«Cest par ces considérations vivement senties que jentrai dans une carrière de stoïcisme apparent, et que je subis mon malheur sans proférer une seule plainte. Mais ce stoïcisme nétait pas la froide sagesse de lhomme qui cherche le calme dans lhabitude de surmonter la douleur. Mon âme était brisée par la pitié, mon cœur saignait par toutes ces blessures, par toutes ces plaies étalées autour de moi, et quand jarrivais au repos de lesprit, cest que je me réfugiais dans la certitude dune justice et dune bonté suprêmes. Cest que je sentais profondément que ces hommes perdus pour la société ne létaient pas pour le ciel; car la croyance à un châtiment éternel est le digne ouvrage des hommes sans entrailles et sans pardon. Ils ont mesuré à leur taille la puissance de Dieu. Ils lui ont attribué celle de contenir dans les gouffres de lenfer des myriades dâmes déchues. Ils ont oublié quil avait celle de les retremper dans de nouvelles existences, et de les purifier par une suite dépreuves inconnues aux prévisions humaines.
Il parle bien, dit Sténio en se retournant vers Lélia, qui observait curieusement leffet des paroles de Trenmor sur le jeune poëte; mais, ajouta-t-il à voix basse, bien penser, bien dire, est-ce assez pour laver le sang et la honte?
Non sans doute, répondit Lélia tout haut. Il faut encore bien agir, et il la fait. Durant son martyre il a commencé une vie de dévouement, dhéroïsme et de charité qui ne cessera quavec lui. Il a commencé par essayer de consoler et de convertir les moins endurcis parmi les malheureux que la justice des hommes lui avait donnés pour frères. Et même au bagne ses efforts nont pas été sans succès. Il a eu du moins la douceur de se dire quil versait avec ses larmes une goutte du baume céleste dans des coupes à jamais abreuvées de fiel. Il a fait entendre à ceux dont les oreilles étaient fermées, des paroles de compassion et de soulagement quelles navaient jamais entendues et quelles nentendront plus, mais quelles noublieront pas. Et depuis dix ans quil et libre, après que ses traits et ses manières ont tellement changé que personne ne peut le reconnaître; après quil a recouvré, par des incidents étranges et romanesques une fortune supérieure à celle quil avait perdue, sa vie, austère pour lui-même, féconde pour les autres, nest quune suite de dévouements sublimes. Un mot te le fera connaître, cet homme que tu as la vanité de craindre encore; un mot
Arrêtez! dit Trenmor. Si ma vie nouvelle peut avoir quelque mérite à ses yeux lorsquil la connaîtra, ne lui ôtez pas à lui-même le mérite de croire en moi sans preuves et sans garanties. Cela ne peut être louvrage dune heure. Je puis bien supporter sa méfiance et son dédain quelques jours encore!
Ma méfiance, peut-être! dit vivement Sténio. Javoue quune vertu aussi exceptionnellement acquise que la vôtre métonne et meffraie, moi qui ne connais encore de la vie que les chemins bordés de fleurs, par où lon court à lespérance. Mais ne craignez pas mon dédain, homme infortuné
Votre dédain ne peut pas meffrayer, jeune homme! interrompit Trenmor avec un accent de fierté solennelle. Je sais que je néchapperais à celui de personne si je me faisais connaître pour un homme exilé de la société humaine. Je sais aussi que quiconque possède mon secret a le droit de minsulter et de me refuser la réparation du sang. Jai donc dû placer plus haut lestime et le respect de moi-même. Ces biens, je les ai recouvrés à la sueur de mon front, et jai lavé mes souillures, non dans le sang dautrui, mais dans le plus pur de mon sang. Il nest donc au pouvoir daucun homme de mhumilier. Vous mestimerez quand vous pourrez, Sténio; mais alors vous pourrez vous dispenser de me le témoigner. Votre respect ne me ferait pas plus de bien que votre mépris ne peut me faire de mal. Il y a longtemps que je nagis plus en vue de ce quon pensera de moi. Celui à qui jai affaire à cet égard, ajouta Trenmor en regardant les cieux, est placé plus haut que vous.»
Lattitude, la voix et le front du proscrit avaient quelque chose de si noble et de si puissant, que Sténio en fut troublé. Il jeta un regard timide sur lui-même, et demanda pardon à Dieu, dans son cœur, davoir offensé celui qui sétait mis sous la protection du ciel.
Trenmor tomba dans une profonde rêverie. Ses compagnons imitèrent son silence. La belle Lélia regardait le sillage de la barque où le reflet des étoiles tremblantes faisait courir de minces filets dor mouvant. Sténio, les yeux attachés sur elle, ne voyait quelle dans lunivers. Quand la brise, qui commençait à se lever par frissons brusques et rares, lui jetait au visage une tresse des cheveux noirs de Lélia, ou seulement la frange de son écharpe, il frémissait comme les eaux du lac, comme les roseaux du rivage; et puis la brise tombait tout à coup comme lhaleine épuisée dun sein fatigué de souffrir. Les cheveux de Lélia et les plis de son écharpe retombaient sur son sein, et Sténio cherchait en vain un regard dans ses yeux dont le feu savait si bien percer les ténèbres, quand Lélia daignait être femme. Mais à quoi pensait Lélia en regardant le sillage de la barque? La brise avait emporté le brouillard; tout à coup Trenmor aperçut à quelques pas devant lui les arbres du rivage, et, vers lhorizon, les lumières rougeâtres de la ville; il soupira profondément.
