne. Ah! tu ne sais pas que je suis horriblement jaloux! Je ne le savais pas moi-même. Quelle torture, mon père! quelle fureur!

Je demeurai quelques instants sans pouvoir réfléchir. J'étais sur le point de me jeter tout habillé à la nage, car de la rive on ne peut gagner autrement cette chapelle: le rocher plonge à pic dans de lac à une très-grande profondeur; mais toute mon attention se reporta sur la barque, qui, après une pause de quelques minutes, revenait vers moi. Je me dissimulai encore, et je vis repasser les deux hommes à peu de distance. Je les suivis des yeux aussi loin que possible; ils s'en allaient par où ils étaient venus, du côté qui regarde Chambéry, et bientôt ils se perdirent dans la brume qui commençait à se répandre au ras de l'eau.

Quel était donc le but de cette longue course sur le lac pour une station d'un instant? Il n'y avait là que la chapelle rustique où l'on pût prendre pied, et cette grotte n'a aucune communication, que je sache, avec l'intérieur de la montagne. J'essayai de démarrer un petit canot de pêcheur, j'en vins à bout, et en un instant je gagnai la grotte. Elle était vide, sombre et muette. J'y remarquai seulement un parfum de fleurs très-prononcé et un objet blanchâtre dont je m'emparai; c'était une grosse touffe de lis qu'on venait de déposer aux pieds de la madone, car les fleurs étaient trop fraîches pour avoir passé là la moitié de la nuit. L'inconnu venait donc d'apporter cette offrande A qui? à la Vierge ou à Lucie?

J'emportai le bouquet, je l'examinai dans ma chambre après l'avoir délié avec soin. Il ne contenait aucun papier; mais, sur le ruban de soie blanche qui l'entourait, il y avait un signe imprimé en or, et ce signe était ce qu'on appelle en style de sacristie, je crois, un cœur de Marie, un cœur surmonté d'une croix et percé d'un glaive avec des gouttes de sang figurées en rouge carmin, emblème d'amour charnel, s'il en fut, avec une allusion à la douleur physique. J'éprouvai un mouvement de dégoût. De pareils symboles m'ont toujours semblé exprimer tout autre chose que des idées religieuses, et je cherche en vain dans la vraie doctrine chrétienne quelque trait qui s'y rapporte.

Je me tourmentai l'esprit horriblement; que signifiait cette sorte d'ex-voto d'un cœur malade, dévoré peut-être, peut-être ensanglanté par ma tentative d'union avec Lucie? Ce n'était peut-être rien de tout cela, c'était tout simplement un vœu accompli par une âme dévote étrangère à mes préoccupations; mais cet étranger, je l'avais assez aperçu pour me convaincre que ce n'était ni un paysan ni un prêtre: il m'avait paru jeune, bien mis et d'une tournure svelte. Pourtant je l'avais si mal vu, que je pouvais bien avoir rêvé tout cela. Quoi qu'il en soit, je reportai le bouquet, et je restai caché dans la chapelle, attendant avec la rage au cœur que quelqu'un vînt le prendre. Je ne vis personne, je n'entendis rien, si ce n'est la voix du batelier dont j'avais emmené le bateau, et qui, aux premières lueurs du jour, me héla du rivage pour me le redemander. Quand il sut que j'étais un hôte du manoir, il me reprocha, puisque j'avais eu la fantaisie de naviguer si matin, de ne pas l'avoir réveillé.

Il me reconduisit à l'autre bord. J'avais remis les lis aux pieds de la madone, et j'avais emporté le ruban. Je veillai encore de loin jusqu'au grand jour en vue de la grotte. Aucune barque n'en approcha. Je m'y fis reconduire dans la soirée. Les lis étaient là flétris, personne n'y avait touché. Il était huit heures du soir. Quoique très-fatigué, car je n'avais pu me reposer dans la journée, je montai au château, et je surpris agréablement M. de Turdy, qui s'apprêtait à se coucher, en lui disant que, me trouvant par hasard dans son voisinage, j'avais songé à venir faire sa partie.

