ANNE. Lève-toi, fourbe: quoique je désire ta mort, je ne veux pas être ton bourreau.
GLOCESTER. Eh bien, ordonne-moi de me tuer, et je t'obéirai.
ANNE. Je te l'ai déjà dit.
GLOCESTER. C'était dans ta colère Redis-le encore; et au moment où tu auras prononcé l'ordre, cette main qui, par amour pour toi, tua l'objet de ton amour, tuera encore, par amour pour toi, un amant bien plus sincère. Tu auras contribué à leur mort à tous deux.
ANNE. Plût à Dieu que je pusse connaître ton coeur!
GLOCESTER. Ma langue vous le représente.
ANNE. Je crains bien qu'ils ne soient faux tous deux.
GLOCESTER. Il n'y eut donc jamais d'homme sincère.
ANNE. Bien, bien; reprenez votre épée.
GLOCESTER. Dis donc que tu m'as pardonné.
ANNE. Vous le saurez par la suite.
GLOCESTER. Mais puis-je avoir de l'espérance?
ANNE. Tous les hommes l'ont: espère.
GLOCESTER. Daigne porter cet anneau.
ANNE met l'anneau à son doigt. Recevoir n'est pas donner.
GLOCESTER. Vois comme cet anneau entoure ton doigt: c'est ainsi que mon pauvre coeur est enfermé dans ton sein. Use de tous deux, car tous deux sont à toi; et si ton pauvre et dévoué serviteur peut encore solliciter de ta gracieuse beauté une seule faveur, tu assures son bonheur pour jamais.
ANNE. Quelle est cette faveur?
GLOCESTER. Qu'il vous plaise de laisser ce triste emploi à celui qui a plus que vous sujet de se couvrir de deuil; et d'aller d'ici vous reposer à Crosby où, dès que j'aurai solennellement fait inhumer ce noble roi dans le monastère de Chertsey, et arrosé son tombeau des larmes de mon repentir, j'irai vous retrouver encore avec un vertueux empressement. Pour plusieurs raisons que vous ignorez, je vous en conjure, accordez-moi cette grâce.
ANNE. De tout mon coeur; et j'ai bien de la joie de vous voir si touché de repentir. Tressel, et vous, Berkley, accompagnez-moi.
GLOCESTER. Dites-moi donc adieu?
ANNE. C'est plus que vous ne méritez: mais puisque vous m'instruisez à vous flatter, imaginez-vous que je vous ai dit adieu.
(Lady Anne sort avec Tressel et Berkley)GLOCESTER. Allons, vous autres, emportez ce corps.
UN DES OFFICIERS. A Chertsey, noble lord?
GLOCESTER. Non, à White-Friars. Et attendez-moi là. (Le cortège sort avec le corps.) A-t-on jamais fait la cour à une femme de cette manière? a-t-on jamais fait de cette manière la conquête d'une femme? Je l'aurai, mais je ne compte pas la garder longtemps. Quoi! moi qui ai tué son époux et son père, l'attaquer au plus fort de la haine qu'elle a pour moi dans le coeur, les malédictions à la bouche, les larmes dans les yeux, et en présence de l'objet sanglant qui excite sa vengeance! Dieu, sa conscience et ce cercueil sollicitaient contre moi; et moi, sans aucun ami pour appuyer mes sollicitations, que le diable en personne et mes regards dissimulés! Et en venir à bout! c'est du moins ce qu'on peut parier, le monde contre rien. Ah! a-t-elle donc déjà oublié son époux, ce brave Édouard, que j'ai, il y a à peu près trois mois, poignardé à Tewksbury dans ma fureur? Le plus gracieux et le plus aimable gentilhomme que puisse jamais offrir l'univers entier, formé par la nature avec prodigalité; jeune, vaillant, sage, et l'on n'en peut douter, tout fait pour être roi? Et elle abaisse ses regards sur moi qui ai moissonné dans son riche printemps cet aimable prince, et qui ai fait de son lit le séjour d'un douloureux veuvage! sur moi, qui tout entier ne vaux pas la moitié de ce que valait Édouard! sur moi, boiteux et si horriblement contrefait! Mon duché contre un misérable denier, que je me suis mépris tout ce temps sur ma personne. Sur ma vie, elle trouve, quoique je n'en puisse faire autant, que je suis un homme singulièrement bien tourné. Allons, je veux faire emplette de miroirs, et entretenir à mes frais quelques douzaines de tailleurs, pour étudier les modes et en parer ma personne: puisque me voilà parvenu à gagner ses bonnes grâces, je ferai bien quelques frais pour me maintenir dans cette heureuse situation. Mais commençons par faire loger le compagnon dans son tombeau, et ensuite je reviendrai soupirer aux genoux de ma belle. Brillant soleil, luis en attendant que j'achète un miroir, afin qu'en marchant je puisse voir mon ombre.
