LE ROI. Et moi, rempli de tristesse et de douleur, je vais regagner mon palais.
EXETER. Voici la reine, ses regards décèlent sa colère: je veux me dérober à sa présence.
LE ROI. Et moi aussi, cher Exeter. (Il veut sortir.)
MARGUERITE. Ne t'éloigne pas de moi, je te suivrai.
LE ROI. Sois patiente, chère reine, et je resterai.
MARGUERITE. Et qui peut être patiente dans de pareilles extrémités? Ah! malheureux que tu es! plût au ciel que je fusse morte fille, que je ne t'eusse jamais vu, que je ne t'eusse pas donné un fils, puisque tu devais être un père si dénaturé! A-t-il mérité d'être dépouillé des droits de sa naissance? Ah! si tu l'avais aimé seulement la moitié autant que je l'aime, ou qu'il t'eût fait souffrir ce que j'ai souffert une fois pour lui, que tu l'eusses nourri, comme moi, de ton sang, tu aurais ici versé le plus précieux sang de ton coeur, plutôt que de faire ce sauvage duc ton héritier, et de déshériter ton propre fils.
LE JEUNE PRINCE. Mon père, vous ne pouvez pas me déshériter: si vous êtes roi, pourquoi ne vous succéderais-je pas?
LE ROI. Pardonne-moi, Marguerite. Pardonne-moi, cher enfant: le comte de Warwick et le duc m'y ont forcé.
MARGUERITE. T'y ont forcé! Tu es roi, et l'on t'a forcé! Je rougis de t'entendre parler. Ah! malheureux lâche! tu nous as tous perdus, toi, ton fils et moi; tu t'es rendu tellement dépendant de la maison d'York, que tu ne régneras plus qu'avec sa permission. Qu'as-tu fait en transmettant la couronne à lui et à ses héritiers? tu as creusé toi-même ton tombeau, et tu t'y traîneras longtemps avant ton heure naturelle. Warwick est chancelier de l'État, et maître de Calais. Le sévère Faulconbridge commande le détroit. Le duc est fait protecteur du royaume, et tu crois être en sûreté! C'est la sûreté de l'agneau tremblant, quand il est au milieu des loups. Si j'eusse été là, moi, qui ne suis qu'une simple femme, leurs soldats m'auraient ballottée sur leurs lances avant que j'eusse consenti à un pareil acte. Mais tu préfères ta vie à ton honneur; et puisqu'il en est ainsi, je me sépare, Henri, de ta table et de ton lit, jusqu'à ce que je voie révoquer cet acte du parlement qui déshérite mon fils. Les lords du nord, qui ont abandonné tes drapeaux, suivront les miens dès qu'ils les verront déployés; et ils se déploieront, à ta grande honte, et pour la ruine entière de la maison d'York: c'est ainsi que je te quitte. Viens, mon fils. Notre armée est prête: suis-moi, nous allons la joindre.
LE ROI. Arrête, chère Marguerite, et écoute-moi.
MARGUERITE. Tu n'as déjà que trop parlé, laisse-moi.
LE ROI. Mon cher fils Édouard, tu resteras avec moi.
MARGUERITE. Oui, pour être égorgé par ses ennemis!
LE JEUNE PRINCE. Quand je reviendrai vainqueur du champ de bataille, je reverrai Votre Grâce. Jusque-là je vais avec elle.
MARGUERITE. Viens, mon fils; partons, nous n'avons pas de moments à perdre.
(La reine et le prince sortent.)LE ROI. Pauvre reine! Comme sa tendresse pour moi et pour son fils l'a poussée à s'emporter aux expressions de la fureur! Puisse-t-elle être vengée de ce duc orgueilleux, dont l'esprit hautain va sur les ailes du désir tourner autour de ma couronne, et, comme un aigle affamé, se nourrir de la chair de mon fils et de la mienne. La désertion de ces trois lords tourmente mon âme. Je veux leur écrire, et tâcher de les apaiser par de bonnes paroles. Venez, cousin; vous vous chargerez du message.
EXETER. Et j'espère les ramener tous à vous.
