Lélia - Жорж Санд 4 стр.


La nature a ses mystérieuses ressources, ses trésors inépuisables. De la combinaison des plus vils éléments elle fait sortir souvent ses plus riches productions. Malgré lavilissement de sa famille, Trenmor était né grand, mais âpre, rude et terrible comme une force destinée à la lutte, comme un de ces arbres du désert qui se défendent des orages et des tourbillons, grâce à leur écorce rugueuse, à leurs racines obstinées. Le ciel lui donna lintelligence; linstinct divin était en lui. Les influences domestiques sefforcèrent danéantir cet instinct de spiritualité, et, chassant par la raillerie les fantômes célestes errant autour de son berceau, lui enseignèrent à chercher le sentiment de lexistence dans les satisfactions matérielles. On développa en lui lanimal dans toute sa fougue sauvage, on ne put pas faire autre chose. Lanimal même était noble dans cette puissante créature: Trenmor était tel, que les amusements désordonnés produisaient plutôt chez lui lexaltation que lénervement. Livresse brutale lui causait une souffrance furieuse, un besoin inextinguible des joies de lâme: joies inconnues et dont il ne savait même pas le nom! Cest pourquoi tous ses plaisirs tournaient aisément à la colère, et sa colère à la douleur. Mais quelle douleur était-ce? Trenmor cherchait vainement la cause de ces larmes qui tombaient au fond de sa coupe dans le festin, comme une pluie dorage dans un jour brûlant. Il se demandait pourquoi, malgré laudace et lénergie dune large organisation, malgré une santé inaltérable, malgré lâpreté de ses caprices et la fermeté de son despotisme, aucun de ses désirs nétait apaisé, aucun de ses triomphes ne comblait le vide de ses journées.

Il était si éloigné de deviner les vrais besoins et les vraies facultés de son être, quil avait dès son enfance une étrange folie. Il simaginait quune fatalité haineuse pesait sur lui, que le moteur inconnu des événements lavait pris en aversion dans le sein de sa mère, et quil était destiné à expier des fautes dont il nétait pas coupable. Il rougissait de devoir la naissance à des courtisans, et il disait quelquefois que la seule vertu quil eût, la fierté, était une malédiction, parce que cette fierté serait fatalement brisée un jour par la haine du destin. Ainsi leffroi et le blasphème étaient les seuls reflets quil eût gardés des lueurs célestes: reflets affreux, ouvrage des hommes, maladie dun cerveau vaste et noble quon avait comprimé sous le diadème étroit et lourd de la mollesse. Les esprits vulgaires qui ont assisté à la catastrophe de Trenmor ont été frappés de lespèce de prophétie quil avait eue sur les lèvres et qui sest réalisée. Ils nont pu accepter comme un ordre naturel des choses, comme un pressentiment et une fin inévitables, cette histoire tragique et douloureuse dont ils nont vu que les faces externes, le palais et le cachot; lun qui navait montré que la prospérité bruyante, lautre qui ne révéla pas langoisse cachée.