«Ah! que c'est aimable à vous! s'écria-t-il. J'allais tâcher de dormir pour échapper à l'ennui de ma veillée solitaire. C'est si long, une soirée de vieillard qui ne peut plus lire sans se fatiguer! Les enfants nous gâtent. Ils s'occupent de nous distraire, et, quand ils sont là, nous nous laissons aller en égoïstes que nous sommes, et quand ils s'en vont, nous nous plaignons de ce qu'ils ne préfèrent pas notre triste société à toutes choses!

 Il faut lui dis-je en préparant sa table de jeu, que mademoiselle La Quintinie ait à Chambéry des occupations bien sérieuses ou bien attrayantes pour vous laisser seul; car j'ai été témoin du plaisir sincère qu'elle trouve à vous entourer de soins.

 Eh! oui, sans doute! il faut bien qu'elle ait l'esprit troublé de quelque souci grave!

 Est-ce que vous ne recevez pas tous les jours des nouvelles de Chambéry?

 J'en reçois de deux jours l'un: elle m'écrit des billets très-courts, et qui ne m'apprennent rien de l'emploi de son temps. Ordinairement, nous ne nous quittons point de tout l'été, hormis pour les grandes fêtes religieuses, qu'elle va célébrer auprès de sa tante. L'hiver, nous nous séparons franchement. Je n'aime pas Chambéry. Je passe quelques mois à Lyon, où j'ai des connaissances, et où il fait moins froid que dans nos neiges. Alors ma Lucie m'écrit de longues lettres charmantes, qui font ma consolation et mon orgueil; mais la séparation qu'elle m'impose en ce moment, en plein été, sans cause suffisante selon moi, m'est fort pénible.»

Je fis observer à M. de Turdy que j'étais la cause de son chagrin, et qu'il eût été beaucoup plus logique de la part de Lucie de m'envoyer à Chambéry, avec défense d'en sortir jusqu'à nouvel ordre, que d'y aller elle-même pour m'éviter.

«C'est ce que j'ai dit, reprit-il; mais elle a insisté si vivement, que j'ai dû céder, et je vois bien qu'il y a sous jeu quelque chose qu'on me cache.

 A vous? On vous cacherait quelque chose?.. Non, Lucie vous adore!

 Ah! que voulez-vous, mon cher! la dévotion rompt sans façon tous les liens du cœur et de la famille; mais voilà que je me plains à vous, comme un vieux enfant que je suis, à vous qui souffrez peut-être un peu aussi pour votre compte!

 Je souffre beaucoup, répondis-je, car j'aime mademoiselle La Quintinie plus que je ne puis l'exprimer.»

Il me serra les mains, et nous oubliâmes la partie de trictrac. Il était beaucoup plus expansif que la veille et comme découragé de la vie. Il essaya de faire l'esprit fort pour se remonter, mais il n'en vint pas à bout. Je mourais d'envie de l'interroger, sur les relations que Lucie pouvait avoir avec le personnage mystérieux que j'avais vu la nuit précédente sur le lac; mais le pauvre homme me parut si abattu, que je me reprochai l'égoïsme de mes soupçons. Je ne lui parlai point de l'aventure, et je le fis jouer pour le distraire; après quoi, j'acceptai le gîte qu'il m'offrait. Je voulais veiller encore toute la nuit, et j'y parvins malgré la fatigue qui m'écrasait. Rien ne troubla le morne repos de la nuit autour du manoir. J'allai dès le matin visiter encore la grotte. Les lis pourrissaient dans l'abandon. Je les jetai dans l'eau, et je revins à Aix, où la fièvre me retint deux jours au lit.

Le troisième jour, abattu mais calmé, j'allai à Chambéry à tout hasard, cherchant à rencontrer Lucie malgré sa défense, voulant tâcher de savoir au moins ce qu'elle devenait. Je ne connais personne à Chambéry, mais je rencontrai aux abords de la ville quelques baigneurs d'Aix, dont un Anglais fort mélomane avec qui je me suis un peu lié, et qui m'aborda en me disant:

«Est-ce que vous n'allez pas aux Carmélites de ***?