(Ils sortent.)SCÈNE II
Un appartement dans le château de Sandal près de Wakefield, dans la province d'York Les fils du duc d'York, RICHARD, ÉDOUARD, paraissent avec MONTAIGURICHARD. Mon frère, quoique je sois le plus jeune, permettez-moi de parler
ÉDOUARD. Non: je serai meilleur orateur que toi.
MONTAIGU. Mais j'ai des raisons fortes et entraînantes.
(Entre York.)YORK. Quoi! qu'y a-t-il donc? Mes enfants, mon frère, vous voilà en dispute? Quelle est votre querelle? comment a-t-elle commencé?
ÉDOUARD. Ce n'est point une querelle, c'est un léger débat.
YORK. Sur quoi?
RICHARD. Sur un point qui intéresse Votre Grâce et nous aussi; sur la couronne d'Angleterre, mon père, qui vous appartient.
YORK. A moi, mon fils? Non pas tant que Henri vivra.
RICHARD. Votre droit ne dépend point de sa vie ou de sa mort.
ÉDOUARD. Vous en êtes l'héritier dès à présent: jouissez donc de votre héritage. Si vous donnez à la maison de Lancastre le temps de respirer, à la fin elle vous devancera, mon père.
YORK. Je me suis engagé, par serment, à le laisser régner en paix.
ÉDOUARD. On peut violer son serment pour un royaume. J'en violerais mille, moi, pour régner un an.
RICHARD. Non. Que le ciel préserve Votre Grâce de devenir parjure!
YORK. Je le serai, si j'emploie la guerre ouverte.
RICHARD. Je vous prouverai le contraire, si vous voulez m'écouter.
YORK. Tu ne le prouveras pas, mon fils; cela est impossible.
RICHARD. Un serment est nul dès qu'il n'est pas fait devant un vrai et légitime magistrat, qui ait autorité sur celui qui jure. Henri n'en avait aucune, son titre était usurpé; et puisque c'est lui qui vous a fait jurer de renoncer à vos droits, votre serment, milord, est vain et frivole. Ainsi, aux armes! et songez seulement, mon père, combien c'est une douce chose que de porter une couronne. Son cercle enferme tout le bonheur de l'Élysée, et tout ce que les poëtes ont imaginé de jouissances et de félicités. Pourquoi tardons-nous si longtemps? Je n'aurai point de repos que je ne voie la rose blanche que je porte, teinte du sang tiède tiré du coeur de Henri.
YORK. Richard, il suffit: je veux régner ou mourir. Mon frère, pars pour Londres à l'instant, et anime Warwick à cette entreprise. Toi, Richard, va trouver le duc de Norfolk, et instruis-le secrètement de nos intentions. Vous, Édouard, vous vous rendrez auprès de milord Cobham, qui s'armera de bon coeur avec tout le comté de Kent: c'est sur les gens de Kent que je compte le plus; car ils sont avisés, courtois, généreux et pleins d'ardeur. Tandis que vous agirez ainsi, que me restera-t-il à faire que de chercher l'occasion de prendre les armes, sans que le roi ni personne de la maison de Lancastre pénètre mes desseins? (Entre un messager.) Mais, arrêtez donc. Quelles nouvelles? Pourquoi arrives-tu si précipitamment?
LE MESSAGER. La reine, soutenue des comtes et des barons du nord, se prépare à vous assiéger ici dans votre château. Elle est tout près d'ici à la tête de vingt mille hommes: songez donc, milord, à fortifier votre château.
YORK. Oui, avec mon épée. Quoi! penses-tu qu'ils nous fassent peur? Édouard, et vous, Richard, vous resterez près de moi. Mon frère Montaigu va se rendre à Londres, pour avertir le noble Warwick, Cobham et nos autres amis, que nous avons laissés à titre de protecteurs auprès du roi, d'employer toute leur habileté à fortifier leur pouvoir, et de ne plus se lier au faible Henri et à ses serments.
MONTAIGU. Mon frère, je pars. Je les déciderai, n'en doutez pas; et je prends humblement congé de vous.
(Il sort.)(Entrent sir John et sir Hugues Mortimer.)YORK. Mes oncles sir John et sir Hugues Mortimer, vous arrivez bien à propos à Sandal: l'armée de la reine se propose de nous y assiéger.
