Et nous, qui avons osé invoquer leurs noms et marcher dans la poussière de leurs pas, respectons dans nos œuvres le pâle reflet que leur ombre y avait jeté. Essayons de progresser comme artistes, et, en ce sens, corrigeons nos fautes humblement; essayons surtout de progresser comme membres de la famille humaine, mais sans folle vanité et sans hypocrite sagesse: souvenons-nous bien que nous avons erré dans les ténèbres, et que nous y avons reçu plus dune blessure dont la cicatrice est ineffaçable.
PREMIÈRE PARTIE
Quand la crédule espérance hasarde un regard confiant parmi les doutes dune âme déserte et désolée pour les sonder et les guérir, son pied chancelle sur le bord de labîme, son œil se trouble, elle est frappée de vertige et de mort.
PENSÉES INÉDITES DUN SOLITAIRE.I
Qui es-tu? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. A coup sûr, tu nes pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous! Tu es un ange ou un démon, mais tu nes pas une créature humaine. Pourquoi nous cacher ta nature et ton origine? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvons te suffire ni te comprendre? Si tu viens de Dieu, parle, et nous tadorerons. Si tu viens de lenfer Toi venir de lenfer! toi si belle et si pure! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent lâme et la transportent jusquau trône de Dieu!
Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose dinfernal. Ton sourire amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes paroles sont désolantes comme lathéisme: il y a des moments où tu ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia, êtes-vous ainsi? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre âme, quand vous niez lamour? O ciel! vous, proférer ce blasphème! Mais qui êtes-vous donc si vous pensez ce que vous dites parfois?
II
Lélia, jai peur de vous. Plus je vous vois, et moins je vous devine. Vous me ballottez sur une mer dinquiétudes et de doutes. Vous semblez vous faire un jeu de mes angoisses. Vous mélevez au ciel, et vous me foulez aux pieds. Vous memportez avec vous dans les nuées radieuses, et puis vous me précipitez dans le noir chaos! Ma faible raison succombe à de telles épreuves. Épargnez-moi, Lélia!
Hier, quand nous nous promenions sur la montagne, vous étiez si grande, si sublime, que jaurais voulu magenouiller devant vous et baiser la trace embaumée du vos pas. Quand le Christ fut transfiguré dans une nuée dor et sembla nager aux yeux de ses apôtres dans un fluide embrasé, ils se prosternèrent et dirent: «Seigneur, vous êtes bien le fils de Dieu! Et puis, quand la nuée se fut évanouie et que le prophète descendit la montagne avec ses compagnons, ils se demandèrent sans doute avec inquiétude: «Cet homme qui marche avec nous, qui parle comme nous, qui va souper avec nous, est-il donc le même que nous venons de voir enveloppé de voiles de feu et tout rayonnant de lesprit du Seigneur? Ainsi fais-je avec vous, Lélia! A chaque instant vous vous transfigurez devant moi, et puis vous dépouillez la divinité pour redevenir mon égale, et alors je me demande avec effroi si vous nêtes point quelque puissance céleste, quelque prophète nouveau, le Verbe incarné encore une fois sous une forme humaine, et si vous agissez ainsi pour éprouver notre foi et connaître parmi nous les vrais fidèles!
Mais le Christ! cette grande pensée personnifiée, ce type sublime de lâme immatérielle, il était toujours au-dessus de la nature humaine quil avait revêtue. Il avait beau redevenir homme, il ne pouvait se cacher si bien quil ne fût toujours le premier entre les hommes. Vous, Lélia, ce qui meffraie, cest que, quand vous descendez de vos gloires, vous nêtes plus même à notre niveau, vous tombez au-dessous de nous-mêmes, et vous semblez ne plus chercher à nous dominer que par la perversité de votre cœur. Par exemple, quest-ce donc que cette haine profonde, cuisante, inextinguible, que vous avez pour notre race? Peut-on aimer Dieu comme vous faites, et détester si cruellement ses œuvres? Comment accorder ce mélange de foi sublime et dimpiété endurcie, ces élans vers le ciel, et ce pacte avec lenfer? Encore une fois, doù venez-vous, Lélia? Quelle mission de salut ou de vengeance accomplissez-vous sur la terre?
