Lélia - Жорж Санд 3 стр.


Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que jai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, sil faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser; le grossier vulgaire même perd son insouciance pour soccuper de vous. Il ne comprend pas lexpression de vos traits ni le son de votre voix, et, à entendre les contes absurdes dont vous êtes lobjet, on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage, ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problème; moi seul jai le droit dêtre audacieux et de vous demander qui vous êtes; car, je le sens intimement, et cette sensation est liée à celle de mon existence: je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être, mais enfin me voilà asservi, je ne mappartiens plus, mon âme ne peut plus vivre en elle-même. Dieu et la poésie ne lui suffisent plus; Dieu et la poésie, cest vous désormais, et sans vous il ny a plus de poésie, il ny a plus de Dieu, il ny a plus rien.

Dis moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissance daimer, si ton âme est de feu ou de glace, si en me donnant à toi, comme jai fait, jai traité de ma perte ou de mon salut; car je ne le sais pas, et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de nuages, quelquefois brillants comme ceux qui montent à lhorizon au lever du soleil, quelquefois sombres comme ceux qui précèdent lorage et recèlent la foudre.

Ai-je commencé la vie avec toi, ou lai-je quittée pour te suivre dans la mort? Ces années de calme et dinnocence qui sont derrière moi, vas-tu les faner ou les rajeunir? Ai-je connu le bonheur et vais-je le perdre, ou, ne sachant ce que cest, vais-je le goûter? Ces années furent bien belles, bien fraîches, bien suaves! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien stériles! Quai-je fait, que rêver et attendre, et espérer, depuis que je suis au monde? Vais-je produire enfin? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou dabject? Sortirai-je de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser? En sortirai-je pour monter, ou pour descendre?

Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété, et tu ne me réponds rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter quil y a une existence en question devant toi, une destinée inhérente à la tienne, et dont tu dois désormais rendre compte à Dieu! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chaîne, et à chaque instant tu loublies, tu la laisses tomber!

Il faut quà chaque instant, effrayé de me voir seul et abandonné, je tappelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu télances sans moi. Cruelle Lélia! que vous êtes heureuse davoir ainsi lâme libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je naime que vous. Tous ces gracieux types de la beauté, tous ces anges vêtus en femmes qui passaient dans mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. Cest vous désormais, toujours vous, que je vois pâle, calme et silencieuse, à mes côtés ou dans mon ciel.

Je suis bien misérable! ma situation nest pas ordinaire; il ne sagit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne dêtre aimé de vous. Jen suis à ne pas savoir si vous êtes capable daimer un homme, et je ne trace ce mot quavec effort tant il est horrible je crois que non!

O Lélia! cette fois répondrez-vous? A présent je frémis de vous avoir interrogée. Demain jaurais pu vivre encore de doutes et de chimères. Demain peut-être il ne me restera rien ni à craindre ni à espérer.

V

Enfant que vous êtes! A peine vous êtes né, et déjà vous êtes pressé de vivre! car il faut vous le dire, vous navez pas encore vécu, Sténio.

Pourquoi donc tant vous hâter? Craignez-vous de ne pas arriver à ce but maudit où nous échouons tous? Vous viendrez vous y briser comme les autres. Prenez donc votre temps, faites lécole buissonnière, et franchissez le plus tard que vous pourrez le seuil de lécole où lon apprend la vie.

Heureux enfant, qui demande où est le bonheur, comment il est fait, sil la goûté déjà, sil est appelé à le goûter un jour! O profonde et précieuse ignorance! Je ne te répondrai pas, Sténio.

Ne crains rien, je ne te flétrirai pas au point de te dire une seule des choses que tu veux savoir. Si jaime, si je puis aimer, si je te donnerai du bonheur, si je suis bonne ou perverse, si tu seras fait grand par mon amour, ou anéanti par mon indifférence: tout cela, vois-tu, cest une science téméraire que Dieu refuse à ton âge et quil me défend de te donner. Attends!

Je te bénis, jeune poëte, dors en paix. Demain viendra beau comme les autres jours de ta jeunesse, paré du plus grand bienfait de la Providence, le voile qui cache lavenir.

VI

Voilà comme vous répondez toujours! Eh bien! votre silence me fait pressentir de telles douleurs, que je suis réduit à vous remercier de votre silence. Pourtant cet état dignorance que vous croyez si doux, il est affreux, Lélia; vous le traitez avec une dédaigneuse légèreté, cest que vous ne le connaissez pas. Votre enfance a pu sécouler comme la mienne; mais la première passion qui salluma dans votre sein ny fut pas en lutte, jimagine, avec les angoisses qui sont en moi. Sans doute, vous fûtes aimée avant daimer vous-même. Votre cœur, ce trésor que jimplorerais encore à genoux si jétais roi de la terre, votre cœur fut ardemment appelé par un autre cœur; vous ne connûtes pas les tourments de la jalousie et de la crainte; lamour vous attendait, le bonheur sélançait vers vous, et il vous a suffi de consentir à être heureuse, à être aimée. Non, vous ne savez pas ce que je souffre, sans cela vous en auriez pitié, car enfin vous êtes bonne, vos actions le prouvent, en dépit de vos paroles qui le nient. Je vous ai vue adoucir de vulgaires souffrances, je vous ai vue pratiquer la charité de lÉvangile avec votre méchant sourire sur les lèvres; nourrir et vêtir celui qui était nu et affamé, tout en affichant un odieux scepticisme. Vous êtes bonne, dune bonté native, involontaire, et que la froide réflexion ne peut pas vous ôter.