Dompter des chevaux, dresser des piqueurs, sentourer sans discernement et sans appréciation des œuvres dart les plus hétérogènes, nourrir avec luxe une livrée vicieuse et fainéante, avec moins de soin et damour pourtant quune meute féroce; vivre dans le bruit et dans la violence, dans les hurlements des limiers à la gueule sanglante, dans les chants de lorgie et dans laffreuse gaieté des femmes esclaves de son or; parier sa fortune et sa vie pour faire parler de soi: tels furent dabord les amusements de ce riche infortuné. Sa barbe nétait pas encore poussée que ces amusements lavaient lassé déjà. Le bruit ne chatouillait plus son oreille, le vin néchauffait plus son palais, le cerf aux abois nétait plus un spectacle assez émouvant pour ses instincts de cruauté, instincts qui sont chez tous les hommes, et qui se développent et grandissent avec les satisfactions quune certaine position indépendante et forte semble placer à labri des lois et de la honte. Il aimait à battre ses chiens, bientôt il battit ses prostituées. Leurs chansons et leurs rires ne lanimaient plus, leurs injures et leurs cris le réveillèrent un peu. A mesure que lanimal se développait dans son cerveau appesanti, le dieu séteignait dans tout son être. Lintelligence inactive sentait des forces sans but, le cœur se rongeait dans un ennui sans terme, dans une souffrance sans nom. Trenmor navait rien à aimer. Autour de lui tout était vil et corrompu: il ne savait pas où il eût pu trouver des cœurs nobles, il ny croyait pas. Il méprisait ce qui était pauvre, on lui avait dit que la pauvreté engendre lenvie; et il méprisait lenvie, parce quil ne comprenait pas quelle supportât la pauvreté sans se révolter. Il méprisait la science, parce quil était trop tard pour quil en comprît les bienfaits; il nen voyait que les résultats applicables à lindustrie, et il lui paraissait plus noble de les payer que de les vendre. Les savants lui faisaient pitié, et il eût voulu les enrichir pour leur donner les jouissances de la vie. Il méprisait la sagesse, parce quil avait des forces pour le désordre et quil prenait laustérité pour de limpuissance; et, au milieu de toute cette vénération pour la richesse, de tout cet amour du scandale, il y avait une inconséquence inexplicable; car le dégoût était venu le chercher au sein de ses fêtes. Tous les éléments de son être étaient en guerre les uns contre les autres. Il détestait les hommes et les choses qui lui étaient devenus nécessaires; mais il repoussait tout ce qui eût pu le détourner de ses voies maudites et calmer ses angoisses secrètes. Bientôt il fut pris dune sorte de rage, et il sembla que son temple dor, que son atmosphère de voluptés lui fussent devenus odieux. On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu de ses orgies et les jeter par les fenêtres au peuple ameuté. On le vit souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que de sen débarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange et jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnées de fleurs. Leurs larmes lui plaisaient un instant, et quand il les maltraitait il croyait trouver lexpression de lamour dans celle dune douleur cupide et dune crainte abjecte; mais, bientôt revenu à lhorreur de la réalité, il fuyait épouvanté de tant de solitude et de silence au milieu de tant dagitation et de rumeur. Il senfuyait dans ses jardins déserts, dévoré du besoin de pleurer; mais il navait plus de larmes, parce quil navait plus de cœur; de même quil navait pas damour parce quil navait pas de Dieu; et ces crises affreuses se terminaient, après des convulsions frénétiques, par un sommeil pire que la mort.

Je marrête ici pour aujourdhui. Votre âge est celui de lintolérance, et vous seriez trop violemment étourdi si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression: demain je vous dirai le reste.

IX

Vous avez raison de me ménager: ce que japprends métonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de lintérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. Cest votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des hommes pour traiter si légèrement les crimes que lon commet envers eux? Cette question est peut-être injurieuse, peut-être lhumanité est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux quelle; mais pardonnez aux perplexités dun enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.

Je marrête ici pour aujourdhui. Votre âge est celui de lintolérance, et vous seriez trop violemment étourdi si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression: demain je vous dirai le reste.

IX

Vous avez raison de me ménager: ce que japprends métonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de lintérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. Cest votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des hommes pour traiter si légèrement les crimes que lon commet envers eux? Cette question est peut-être injurieuse, peut-être lhumanité est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux quelle; mais pardonnez aux perplexités dun enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.

Tout ce que vous dites produit sur moi leffet dun soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à lobscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion O Dieu! que me reste-t-il donc à apprendre? Quelles illusions ont donc bercé ma jeunesse? Trenmor nest pas méprisable, dites-vous; ou, sil lest aux yeux des êtres supérieurs, il ne peut lêtre aux miens. Je nai pas le droit de le juger et de dire: «Je suis plus grand que cet homme qui se nuit à lui-même et ne profite à personne.» Eh bien! soit; je suis jeune, je ne sais ce que je deviendrai, je nai point traversé les épreuves de la vie; mais vous, Lélia, vous plus grande par votre âme et votre génie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le haïr, et vous ne voulez pas le faire! Votre indulgente compassion ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès, et respecte ses revers

Mais si cet homme est grand, sil a en lui un tel luxe dénergie, que ne sen sert-il pour réprimer de si funestes penchants? pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices dexception est donc un homme devant qui la foule émue doit souvrir avec respect? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire?.. Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous devez avoir eue, quand je vois combien dillusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et dépuisement il y a dans vos idées, je me dis quune destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour vous quun fardeau inutile et quil faut des impressions insolites et violentes pour réveiller les sympathies de votre âme blasée.