YORK. Mes oncles sir John et sir Hugues Mortimer, vous arrivez bien à propos à Sandal: l'armée de la reine se propose de nous y assiéger.
SIR JEAN. Elle n'en aura pas besoin: nous irons la joindre dans la plaine.
YORK. Quoi! avec cinq mille hommes?
RICHARD. Oui, mon père; et avec cinq cents, s'il le faut. Leur général est une femme! Qu'avons-nous à craindre?
(Une marche dans l'éloignement.)ÉDOUARD. J'entends déjà leurs tambours: rangeons nos gens et sortons à l'instant pour aller leur offrir le combat.
YORK. Cinq hommes contre vingt! Malgré cette énorme inégalité, cher oncle, je ne doute pas de notre victoire. J'ai gagné en France plus d'une bataille où les ennemis étaient dix contre un. Pourquoi n'aurais-je pas aujourd'hui le même succès?
(Une alarme, ils sortent.)SCÈNE III
Plaine près du château de Sandal Alarme; excursions. Entrent RUTLAND et son GOUVERNEURRUTLAND. Ah! où fuirai-je? Où me sauverai-je de leurs mains? Ah! mon gouverneur, voyez, le sanguinaire Clifford vient à nous.
(Entrent Clifford et des soldats.)CLIFFORD. Fuis, chapelain; ton état de prêtre te sauve la vie. Mais pour le rejeton de ce maudit duc, dont le père a tué mon père, il mourra.
LE GOUVERNEUR. Et moi, milord, je lui tiendrai compagnie.
CLIFFORD. Soldats, emmenez-le.
LE GOUVERNEUR. Ah! Clifford, ne l'assassine pas, de peur que tu ne sois haï de Dieu et des hommes.
(Les soldats l'entraînent de force. L'enfant reste pâmé de frayeur.)CLIFFORD. Allons. Quoi! est-il déjà mort? ou est-ce la peur qui lui fait ainsi fermer les yeux? Oh! je vais te les faire ouvrir.
RUTLAND. C'est ainsi que le lion affamé regarde le malheureux qui tremble sous ses griffes avides, c'est ainsi qu'il se promène insultant à sa proie, et c'est ainsi qu'il s'approche pour déchirer ses membres. Ah! bon Clifford, tue-moi avec ton épée, mais non pas avec ce regard cruel et menaçant. Bon Clifford, écoute-moi avant que je meure: je suis trop peu de chose pour être l'objet de ta colère: venge-toi sur des hommes, et laisse-moi vivre.
CLIFFORD. Tu parles en vain, pauvre enfant. Le sang de mon père a fermé le passage par où tes paroles pourraient pénétrer.
RUTLAND. Eh bien! c'est au sang de mon père à le rouvrir: c'est un homme, Clifford, mesure-toi avec lui.
CLIFFORD. Eussé-je ici tous tes frères, leur vie et la tienne ne suffiraient pas pour assouvir ma vengeance. Non, quand je creuserais encore les tombeaux de tes pères, et que j'aurais pendu à des chaînes leurs cercueils pourris, ma fureur n'en serait pas ralentie, ni mon coeur soulagé. La vue de tout ce qui appartient à la maison d'York est une furie qui tourmente mon âme; et jusqu'à ce que j'aie extirpé leur race maudite, sans en laisser un seul au monde, je vis en enfer. Ainsi donc
(Levant le bras.)RUTLAND. Oh! laisse-moi prier un moment avant de recevoir la mort! Ah! c'est toi que je prie, bon Clifford; aie pitié de moi.
CLIFFORD. Toute la pitié que peut t'accorder la pointe de mon épée.
RUTLAND. Jamais je ne t'ai fait aucun mal, pourquoi veux-tu me tuer?
CLIFFORD. Ton père m'a fait du mal.
RUTLAND. Mais avant que je fusse né. Tu as un fils, Clifford; pour l'amour de lui, aie pitié de moi, de crainte qu'en vengeance de ma mort, comme Dieu est juste, il ne soit aussi misérablement égorgé que moi. Ah! laisse-moi passer ma vie en prison; et à la première offense, tu pourras me faire mourir; mais à présent tu n'en as aucun motif.
CLIFFORD. Aucun motif? ton père a tué mon père: c'est pourquoi, meurs.