Hier, à lheure où le soleil descendait derrière le glacier, noyé dans des vapeurs dun rose bleuâtre, alors que lair tiède dun beau soir dhiver glissait dans vos cheveux, et que la cloche de léglise jetait ses notes mélancoliques aux échos de la vallée; alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. Les molles clartés du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient dun reflet magique. Vos yeux, levés vers la voûte bleue, où se montraient à peine quelques étoiles timides, brillaient dun feu sacré. Moi, poète des bois et des vallées, jécoutais le murmure mystérieux des eaux, je regardais les molles ondulations des pins faiblement agités, je respirais le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se présente, au premier rayon ce soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs calices dazur sous la mousse desséchée. Mais vous, vous ne songiez point à tout cela; ni les fleurs, ni les forêts, ni le torrent, nappelaient vos regards. Nul objet sur la terre néveillait vos sensations, vous étiez toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchanté qui sétendait sous nos pieds, vous me dîtes, en élevant la main vers la voûte éthérée: «Regardez cela!» O Lélia! vous soupiriez après votre patrie, nest-ce pas? vous demandiez à Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter à lui?
Mais, hélas! quand le froid qui commençait à souffler sur la bruyère nous eut forcés de chercher un abri dans la ville; quand, attiré par les vibrations de cette cloche, je vous priai dentrer dans léglise avec moi et dassister à la prière du soir, pourquoi, Lélia, ne mavez-vous pas quitté? Pourquoi, vous qui pouvez certainement des choses plus difficiles, navez-vous pas fait descendre den haut un nuage pour me voiler votre face? Hélas! pourquoi vous ai-je vue ainsi, debout, le sourcil froncé, lair hautain, le cœur sec? Pourquoi ne vous êtes-vous pas agenouillée sur les dalles moins froides que vous? Pourquoi navez-vous pas croisé vos mains sur ce sein de femme que la présence de Dieu aurait dû remplir dattendrissement ou de terreur? Pourquoi ce calme superbe et ce mépris apparent pour les rites de notre culte? Nadorez-vous pas le vrai Dieu, Lélia? Venez-vous des contrées brûlantes où lon sacrifie à Brama, ou des bords de ces grands fleuves sans nom où lhomme implore, dit-on, lesprit du mal? car nous ne savons ni votre famille, ni les climats qui vous ont vue naître. Nul ne le sait, et le mystère qui vous environne nous rend superstitieux malgré nous!
Vous insensible! vous impie! oh! cela ne se peut pas! Mais dites-moi, au nom du ciel, que devient donc, à ces heures terribles, cette âme, cette grande âme, où la poésie ruisselle, où lenthousiasme déborde, et dont le feu nous gagne et nous entraîne au delà de tout ce que nous avions senti? A quoi songiez-vous hier, quaviez-vous fait de vous-même, quand vous étiez là, muette et glacée dans le temple, debout comme le pharisien, mesurant Dieu sans trembler, sourde aux saints cantiques, insensible à lencens, aux fleurs effeuillées, aux soupirs de lorgue, à toute la poésie du saint lieu? Et comme elle était belle, pourtant, cette église imprégnée dhumides parfums, palpitante dharmonies sacrées! Comme la flamme des lampes dargent sexhalait blanche et mate dans les nuages dopale du benjoin embrasé, tandis que les cassolettes de vermeil envoyaient à la voûte les gracieuses spirales dune fumée odorante! Comme les lames dor du tabernacle senlevaient légères et rayonnantes sous le reflet des cierges! Et quand le prêtre, ce grand et beau prêtre irlandais, dont les cheveux sont si noirs, dont la taille est si majestueuse, le regard si austère et la parole si sonore, descendit lentement les degrés de lautel, traînant sur les tapis son long manteau de velours; quand il éleva sa grande voix, triste et pénétrante comme les vents qui soufflent dans sa patrie; quand il nous dit, en nous présentant lostensoir étincelant, ce mot si puissant dans sa bouche: Adoremus! alors, Lélia, je me sentis pénétré dune sainte frayeur, et, me jetant à genoux sur le marbre, je frappai ma poitrine et je baissai les yeux.