Eh bien! dites-moi un mot qui mencourage, Lélia! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez peut-être que lamour dune femme ne peut donner la même énergie que lamour de lor

Continuez, continuez cette histoire; elle mintéresse horriblement, car cest une révélation de votre âme, après tout; de cette âme profonde, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre jamais.

X

Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme; que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia? Cela est une question.

Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poète! Que ce mot ne vous effraie, ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller, imprudent que vous êtes! Je vous aime dune autre affection que Trenmor; malgré ses malheurs, je trouve moins de charme dans lentretien de cet homme que dans le vôtre, et je vous expliquerai tout à lheure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter quelquefois pour être avec lui.

Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.

Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté na-t-il pas employé sa force à se réprimer? Pourquoi!.. heureux Sténio!  Mais comment donc concevez-vous la nature de lhomme? Quaugurez-vous de sa puissance?  Quattendez-vous donc de vous-même, hélas!

Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon! Vois ce que tu me forces à te dire!..

Les hommes qui répriment leurs passions dans lintérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je nen ai pas encore rencontré un seul.  Jai vu des héros dambition, damour, dégoïsme, de vanité surtout!  De philanthropie?.. Beaucoup sen vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge, les hypocrites! Mon triste regard plongeait au fond de leur âme et ny trouvait que vanité. La vanité est, après lamour, la plus belle passion de lhomme, et sache, pauvre enfant, quelle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchants, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile, mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, cest quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par lenvie que nous avons de le paraître; elle nous pousse jusquà lhéroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions! Et la vanité est quelque chose qui ne savoue jamais. Les autres passions ne peuvent se donner le change: la vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent.  La philanthropie!  O mon Dieu! quelle puérile fausseté! Où est-il lhomme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire?

Le christianisme lui-même, qui a produit ce quil y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qua-t-il pour base? Lespoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de lesprit humain, savaient si bien le cœur de lhomme, et ses vanités, et ses petitesses, quils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez quil y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroit commentaire de ces paroles du Christ: Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers!

Mais pour ceux qui rentrent en eux-mêmes, et qui sinterrogent sérieusement, pour ceux qui se dépouillent de ces chimères dorées de la jeunesse et qui entrent dans laustère désenchantement de lâge mûr, pour les humbles, pour les tristes, pour les expérimentés, la parole du Christ semble se réaliser dès cette vie. Après sêtre cru fort, lhomme tombé savoue à lui-même son néant. Il se réfugie dans la vie de la pensée; il acquiert, par la patience et le travail, ce quil a cru posséder dans lignorance et la vanité des jeunes années.

Si vous vous enfoncez dans les campagnes désertes au lever du soleil, les premiers objets de votre admiration sont les plantes qui sentrouvrent au rayon matinal. Vous choisissez parmi les plus belles fleurs celles que le vent dorage na pas flétries, celles que linsecte na pas rongées, et vous jetez loin de vous la rose que la cantharide a infectée la veille, pour respirer celle qui sest épanouie dans sa virginité au vent parfumé de la nuit. Mais vous ne pouvez vivre de parfums et de contemplation. Le soleil monte dans le ciel: La journée savance; vos pas vous ont égaré loin des villes. La soif et la faim se font sentir. Alors vous cherchez les plus beaux fruits, et oubliant les fleurs déjà flétries et désormais inutiles sur le premier gazon venu, vous choisissez sur les arbres la pêche que le soleil a rougie, la grenade dont la gelée dhiver a fendu lâpre écorce, la figue dont une pluie bienfaisante a déchiré la robe satinée. Et souvent le fruit que linsecte a piqué, ou que le bec de loiseau a entamé, est le plus vermeil et le plus savoureux. Lamande encore laiteuse, lolive encore amère, la fraise encore verte, ne vous attirent pas.

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