(Il le poignarde.)RUTLAND. -Dii faciant, laudis summa sit ista tuæ4.
(Il meurt.)CLIFFORD. Plantagenet! Plantagenet! j'arrive; et ce sang de ton fils, attaché à mon épée va s'y rouiller jusqu'à ce que ton sang figé avec celui-ci me détermine à les en faire disparaître tous deux.
(Il sort.)SCÈNE IV
Alarme. Entre YORKYORK. L'armée de la reine a vaincu; mes deux oncles ont été tués en défendant ma vie, et tous mes partisans tournent le dos à l'ennemi acharné, et fuient comme les vaisseaux devant les vents, ou comme des agneaux que poursuivent des loups affamés. Mes fils!.. Dieu sait ce qu'ils sont devenus. Mais je sais bien que, vivants ou morts, ils se sont comportés en homme nés pour la gloire. Trois fois Richard s'est ouvert un passage jusqu'à moi, en me criant: Courage! mon père, combattons jusqu'à la fin. Et trois fois aussi Édouard m'a joint, son épée toute rouge, teinte jusqu'à la garde du sang de ceux qui l'avaient combattu, et lorsque les plus intrépides guerriers se retiraient, Richard criait: Chargez, ne lâchez pas un pied de terrain; il criait encore: Une couronne ou un glorieux tombeau! un sceptre, ou un sépulcre en ce monde! C'est alors que nous avons chargé de nouveau: mais, hélas! nous avons encore reculé; comme j'ai vu un cygne s'efforcer inutilement de nager contre le courant, et s'épuiser à combattre les flots qui le maîtrisaient. Mais qu'entends-je! (Courte alarme derrière le théâtre.) Écoutons! nos terribles vainqueurs continuent la poursuite; et je suis trop affaibli, et je ne peux fuir leur fureur; et eussé-je encore toutes mes forces, je ne leur échapperais pas. Le sable qui mesurait ma vie a été compté: il faut rester ici; c'est ici que ma vie doit finir. (Entrent la reine Marguerite, Clifford, Northumberland, soldats.) Viens, sanguinaire Clifford. Farouche Northumberland! me voilà pour servir de but à vos coups; je les attends de pied ferme.
NORTHUMBERLAND. Rends-toi à notre merci, orgueilleux Plantagenet.
CLIFFORD. Oui, et tu auras merci tout juste comme ton bras sans pitié l'a faite à mon père. Enfin Phaéton est tombé de son char, et le soir est arrivé à l'heure de midi.
YORK. De mes cendres comme de celles du phénix peut sortir l'oiseau qui me vengera sur vous tous. Dans cet espoir, je lève les yeux vers le ciel, et je brave tous les maux que vous pourrez me faire subir. Eh bien! que n'avancez-vous? Quoi! vous êtes une multitude et vous avez peur!
CLIFFORD. C'est ainsi que les lâches commencent à combattre, quand ils ne peuvent plus fuir: ainsi la colombe attaque de son bec les serres du faucon qui la déchire: ainsi les voleurs sans ressource, et désespérant de leur vie, accablent le prévôt de leurs invectives.
YORK. O Clifford, recueille-toi un moment, et dans ta pensée rappelle ma vie entière; et alors, si tu le peux, regarde-moi pour rougir de tes paroles, et mords cette langue qui accuse de lâcheté celui dont l'aspect menaçant t'a fait jusqu'ici trembler et fuir.
CLIFFORD. Je ne m'amuserai pas à disputer avec toi de paroles: mais nous allons jouter de coups, quatre pour un!
(Il tire son épée.)MARGUERITE. Arrête, vaillant Clifford! Pour mille raisons, je veux prolonger encore un peu la vie de ce traître. La rage le rend sourd. Parle-lui, Northumberland.
NORTHUMBERLAND. Arrête, Clifford: ne lui fais pas l'honneur de t'exposer à avoir le doigt piqué, pour lui percer le coeur. Quand un roquet montre les dents, quelle valeur y a-t-il à mettre la main dans sa gueule, lorsqu'on pourrait le repousser avec le pied? Le droit de la guerre est d'user de tous ses avantages; et ce n'est point faire brèche à l'honneur que de se mettre dix contre un.