(Il sort.)SCÈNE III
Toujours à Londres. Un appartement dans le palais Entrent LA REINE ELISABETH, LORD RIVERS ET LORD GREYRIVERS. Madame, calmez-vous: il n'est pas douteux que Sa Majesté ne recouvre bientôt sa santé accoutumée.
GREY. Vos inquiétudes ne font qu'aggraver son mal. Ainsi, au nom de Dieu, prenez meilleure espérance, et tâchez de réjouir Sa Majesté par des discours gais et animés.
ÉLISABETH. S'il était mort, que deviendrais-je?
GREY. Vous n'auriez d'autre malheur que la perte d'un tel époux.
ÉLISABETH. La perte d'un tel époux renferme tous les malheurs.
GREY. Le ciel vous a fait don d'un excellent fils pour être votre consolateur et votre appui quand le roi ne sera plus.
ÉLISABETH. Ah! il est jeune, et sa minorité est confiée aux soins de Richard de Glocester, à un homme qui ne m'aime point, ni aucun de vous.
RIVERS. Est-il décidé qu'il sera protecteur?
ÉLISABETH. Cela est décidé. Cela n'est pas encore fait, mais cela sera nécessairement si le roi vient à manquer.
(Entrent Buckingham et Stanley)GREY. Voici les lords Buckingham et Stanley.
BUCKINGHAM. Mes bons souhaits à Votre royale Majesté.
STANLEY. Dieu veuille rendre à Votre Majesté le bonheur et la joie.
ÉLISABETH. La comtesse de Richmond 3, mon cher lord Stanley, aurait bien de la peine à dire amen à cette bonne prière. Cependant, Stanley, quoiqu'elle soit votre femme et qu'elle ne m'aime pas, soyez bien sûr, mon bon lord, que son orgueilleuse arrogance ne vous attire point ma haine.
STANLEY. Je vous supplie, ou de ne pas ajouter foi aux propos calomnieux de ses jaloux et perfides accusateurs, ou, quand l'accusation sera fondée, d'avoir de l'indulgence pour sa faiblesse, résultat de l'aigreur que donne la maladie, et non d'aucune mauvaise volonté réelle.
ÉLISABETH. Avez-vous vu le roi aujourd'hui, milord?
STANLEY. Nous sortons dans le moment, le duc de Buckingham et moi, de faire visite à Sa Majesté.
ÉLISABETH. Voyez-vous, milords, quelque apparence que sa santé puisse s'améliorer?
BUCKINGHAM. Madame, il y a tout lieu d'espérer. Sa Majesté parle avec gaieté.
ÉLISABETH. Que Dieu lui accorde la santé! Avez-vous parlé d'affaires avec lui?
BUCKINGHAM. Oui, madame. Il désire fort pacifier les différends du duc de Glocester avec vos frères, et ceux de vos frères avec milord chambellan: il vient de les mander tous devant lui.
ÉLISABETH. Dieu veuille que tout s'arrange! mais cela ne sera jamais. Je crains bien que notre bonheur ait atteint son dernier terme.
