Lélia - Жорж Санд 5 стр.


Au matin de ma vie, je vous eusse préféré à tout. Alors tout était rêverie, symbole, espoir, aspiration poétique. Les années de soleil et de fièvre ont passé sur ma tête, et il me faut des aliments robustes; il faut à ma douleur, à ma fatigue, à mon découragement, non le spectacle de la beauté, mais le secours de la force; non le charme de la grâce, mais le bienfait de la sagesse. Lamour eût pu remplir autrefois mon âme tout entière: aujourdhui, il me faut surtout lamitié, une amitié chaste et sainte, une amitié solide, inébranlable.

Les premiers seront les derniers! Un jour vint dans la vie de Trenmor, où, précipité du faîte des prospérités mondaines dans un abîme de douleur et dignominie, il travailla à devenir ce quil avait cru être, ce quil navait jamais été. Depuis quelques années, lancé sur une pente fatale, ne pouvant se rattacher à aucune croyance, à aucune poésie, il sentait séteindre en lui le flambeau de la raison. Une femme lui inspira un instant le désir vague de quitter la débauche et de chercher ailleurs le mot de sa destinée; mais cette femme, tout en devinant lintelligence et la grandeur sauvage enfouies dans le bourbier du vice, détourna son regard avec effroi, avec dégoût. Elle lui garda un sentiment de compassion et dintérêt quelle lui a manifesté plus tard, et dont il sest montré digne; car à quelles amitiés humaines na pas droit la créature affligée qui sest réconciliée avec Dieu!

Trenmor avait une maîtresse belle et impudente comme lantique ménade. Ou lappelait la Mantovana. Il la préférait aux autres, et il simaginait parfois découvrir en elle une étincelle de ce feu sacré quil ne savait pas définir, mais quil appelait sincérité, et quil cherchait partout avec langoisse et la détresse du mauvais riche. Dans une nuit de bruit et de vin, il la frappa, et elle tira de son sein un poignard pour le tuer. Cette velléité de vengeance plut à Trenmor. Il crut voir de la force et de la passion dans un mouvement de colère. Il laima un instant. Il se passa alors en lui quelque chose dinconnu jusqualors. Un instant, il eut, au milieu des fumées de livresse, la révélation des sympathies auxquelles toute âme saine aspire. Un monde nouveau passa comme une vision entre deux flacons de vin; mais un mot obscène de la bacchante fit crouler cet édifice enchanté, et la lie amère reparut au fond de la coupe. Trenmor arracha le collier de perles de la courtisane, et le broya sous ses pieds; elle fondit en larmes. Lamer délire du maître sempara de cette frivole circonstance: elle avait eu la force de la vengeance pour une injure, et elle versait des pleurs pour un joyau. Il eut une crispation de nerfs; il prit un flacon de cristal lourd et tranchant comme une hache et frappa au hasard. Elle fit un cri et tomba aux pieds de Trenmor. Il ne sen aperçut pas. Il mit ses coudes sur la table, fixa ses yeux hagards sur les flambeaux expirants, et, secouant la tête avec un dédaigneux sourire, resta sourd aux cris de ses compagnons, insensible à lagitation et à la terreur de ses valets. Au bout dune heure il revint à lui-même, regarda autour de la salle et se trouva seul: une mare de sang baignait ses pieds. Il se leva et tomba dans le sang. On avait emporta la Mantovana. Trenmor évanoui quitta son palais pour une prison. On lui apprit laffreux résultat de sa fureur, il parut écouter, sourit, et retomba dans une profonde indifférence. Ce calme stupide excita un sentiment dhorreur. On linterrogea. Il répondit la vérité: «Vouliez-vous tuer cette femme? lui dit le juge.  Jai voulu la tuer, répondit-il.  Où est votre défenseur?  Je nen ai pas, et je nen veux pas.» On lui lut son arrêt, il resta impassible. On riva sur son cou le fer de lignominie; il sen aperçut à peine. Puis, tout dun coup, relevant la tête et faisant quelques pas, attaché à ses hideux compagnons, il promena un regard curieux sur les spectateurs de sa misère. Il vit une femme qui ne recula pas lorsque son vêtement dopprobre leffleura. «Vous êtes ici, Lélia, sécria-t-il, et la Mantovana ny est point? Cet animal immonde, que jai nourri et caressé si longtemps, ma condamné à linfamie pour un instant de colère; et à cette heure, où je dis adieu pour jamais à la vie de lhomme, elle na pas même un regard de regret ou de pitié pour moi! Elle cache ses remords sans doute  La Mantovana vient dexpirer, lui répondis-je, vous êtes son meurtrier. Repentez-vous et subissez le châtiment.  Ah! cest donc son sang qui ma fait tomber! sécria-t-il.» Et, regardant à ses pieds avec égarement, il y vit ses fers, et sourit. «Je comprends, dit-il, voilà encore le sang de la Mantovana!» Il tomba comme foudroyé. Jeté dans une charrette, il disparut à mes yeux.