Si vous saviez comme vous me rendez malheureux, vous auriez compassion de moi; vous me diriez sil faut vivre ou mourir; vous me donneriez tout de suite le bonheur qui enivre ou la raison qui console.

VII

Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes? Que vous veut-il? doù vous connaît-il? où vous a-t-il vue? Doù vient que, le premier jour quil parut ici, il traversa la foule pour vous regarder, et quaussitôt vous échangeâtes avec lui un triste sourire?

Cet homme minquiète et meffraie. Quand il mapproche, jai froid; si son vêtement effleure le mien, jéprouve comme une commotion électrique. Cest, dites-vous un grand poète qui ne se livre point au monde. Son vaste front révèle en effet le génie; mais je ny trouve pas cette pureté céleste, ce rayon denthousiasme qui caractérise le poëte. Cet homme est morne et désolant comme Hamlet, comme Lara, comme vous, Lélia, quand vous souffrez. Je naime point à le voir sans cesse à vos côtés, absorbant votre attention, accaparant, pour ainsi dire tout ce que vous réserviez de bienveillance pour la société et dintérêt pour les choses humaines.

Je sais que je nai pas le droit dêtre jaloux. Aussi, ce que je souffre parfois, je ne vous le dirai pas. Mais je mafflige (cela mest permis) de vous voir entourée de cette lugubre influence. Vous, déjà si triste, si découragée, vous quil ne faudrait entretenir que despoir et de douces promesses, vous voilà sous le contact dune existence flétrie et désolée. Car cet homme est desséché par le souffle des passions; aucune fraîcheur de jeunesse ne colore plus ses traits pétrifiés, sa bouche ne sait plus sourire, son teint ne sanime jamais; il parle, il marche, il agit par habitude, par souvenir. Mais le principe de la vie est depuis longtemps éteint dans sa poitrine. Je suis sûr de cela, madame; jai beaucoup observé cet homme, jai percé le mystère dont il senveloppe. Sil vous dit quil vous aime, il ment! Il ne peut plus aimer.

Mais celui qui ne sent rien ne peut-il rien inspirer? Cest une terrible question que je débats depuis longtemps, depuis que je vis, depuis que je vous aime. Je ne puis me décider à croire que tant damour et de poésie émane de vous sans que votre âme en recèle le foyer. Cet homme jette tant de froid par tous les pores, il imprime à tout ce qui lapproche une telle répulsion, que son exemple me console et mencourage. Si vous aviez le cœur mort comme lui, je ne vous aimerais pas, jaurais horreur de vous, comme jai horreur de lui.

Et cependant, oh! dans quel inextricable dédale ma raison se débat! vous ne partagez pas lhorreur quil minspire. Vous semblez, au contraire, attirée vers lui par une invincible sympathie. Il y a des instants où, le voyant passer avec vous au milieu de nos fêtes, vous deux si pâles, si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes qui rient, et des fleurs qui volent, il me semble que, seuls parmi nous tous, vous pouvez vous comprendre. Il me semble quune douloureuse ressemblance sétablit entre vos sensations et même entre les traits de votre visage. Est-ce le sceau du malheur qui imprime à vos sombres fronts cet air de famille; ou cet étranger, Lélia, serait-il vraiment votre frère? Tout, dans votre existence, est si mystérieux que je suis prêt à toutes les suppositions.

Oui, il y a des jours où je me persuade que vous êtes sa sœur. Eh bien! je veux le dire, pour que vous compreniez que ma jalousie nest ni étroite ni puérile, je ne souffre pas moins avec cette idée. Je ne suis pas moins blessé de la confiance que vous lui montrez et de lintimité qui règne entre lui et vous, vous si froide, si réservée, si méfiante parfois, et qui ne lêtes jamais pour lui. Sil est votre frère, Lélia, quel droit a-t-il de plus que moi sur vous? Croyez-vous que je vous aime moins purement que lui? Croyez-vous que je pourrais vous aimer avec plus de tendresse, de sollicitude et de respect, si vous étiez ma sœur? Oh! que ne lêtes-vous! vous nauriez de moi nulle défiance, vous ne méconnaîtriez pas à chaque instant le sentiment chaste et profond que vous minspirez! Naime-t-on pas sa sœur avec passion, quand on a lâme passionnée et une sœur comme vous, Lélia! Les liens du sang, qui ont tant de poids sur les natures vulgaires, que sont-ils au prix de ceux que nous forge le ciel dans le trésor de ses mystérieuses sympathies?