Vous insensible! vous impie! oh! cela ne se peut pas! Mais dites-moi, au nom du ciel, que devient donc, à ces heures terribles, cette âme, cette grande âme, où la poésie ruisselle, où lenthousiasme déborde, et dont le feu nous gagne et nous entraîne au delà de tout ce que nous avions senti? A quoi songiez-vous hier, quaviez-vous fait de vous-même, quand vous étiez là, muette et glacée dans le temple, debout comme le pharisien, mesurant Dieu sans trembler, sourde aux saints cantiques, insensible à lencens, aux fleurs effeuillées, aux soupirs de lorgue, à toute la poésie du saint lieu? Et comme elle était belle, pourtant, cette église imprégnée dhumides parfums, palpitante dharmonies sacrées! Comme la flamme des lampes dargent sexhalait blanche et mate dans les nuages dopale du benjoin embrasé, tandis que les cassolettes de vermeil envoyaient à la voûte les gracieuses spirales dune fumée odorante! Comme les lames dor du tabernacle senlevaient légères et rayonnantes sous le reflet des cierges! Et quand le prêtre, ce grand et beau prêtre irlandais, dont les cheveux sont si noirs, dont la taille est si majestueuse, le regard si austère et la parole si sonore, descendit lentement les degrés de lautel, traînant sur les tapis son long manteau de velours; quand il éleva sa grande voix, triste et pénétrante comme les vents qui soufflent dans sa patrie; quand il nous dit, en nous présentant lostensoir étincelant, ce mot si puissant dans sa bouche: Adoremus! alors, Lélia, je me sentis pénétré dune sainte frayeur, et, me jetant à genoux sur le marbre, je frappai ma poitrine et je baissai les yeux.
Mais votre pensée est si intimement liée dans mon âme à toutes les grandes pensées, que je me retournai presque aussitôt vers vous pour partager avec vous cette émotion délicieuse, ou peut-être, que Dieu maintenant me le pardonne, pour vous adresser la moitié de ces humbles adorations.
Mais vous, vous étiez debout! vous navez pas plié le genou; vous navez pas baissé les yeux! Votre regard superbe sest promené froid et scrutateur sur le prêtre, sur lhostie, sur la foule prosternée: rien de tout cela ne vous a parlé. Seule, toute seule parmi nous tous, vous avez refusé votre prière au Seigneur. Seriez-vous donc une puissance au-dessus de lui?
Eh bien, Lélia, que Dieu me le pardonne encore! pendant un moment je lai cru et jai failli lui retirer mon hommage pour vous loffrir. Je me suis laissé éblouir et subjuguer par la puissance qui était en vous. Hélas! il faut lavouer, je ne vous vis jamais si belle. Pâle comme une des statues de marbre blanc qui veillent auprès des tombeaux, vous naviez plus rien de terrestre. Vos yeux brillaient dun feu sombre; et votre vaste front, dont vous aviez écarté vos cheveux noirs, sélevait, sublime dorgueil et de génie, au-dessus de la foule, au-dessus du prêtre, au-dessus de Dieu même. Cette profondeur dimpiété était effrayante, et, à vous voir ainsi toiser du regard lespace qui est entre nous et le ciel, tout ce qui était là se sentait petit. Milton vous avait-il vue quand il fit si noble et si beau le front foudroyé de son ange rebelle?
Faut-il vous dire toutes mes terreurs? Il ma semblé quà linstant où le prêtre debout, élevant le symbole de la foi sur nos têtes inclinées, vous vit devant lui, debout comme lui, seule avec lui au-dessus de tous; oui, il ma semblé qualors son regard profond et sévère, rencontrant votre impassible regard, sest baissé malgré lui. Il ma semblé que ce prêtre pâlissait, que sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le calice, et que sa voix séteignait dans sa poitrine. Est-ce là un rêve de mon imagination troublée, ou bien en effet lindignation a-t-elle suffoqué le ministre du Très-Haut lorsquil vous a vue ainsi résister à lordre émané de sa bouche? Ou bien, tourmenté comme moi par une étrange hallucination, a-t-il cru voir en vous quelque chose de surnaturel, une puissance évoquée du sein de labîme, ou une révélation envoyée du ciel?