Cinq ans après, le hasard me fit rencontrer, dans un sentier des montagnes, au bord de la mer, un homme pâle et grave qui marchait lentement, la tête nue, le regard levé vers le ciel. Je ne le reconnus pas, tant lexpression de sa figure avait changé. Il vint à moi et me parla. Sa voix était changée aussi. Il se nomma, je lui tendis la main, et nous nous assîmes sur un des rochers du rivage. Il me parla longtemps, et, en le quittant, javais juré une éternelle pitié, comme jai juré depuis un éternel respect à linfortuné quon appelle aujourdhui Trenmor, et qui, durant cinq années

XI

En effet, cest un secret terrible, et je dois sentir en mon cœur une grande reconnaissance pour lhomme qui na pas craint de me le confier! Vous mestimez donc bien, Lélia, et il vous estime donc bien aussi, pour que ce secret soit venu de lui à moi en si peu de temps? Eh bien! voilà quun lien sacré est établi entre nous trois, un lien dont jai frayeur pourtant, je ne vous le dissimule pas, mais que je nai plus le droit de dénouer.

Malgré toutes vos précautions oratoires, Lélia, je nai pu mempêcher dêtre écrasé. Quand je me suis souvenu quune heure avant le moment où je lisais cela, javais vu cet homme presser votre main, votre main que je nai jamais osé toucher et que je ne vous ai encore vue offrir à nul autre que lui, jai senti comme un froid de glace qui me tombait sur le cœur. Vous, faire alliance avec cet homme flétri! Vous angélique, vous adorée à genoux, vous la sœur des blanches étoiles, je vous ai supposée un instant la sœur dun! Je nécrirai pas ce mot.  Et voilà que maintenant vous êtes plus que sa sœur! Une sœur neût fait que son devoir en lui pardonnant. Vous vous êtes faite volontairement son amie, sa consolation, son ange; vous avez été vers lui, vous avez dit: «Viens à moi, toi qui es maudit, je te rendrai le ciel que tu as perdu! Viens à moi qui suis sans tache, et qui cacherai tes souillures, avec ma main que voici!» Eh bien! vous êtes grande, Lélia, plus grande encore que je ne pensais. Votre bonté me fait mal, je ne sais pourquoi; mais je ladmire, mais je vous adore.  Ce que je ne puis supporter, cest que cet homme, que je hais et que je plains, ait osé toucher la main que vous lui avez offerte; cest quil ait eu lorgueil daccepter votre amitié, votre amitié sainte que les plus grands hommes de la terre imploreraient humblement sils connaissaient ce quelle vaut. Trenmor la reçue, Trenmor la possède, et Trenmor ne vous parlé pas le front dans la poussière; Trenmor se tient debout à vos côtés, et traverse avec vous la foule étonnée, lui qui cinq ans a traîné le boulet côte à côte avec un voleur ou un parricide!.. Ah! je le hais! mais je ne le méprise plus, ne me grondez pas!