Non, sil est votre frère, il ne vous aime pas mieux que moi, et vous ne lui devez pas plus de confiance quà moi. Quil est heureux, le maudit, si vous vous plaisez à lui dire vos souffrances, et sil a le pouvoir de les adoucir! Hélas! vous ne maccordez pas seulement le droit de les partager! Je suis donc bien peu de chose! Mon amour a donc bien peu de prix! Je suis donc un enfant bien faible et bien inutile encore, puisque vous avez peur de me confier un peu de votre fardeau! Oh! je suis malheureux, Lélia! car vous lêtes, vous, et vous navez jamais versé une larme dans mon sein. Il y a des jours où vous vous efforcez dêtre gaie avec moi, comme si vous aviez peur de mêtre à charge en vous livrant à votre humeur. Ah! cest une délicatesse bien insultante, Lélia, et qui ma fait souvent bien du mal! Avec lui vous nêtes jamais gaie. Voyez si jai sujet dêtre jaloux!

VIII

Jai montré votre lettre à lhomme quon nomme ici Trenmor, et dont moi seule connais le vrai nom. Il a pris tant dintérêt à votre souffrance, et cest un homme dont le cœur est si compatissant (ce cœur que vous croyez mort!) quil ma autorisée à vous confier son secret. Vous allez voir que lon ne vous traite pas comme un enfant, car ce secret est le plus grand quun homme puisse confier à un autre homme.

Et dabord sachez la cause de lintérêt que jéprouve pour Trenmor. Cest que cet homme est le plus malheureux que jaie encore rencontré; cest que, pour lui, il nest point resté au fond du calice une goutte de lie quil nait fallu épuiser; cest quil a sur vous une immense, une incontestable supériorité, celle du malheur.

Savez-vous ce que cest que le malheur, jeune enfant? Vous entrez à peine dans la vie, vous en supportez les premières agitations, vos passions se soulèvent, accélèrent les mouvements de votre sang, troublent la paix de votre sommeil, éveillent en vous des sensations nouvelles, des inquiétudes, des tourments, et vous appelez cela souffrir! Vous croyez avoir reçu le grand, le terrible, le solennel baptême du malheur! Vous souffrez, il est vrai, mais quelle noble et précieuse souffrance que celle daimer! De combien de poésie nest-elle pas la source! Quelle est chaleureuse, quelle est productive, la souffrance quon peut dire et dont on peut être plaint!

Mais celle quil faut renfermer sous peine de malédiction, celle quil faut cacher au fond de ses entrailles comme un amer trésor, celle qui ne vous brûle pas, mais qui vous glace; qui na pas de larmes, pas de prières, pas de rêveries; celle qui toujours veille froide et paralytique au fond du cœur! celle que Trenmor a épuisée, cest celle-là dont il pourra se vanter devant Dieu au jour de la justice! car devant les hommes il faut sen cacher. Écoutez lhistoire de Trenmor.

Il entra dans la vie sous de funestes auspices, quoique aux yeux des hommes son destin fût digne denvie. Il naquit riche, mais riche comme un prince, comme un favori, comme un juif. Ses parents sétaient enrichis par labjection du vice; son père avait été lamant dune reine galante; sa mère avait été la servante de sa rivale; et comme ces turpitudes étaient habillées de pompeuses livrées, comme elles étaient revêtues de titres pompeux, ces courtisans abjects avaient causé beaucoup plus denvie que de mépris.

Trenmor aborda donc le monde de bonne heure et sans obstacle: mais, à lâge où une sorte de honte naïve et de crainte modeste fait hésiter au seuil, son âme sans jeunesse sapprochait du banquet sans trouble et sans curiosité; cétait une âme inculte, ignorante, et déjà pleine dinsolents paradoxes et daveuglements superbes. On ne lui avait pas donné la connaissance du bien et du mal: sa famille sen fût bien gardée, dans la crainte dêtre par lui méprisée et reniée. On lui avait appris comment on dépense lor en plaisirs frivoles, en ostentation stupide. On lui avait créé tous les faux besoins, enseigné tous les faux devoirs qui causent et alimentent la misère des riches. Mais si on put le tromper sur les vertus nécessaires à lhomme, on ne put du moins changer la nature de ses instincts. Là le travail démoralisateur fut forcé de sarrêter; là le souffle humain de la corruption vint échouer contre la divine immortalité de la création intellectuelle. Le sentiment de la fierté, qui nest autre que le sentiment de la force, se révolta contre les faits extérieurs. Trenmor vit le spectacle de la servitude, et il ne put le souffrir, parce que tout ce qui était faible lui faisait horreur. Forcé daccepter lignorance de toute vertu, il trouva en lui-même de quoi repousser tout ce qui sentait le mensonge et la peur. Nourri dans les faux biens, il napprit que la débauche et la vanité qui servent à les perdre; il ne comprit ni ne toléra linfamie qui les amasse et les renouvelle.

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