III
Que timporte cela, jeune poëte? Pourquoi veux-tu savoir qui je suis et doù je viens?.. Je suis née comme toi dans la vallée des larmes, et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères. Est-elle donc si grande, cette terre quune pensée embrasse, et dont une hirondelle fait le tour dans lespace de quelques journées? Que peut-il y avoir détrange et de mystérieux dans une existence humaine? Quelle si grande influence supposez-vous à un rayon de soleil plus ou moins vertical sur nos têtes? Allez! ce monde tout entier est bien loin de lui; il est bien froid, bien pâle, et bien étroit. Demandez au vent combien il lui faut dheures pour le bouleverser dun pôle à lautre.
Fussé-je née à lautre extrémité, il y aurait encore peu de différence entre toi et moi. Tous deux condamnés à souffrir, tous deux faibles, incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides dun bonheur sans nom, toujours hors de nous, voilà notre destinée commune, voilà ce qui fait que nous sommes frères et compagnons sur la terre dexil et de servitude.
Vous demandez si je suis un être dune autre nature que vous! Croyez-vous que je ne souffre pas? Jai vu des hommes plus malheureux que moi par leur condition, qui létaient beaucoup moins par leur caractère. Tous les hommes nont pas la faculté de souffrir au même degré. Aux yeux du grand artisan de nos misères, ces variétés dorganisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous dont la vue est si bornée, nous passons la moitié de notre vie à nous examiner les uns les autres, et à tenir note des nuances que subit linfortune en se révélant à nous. Tout cela quest-ce devant Dieu? Ce quest devant nous la différence entre les brins dherbe de la prairie.
Cest pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je? Quil change ma destinée? Il se rirait de moi. Quil me donne la force de lutter contre mes douleurs? Il la mise en moi, cest à moi de men servir.
Vous demandez si jadore lesprit du mal! Lesprit du mal et lesprit du bien, cest un seul esprit, cest Dieu; cest la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons créées. Dieu ne les connaît pas plus que le bonheur et linfortune. Ne demandez donc ni au ciel ni à lenfer le secret de ma destinée. Cest à vous que je pourrais reprocher de me jeter sans cesse au-dessus et au-dessous de moi-même. Poëte, ne cherchez pas en moi ces profonds mystères; mon âme est sœur de la vôtre, vous la contristez, vous leffrayez en la sondant ainsi. Prenez-la pour ce quelle est, pour une âme qui souffre et qui attend. Si vous linterrogez si sévèrement, elle se repliera sur elle-même, et nosera plus souvrir à vous.
IV
Lâpreté de mes sollicitudes pour vous, je lai trop franchement exprimée; Lélia; jai blessé la sublime pudeur de votre âme. Cest quaussi, Lélia, je suis bien malheureux! Vous croyez que je porte sur vous lœil curieux dun philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est invinciblement liée à la vôtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je naurais pas laudace de vous interroger.
Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que jai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, sil faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser; le grossier vulgaire même perd son insouciance pour soccuper de vous. Il ne comprend pas lexpression de vos traits ni le son de votre voix, et, à entendre les contes absurdes dont vous êtes lobjet, on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage, ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problème; moi seul jai le droit dêtre audacieux et de vous demander qui vous êtes; car, je le sens intimement, et cette sensation est liée à celle de mon existence: je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être, mais enfin me voilà asservi, je ne mappartiens plus, mon âme ne peut plus vivre en elle-même. Dieu et la poésie ne lui suffisent plus; Dieu et la poésie, cest vous désormais, et sans vous il ny a plus de poésie, il ny a plus de Dieu, il ny a plus rien.