Quant à vous! Lélia, je vous plains, et je me plains aussi dêtre votre disciple et votre esclave. Vous connaissez beaucoup trop la vie pour être heureuse; jespère encore que le malheur vous a aigrie, que vous exagérez le mal; je repousse encore cette accablante insinuation de votre lettre: que les meilleurs parmi les hommes sont les plus vains, et que lhéroïsme est une chimère!

Tu le crois, pauvre Lélia! pauvre femme! tu es malheureuse, je taime!

XII

Trenmor navait quun moyen de mériter mon amitié: cétait de laccepter, et il la fait. Il na pas craint de se fier à mes promesses, il na pas cru que cette générosité serait au-dessus de mes forces. Au lieu dêtre humble et craintif devant moi, il est calme, il se repose sur ma délicatesse, il nest pas sur la défensive, et ne suppose pas que je puisse lhumilier et lui faire sentir le poids de ma protection. Vraiment, cet homme a lâme noble et grande, et nulle amitié ne ma plus flattée que la sienne.

Jeune orgueilleux, car cest vous qui lêtes! osez-vous bien vous élever au-dessus de cet homme que la foudre a renversé? Parce quil a été entraîné par la fatalité, parce que, né sous une étoile funeste, il sest égaré à travers les écueils, vous lui reprochez sa chute, vous vous détournez de lui alors que, sanglant et brisé, vous le voyez sortir de labîme! Ah! vous êtes du monde, vous! Vous partagez bien ses inexorables préjugés, ses égoïstes vengeances! Quand le pécheur est encore debout, vous le tolérez encore; mais sitôt quil est à terre, vous le foulez aux pieds, vous ramassez les pierres et la boue du chemin pour faire comme fait la foule, pour quen voyant votre cruauté les autres bourreaux croient à votre justice. Vous auriez peur de lui montrer un peu de pitié, car on pourrait linterpréter mal, et croire que vous êtes le frère ou lami de la victime. Et si lon supposait que vous êtes capable des mêmes forfaits, si lon disait de vous: «Voyez cet homme qui tend la main au proscrit; nest-il point son compagnon de misère et dinfamie?» Oh! plutôt que de faire dire cela, lapidons le proscrit; mettons-lui notre talon sur la figure, achevons-le! Apportons notre part dinsulte parmi la foule qui le maudit. Quand la charrette hideuse emporte le condamné à léchafaud, le peuple se rue à lentour pour accabler doutrages ce reste dhomme qui va mourir. Faites comme le peuple, Sténio! Que dirait-on de vous dans cette ville où vous êtes étranger comme nous, si lon vous voyait toucher sa main? On penserait peut-être que nous avez été au bagne avec lui! Plutôt que de vous exposer à cela, jeune homme, fuyez le maudit! Lamitié du maudit est dangereuse. Lineffable plaisir de faire du bien à un malheureux est trop chèrement acheté par les malédictions de la foule. Est-ce votre calcul? est-ce votre sentiment, Sténio?

Nayez-vous pas pleuré chaque fois que vous avez lu lhistoire de cette jeune fille qui, voyant marcher à la mort un illustre infortuné, fendit la presse des curieux indifférents, et ne sachant quel témoignage dintérêt lui donner, pauvre et simple enfant quelle était, lui offrit une rose quelle avait à la main, une rose pure et suave comme elle, une rose que son amant peut-être lui avait donnée, et qui fut le seul, le dernier témoignage daffection et de pitié que reçut un prince marchant au supplice? Nêtes-vous pas touché aussi, dans la sublime histoire du lépreux dAoste, de laction naturelle et simple du narrateur qui lui tend la main? Pauvre lépreux, qui navait pas touché la main de son semblable depuis tant dannées, qui eut tant de peine à refuser cette main amie, et qui pourtant la refusa dans la crainte de linfecter de son mal!..