«Eh quoi! dit-il, déjà! Vous ramez trop vite, Sténio, vous êtes bien pressé de nous ramener parmi les hommes!»
XIV
Quelques heures après, ils étaient au bal chez le riche musicien Spuela. Trenmor et Sténio rentraient sous la coupole, et, du fond de cette rotonde vide et sonore, ils promenaient leurs regards sur les grandes salles pleines de mouvement et de bruit. Les danses tournoyaient en cercles capricieux sous les bougies pâlissantes, les fleurs mouraient dans lair rare et fatigué, les sons de lorchestre venaient séteindre sous la voûte de marbre, et dans la chaude vapeur du bal passaient et repassaient de pâles figures tristes et belles sous leurs habits de fête; mais au-dessus de ce tableau riche et vaste, au-dessus de ces tons éclatants adoucis par le vague de la profondeur et le poids de latmosphère, au-dessus des masques bizarres, des parures étincelantes, des frais quadrilles, et des groupes de femmes vives et jeunes, au-dessus du mouvement et du bruit, au-dessus de tout, sélevait la grande figure isolée de Lélia. Appuyée contre un cippe de bronze antique, sur les degrés de lamphithéâtre, elle contemplait aussi le bal, elle avait revêtu aussi un costume caractéristique, mais lavait choisi noble et sombre comme elle: elle avait le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la gravité, le regard profond dun jeune poëte dautrefois, alors que les temps étaient poétiques et que la poésie nétait pas coudoyée dans la foule. Les cheveux noirs de Lélia, rejetés en arrière, laissaient à découvert ce front où le doigt de Dieu semblait avoir imprimé le sceau dune mystérieuse infortune, et que les regards du jeune Sténio interrogeaient sans cesse avec lanxiété du pilote attentif au moindre souffle du vent et à laspect des moindres nuées sur un ciel pur. Le manteau de Lélia était moins noir, moins velouté que ses grands yeux couronnés dun sourcil mobile. La blancheur mate du son visage et de son cou se perdait dans celle de sa vaste fraise, et la froide respiration de son sein impénétrable ne soulevait pas même le satin noir de son pourpoint et les triples rangs de sa chaîne dor.
«Regardez Lélia, dit Sténio avec un sentiment dadmiration exalté, regardez cette grande taille grecque sous ces habits de lItalie dévote et passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, avec lexpression de rêverie profonde des siècles philosophiques; ces formes, et ces traits si riches; ce luxe dorganisation extérieure dont un soleil homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés; regardez, vous dis-je, cette beauté physique qui suffirait pour constater une grande puissance, et que Dieu sest plu à revêtir de toute la puissance intellectuelle de notre époque!.. Peut-on imaginer quelque chose de plus complet que Lélia vêtue, posée et rêvant ainsi? Cest le marbre sans tache de Galatée, avec le regard céleste du Tasse, avec le sourire sombre dAlighieri. Cest lattitude aisée et chevaleresque des jeunes héros de Shakspeare: cest Roméo, le poétique amoureux; cest Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire; cest Juliette, Juliette demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir dun amour brisé. Vous pouvez inscrire les plus grands noms de lhistoire, du théâtre et de la poésie sur ce visage, dont lexpression résume tout, à force de tout concentrer. Le jeune Raphaël devait tomber dans cette contemplation extatique, lorsque Dieu lui faisait apparaître ses visions pures et charmantes. Corinne mourante devait être plongée dans cette morne attention lorsquelle écoutait ses derniers vers déclamés au Capitole par une jeune fille. Le page muet et mystérieux de Lara se renfermait dans cet isolement dédaigneux de la foule. Oui, Lélia réunit toutes ces idéalités, parce quelle réunit le génie de tous les poëtes, la grandeur de tous les caractères. Vous pouvez donner tous ces noms à Lélia; le plus grand, le plus harmonieux de tous devant Dieu, sera encore celui de Lélia; Lélia dont le front lumineux et pur, dont la vaste et souple poitrine renferment toutes les grandes pensées, tous les généreux sentiments: religion, enthousiasme, stoïcisme, pitié, persévérance, douleur, charité, pardon, candeur, audace, mépris de la vie, intelligence, activité, espoir, patience, tout! jusquaux faiblesses innocentes, jusquaux sublimes légèretés de la femme, jusquà la mobile insouciance qui est peut-être son plus doux privilège et sa plus puissante séduction.