 Pour quoi faire?

 Pour entendre chanter une demoiselle du pays qui est, dit-on, fort extraordinaire.

 Oui, j'y vais, répondis-je tout tremblant. Où est-ce?

 Suivez-nous,» me dit-il.

Nous gravîmes un chemin très-rapide qui monte en zigzag à travers d'énormes rochers.

«Et le nom de cette cantatrice? demandai-je à mon guide.

 Attendez! Je ne sais plus; ce n'est pas une artiste de profession, c'est une personne de bonne famille qui chante en l'honneur de la fête du jour, la Trinité. Elle a un nom qui finit en ie La Quirinie Non. La Quintinie!.. m'y voilà.»

Je sentis tous les frissons de la fièvre me reprendre; il faisait pourtant une chaleur d'orage accablante. Nous arrivâmes au pied d'un édifice fermé, à fenêtres grillées; c'était le couvent, et nous y trouvâmes une centaine de personnes qui s'étaient assises à l'ombre et qui attendaient que les nonnes eussent fini de psalmodier les vêpres. Aucun homme ne pénétrait dans ce couvent rigidement cloîtré. Les dames de la ville n'ont accès dans la chapelle qu'avec des permissions particulières. Cette chapelle était pleine et la porte close; mais, à cause de la chaleur, les fenêtres du chœur étaient ouvertes en partie, et, comme on entendait fort bien la psalmodie, on ne devait rien perdre du chant.

Le mélomane qui m'avait renseigné, et que je ne quittais pas, entra sans façon en pourparlers avec les hommes qui se trouvaient là et les interrogea sur mademoiselle La Quintinie. Je recueillais tout avec avidité.

«C'est une personne du plus grand mérite, disait-on, toute vouée aux bonnes œuvres, une vraie sainte, et, en même temps, c'est une femme charmante, qui fait les honneurs du salon de sa tante avec une grâce parfaite; mais jamais elle ne chante dans le monde. On dit qu'elle a fait le vœu de ne chanter que pour l'Église. Elle chantera le jour de la Fête-Dieu à la cathédrale, et je vous réponds qu'on y viendra de loin pour l'entendre. En ce moment-ci, elle fait une retraite de huit jours aux Carmélites. On dit qu'elle va se marier, mais d'autres disent qu'elle se fera religieuse; on ne sait pas.»

En ce moment, un des amateurs de la ville signala une lourde voiture armoriée qui montait la côte.

«C'est le vieux carrosse de la vieille mademoiselle de Turdy. Elle va entendre chanter sa petite nièce à la bénédiction du saint sacrement. Peut-être la ramènera-t-elle à la ville. Vous la verrez alors; elle est très-jolie!»

La voiture arriva en effet à la porte de la chapelle, et j'en vis descendre la vieille tante, grasse, boiteuse, et soutenue par un homme d'environ quarante ans, dont la figure me frappa beaucoup: une tête méridionale, très-brune, très-accentuée, une mise sévère, beaucoup de cheveux noirs crépus rejetés en arrière, un front demi-chauve très-pur et très-lisse contrastant avec des yeux sombres et fatigués, d'un éclat fiévreux. Il entra dans l'église avec la vieille dame après avoir frappé d'une façon particulière. La porte se referma brusquement derrière eux.

Quel était cet homme qui seul avait le droit d'entrer dans le sanctuaire? Je le demandai avec agitation à tout le monde. Personne ne le savait, personne ne le connaissait. C'était un laïque; rien dans sa mise et dans son attitude n'annonçait un prêtre: ce devait être, selon les assistants, qui tous me parurent plus ou moins ultra-montains, un personnage enyoyé par le pape pour recueillir le denier de saint Pierre, ou un grand dignitaire de la société de Saint-Vincent de Paul.