Pourquoi donc Trenmor aurait-il repoussé la mienne? Le malheur est-il donc contagieux comme la lèpre? Eh bien, soit! que la réprobation du vulgaire nous enveloppe tous deux, et que Trenmor lui-même soit ingrat! jaurai pour moi Dieu et mon cœur, nest-ce pas bien plus que lestime du vulgaire et la reconnaissance dun homme? Oh! donner un verre deau à relui qui a soif, porter un peu de la croix du Christ, cacher la rougeur dun front couvert de honte, jeter un brin dherbe à une pauvre fourmi que le torrent ne dédaigne pas dengloutir, ce sont là de minces bienfaits! Et pourtant lopinion nous les interdit ou nous les conteste! Honte à nous! nous navons pas un bon mouvement quil ne faille comprimer ou cacher. On apprend aux enfants des hommes à être vains et impitoyables, et cela sappelle lhonneur! Malédiction sur nous tous!

Eh bien! si je vous disais que, loin de considérer ma conduite comme un acte de miséricorde, jéprouve pour cet homme une sorte de respect enthousiaste! Si je vous disais que tel que le voilà, brisé, flétri, perdu, je le trouve plus haut placé dans la vie morale quaucun de nous! Savez-vous comment il a supporté son malheur? Vous vous seriez tué, vous; certes, avec votre fierté, vous neussiez pas accepté le châtiment, de linfamie. Eh bien! il sest soumis, il a trouvé que le châtiment était juste, quil lavait mérité, non pas tant pour son crime que pour le mal quil avait fait à son âme durant le cours de plusieurs années. Et puisquil avait mérité ce châtiment, il a voulu le subir. Il la subi. Il a vécu cinq ans, fort et patient, parmi ses abjects compagnons. Il a dormi sur la pierre à côté du parricide, il a supporté le regard des curieux; il a vécu cinq ans dans cette fange parmi ces bêtes féroces et venimeuses; il a subi le mépris des derniers scélérats et la domination des plus lâches espions. Il a été forçat, cet homme qui avait été si riche et si voluptueux, cet homme dhabitudes raffinées et de caprices despotiques! Celui qui volait sur les flots entouré de femmes, de parfums et de chants, dans sa gondole rapide; celui qui fatiguait de ses courses folles et aventureuses les plus beaux chevaux de lArabie, celui qui avait dormi sous le ciel de la Grèce comme Byron, cet homme qui avait épuisé la vie de luxe et dexcitation sous toutes ses faces, il a été se retremper, se rajeunir et se régénérer au bagne! Et cet égout infect, où trouvent encore moyen de se pervertir le père qui a vendu ses filles et le fils qui a empoisonné sa mère, le bagne, doù lon sort défiguré et rampant comme les bêtes, Trenmor en est sorti debout, calme, pâle comme vous le voyez, mais beau encore comme la créature de Dieu, comme le reflet que la Divinité projette sur le front de lhomme purifié.

XIII

Le lac était calme ce soir-là, calme comme les derniers jours de lautomne, alors que le vent dhiver nose pas encore troubler les flots muets, et que les glaïeuls roses de la rive dorment, bercés par de molles ondulations. De pâles vapeurs mangèrent insensiblement les contours anguleux de la montagne, et, se laissant tomber sur les eaux, semblèrent reculer lhorizon, quelles finirent par effacer. Alors la surface du lac sembla devenir aussi vaste que celle de la mer. Nul objet riant ou bizarre ne se dessina plus dans la vallée: il ny eut plus de distraction possible, plus de sensation imposée par les images extérieures. La rêverie devint solennelle et profonde, vague comme le lac brumeux, immense comme le ciel sans bornes. Il ny avait plus dans la nature que les cieux et lhomme, que lâme et le doute.

Trenmor, debout au gouvernail de la barque, dessinait dans lair bleu de la nuit sa grande taille enveloppée dun sombre manteau. Il élevait son large front et sa vaste pensée vers ce ciel si longtemps irrité contre lui.

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