«Tout, hormis lamour! ajouta Sténio dun air sombre après un moment de silence. Trenmor, vous qui connaissez Lélia, dites-moi si elle a connu lamour? Eh bien, si cela nest pas, Lélia nest pas un être complet. Cest un rêve tel que lhomme peut en créer, gracieux et sublime, mais où il manque toujours quelque chose dinconnu; quelque chose qui na pas de nom, et quun nuage nous voile toujours; quelque chose qui est au delà des cieux, quelque chose où nous tendons sans cesse sans latteindre ni le deviner jamais; quelque chose de vrai, de parfait et dimmuable: Dieu peut-être, cest peut être Dieu que cela sappelle! Eh bien! la révélation de cela manque à lesprit humain. Pour le remplacer, Dieu lui a donné lamour, faible émanation du feu du ciel, âme de lunivers perceptible à lhomme. Cette étincelle divine, ce reflet du Très-Haut, sans lequel la plus belle création est sans valeur, sans lequel la beauté nest quune image privée danimation, lamour! Lélia ne la pas! Quest-ce donc que Lélia? une ombre, un rêve, une idée tout au plus. Allez, là où il ny a pas damour, il ny a pas de femme.
Et pensez-vous aussi, lui dit Trenmor sans répondre à ce que Sténio espérait être une question, pensez-vous aussi que là où il ny a plus damour il ny a plus dhomme?
Je le crois de toute mon âme, sécria lenfant.
En ce cas, je suis donc mort aussi, dit Trenmor en souriant, car je nai pas damour pour Lélia; et, si Lélia nen inspire pas, quelle autre en aurait la puissance! Eh bien! Sténio, jespère que vous vous trompez, et quil en est de lamour comme des autres passions égoïstes. Je crois que là où elles finissent lhomme commence.»
En ce moment Lélia descendit les degrés et vint à eux. La majesté pleine de tristesse qui entourait Lélia comme dune auréole lisolait presque toujours au milieu du monde: cétait une femme qui, en public, ne se livrait jamais à ses impressions. Elle se cachait dans son intimité pour rire du la vie; mais elle la traversait avec une défiance haineuse, et sy montrait sous un aspect rigide pour éloigner delle autant que possible le contact de la société. Cependant elle aimait les fêtes et les réunions publiques. Elle venait y chercher un spectacle, elle venait y rêver, solitaire au milieu de la foule. Il avait bien fallu que la foule shabituât à la voir planer sur elle, et puiser dans son sein des impressions sans jamais lui rien communiquer des siennes. Entre Lélia et la foule il ny avait pas déchange. Si Lélia sabandonnait à quelques muettes sympathies, elle se refusait à les inspirer: elle nen avait pas besoin. La foule ne comprenait pas ce mystère, mais elle était fascinée, et, tout en cherchant à rabaisser cette destinée inconnue dont lindépendance loffensait, elle souvrait devant elle avec un respect instinctif qui tenait de la peur.
Le pauvre jeune poëte dont elle était aimée concevait un peu mieux les causes de sa puissance, quoiquil ne voulût pas encore se les avouer. Parfois il était si près de la triste vérité, cherchée et repoussée par lui, quil éprouvait comme un sentiment dhorreur pour Lélia. Il lui semblait alors que Lélia était son fléau, son génie du mal, le plus dangereux ennemi quil eût dans le monde. En la voyant venir ainsi vers lui, seule et pensive, il ressentit comme de la haine pour cet être qui ne tenait à la nature par aucun lien apparent, sans songer quil eût souffert bien davantage, linsensé! sil leût vue parler et sourire.
«Vous êtes ici, lui dit-il dun ton dur et amer, comme un cadavre qui aurait ouvert son cercueil et qui viendrait se promener au milieu des vivants. Voyez, on sécarte de vous, on craint de toucher votre linceul, on ose à peine vous regarder au visage; le silence de la crainte plane autour de vous comme un oiseau de nuit. Votre main est aussi froide que le marbre doù vous sortez.»
Lélia ne répondit que par un étrange regard et un froid sourire; puis, après un instant de silence:
«Javais une idée bien différente tout à lheure, dit-elle. Je vous prenais tous pour des morts, et moi, vivante, je vous passais en revue; je me disais quil y avait quelque chose détrangement lugubre dans linvention de ces mascarades. Nest-ce pas bien triste, en effet, de ressusciter les siècles qui ne sont plus, et de les forcer à divertir le siècle présent? Ces costumes des temps passés, qui nous représentent des générations éteintes, ne sont-ils pas, au milieu de livresse dune fête, une effrayante leçon pour nous rappeler la brièveté des jours de lhomme? Où sont les cerveaux passionnés qui brûlaient sous ces barrettes et sous ces turbans? Où sont les cœurs jeunes et vivaces qui palpitaient sous ces pourpoints de soie, sous ces corsages brodés dor et de perles? Où sont les femmes orgueilleuses et belles qui se drapaient dans ces lourdes étoffes, qui couvraient leurs riches chevelures de ces gothiques joyaux? Hélas! où sont-ils ces rois dun jour qui ont brillé comme nous? Ils ont passé sans songer aux générations qui les avaient précédés, sans songer à celles qui devaient les suivre, sans songer à eux-mêmes qui se couvraient dor et de parfums, qui sentouraient de luxe et de mélodies, en attendant le froid du cercueil et loubli de la tombe.