Le bruit des cloches à toute volée annonça la fin des vêpres et le commencement du salut. Des voix de femmes entonnèrent un chœur fort pauvrement exécuté; puis l'orgue préluda, et la voix de Lucie se fit seule entendre. Ce qu'elle chanta, je n'en sais rien. Je ne suis pas érudit en musique, et je n'avais plus le loisir d'écouter mes voisins. J'étais dévoré de rage à cause de cet homme qui était entré là, et qui l'entendait de plus près que moi, qui la voyait peut-être, pendant que j'étais à la porte avec les inconnus. J'aurais voulu qu'elle chantât mal, que sa voix fût désagréable, et que tout le monde se mit à siffler comme au théâtre; n'en avait-on pas le droit, puisqu'on venait là comme au spectacle ou au concert?

Mais comme elle chante, mon Dieu! Quelle voix limpide et puissante, quel accent large et sublime, quelle plénitude et quelle suavité! Et elle n'a pas chanté, elle ne chantera jamais pour moi seul! Je me le disais, je m'efforçais de me détacher de cette femme qui ne m'appartiendra jamais, et j'étais vaincu, brisé par cette voix surhumaine qui s'emparait de moi comme la brise s'empare de l'herbe qu'elle secoue et de la fleur qu'elle effeuille! En même temps que je la maudissais pour cet envahissement de tout mon être, je sentais des larmes gonfler ma poitrine et ruisseler sur mes joues. Cela était trop fort pour moi. Je m'éloignai. Je voulus descendre le sentier. Je voyais devant moi, de l'autre côté du ravin, l'étrange ville de Chambéry, avec ses toits d'ardoise sombre sans reflets, encadrés de fer-blanc brillant, comme une exhibition de linceuls noirs semés de larmes d'argent. Les montagnes à forme fantastique qui la dominent, le bruit des torrents qui la traversent, ses vieux édifices, ses ceintures d'arbres séculaires, tout cela s'agitait devant moi comme dans un rêve. Un instant les tambours et la musique de la garnison se firent entendre et formèrent un rauque contraste avec le chant de Lucie, qui planait tranquille comme une voix du ciel sur cette impuissante clameur de la terre. Je me jetai à l'écart dans les rochers qui surplombent le ravin. Je me bouchai les oreilles, j'entendais toujours Lucie, rien que Lucie; elle semblait me dire: «Tu n'as pas besoin de tes sens pour m'entendre, c'est mon âme qui parle à ton âme, et tu ne m'échapperas pas.»

Tout à coup la voix cessa; les dilettanti du dehors s'oublièrent jusqu'à applaudir; mais les cloches couvrirent ces vains témoignages d'admiration mondaine, et, peu d'instants après, je me trouvai, je ne saurais dire comment, le premier auprès de la voiture où montait Lucie avec sa tante et le personnage inconnu objet de ma haine instinctive et de ma colère mal déguisée. Cet homme monta le dernier et jeta sur moi un regard froid comme l'acier, un regard qui m'exaspéra. Je ne sais ce que je fis, je ne suis pas sûr de ne lui avoir pas montré le poing d'un air de menace.

Quant à Lucie, elle ne m'aperçut seulement pas. Vêtue de blanc et la taille enveloppée d'un léger burnous de cachemire, elle cherchait à dérober sa figure sous le capuchon à floches de soie; mais ce capuchon retomba sur son épaule, entraînant une partie de son abondante chevelure dénouée, et je vis sa figure pâle qui semblait ravie en extase, ou plutôt un peu égarée par l'épuisement de l'extase, car il y avait de la souffrance dans ses traits, et ses lèvres étaient aussi blanches que son vêtement; ses narines étaient dilatées, sa bouche serrée, ses yeux sans regard. Je ne croyais pas que sa physionomie aimante et douce pût se pétrifier ainsi sous la contraction mystique de la pensée. Elle me regarda et ne me vit pas; elle disparut sans voir personne, sans répondre à plusieurs saluts qui lui furent adressés sur son passage, et j'entendis que quelqu'un disait:

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