(Entrent Glocester, Hastings et Dorset.)GLOCESTER. Ils me calomnient, et je ne le souffrirai pas. Qui sont-ils, ceux qui se plaignent au roi que je leur fais mauvaise mine, et que je ne les aime pas? Par saint Paul! ils aiment bien peu Sa Grâce, ceux qui remplissent ses oreilles de semblables tracasseries! Parce que je ne sais pas flatter, dire de belles paroles, sourire aux gens, cajoler, feindre, tromper, saluer d'un coup de tête à la française, et avec des singeries de politesse, il faudra qu'on m'accuse de rancune et d'inimitié! Un homme franc et qui ne pense point à mal ne saurait-il éviter que sa sincérité ne soit mal interprétée par de fourbes et insinuants faquins vêtus de soie?
ÉLISABETH. Dieu veuille que tout s'arrange! mais cela ne sera jamais. Je crains bien que notre bonheur ait atteint son dernier terme.
(Entrent Glocester, Hastings et Dorset.)GLOCESTER. Ils me calomnient, et je ne le souffrirai pas. Qui sont-ils, ceux qui se plaignent au roi que je leur fais mauvaise mine, et que je ne les aime pas? Par saint Paul! ils aiment bien peu Sa Grâce, ceux qui remplissent ses oreilles de semblables tracasseries! Parce que je ne sais pas flatter, dire de belles paroles, sourire aux gens, cajoler, feindre, tromper, saluer d'un coup de tête à la française, et avec des singeries de politesse, il faudra qu'on m'accuse de rancune et d'inimitié! Un homme franc et qui ne pense point à mal ne saurait-il éviter que sa sincérité ne soit mal interprétée par de fourbes et insinuants faquins vêtus de soie?
GREY. A qui, dans cette assemblée, Votre Grâce nous fait-elle l'honneur de s'adresser?
GLOCESTER. A toi, qui n'as pas plus de probité que 4 d'honneur. Quand t'ai-je fait tort? ou à toi, ou à toi (en montrant les autres lords), à aucun de votre cabale? Dieu vous confonde tous! Sa Majesté (que Dieu veuille conserver plus longtemps que vous ne le souhaitez!) ne peut respirer un moment tranquille, que vous n'alliez la fatiguer de vos infâmes délations.
ÉLISABETH. Mon frère de Glocester, vous avez mal pris la chose. Le roi, de sa propre et royale volonté, et sans en avoir été sollicité par personne, ayant en vue, apparemment, la haine que vous nourrissez dans votre coeur, et qui éclate dans votre conduite, contre mes enfants, mes frères et moi-même, vous mande auprès de lui, afin de prendre connaissance des motifs de votre mauvaise volonté pour travailler à les écarter.
GLOCESTER. Je ne saurais dire, mais le monde est devenu si pervers, que le roitelet vient picoter là où n'oserait percher l'aigle. Depuis que tant de Gros-Jean sont devenus gentilshommes, bien des gentilshommes sont redevenus Gros-Jean.
ÉLISABETH. Allons, allons, mon frère Glocester, nous devinons votre pensée. Vous êtes blessé de mon élévation et de l'avancement de mes amis: Dieu nous fasse la grâce de n'avoir jamais besoin de vous!
GLOCESTER. En attendant, Dieu nous fait la grâce, madame, d'avoir besoin de vous: c'est par vos menées que mon frère est emprisonné, que je suis moi-même disgracié, et que la noblesse du royaume est tenue en mépris; tandis qu'on fait tous les jours de nombreuses promotions pour anoblir des personnages qui, deux jours auparavant, avaient à peine un noble.
ÉLISABETH. Au nom de Celui qui, du sein de la destinée tranquille où je vivais satisfaite, m'a élevée à cette grandeur pleine d'inquiétudes, je jure que jamais je n'ai aigri Sa Majesté contre le duc de Clarence, et qu'au contraire j'ai plaidé sa cause avec chaleur. Milord, vous me faites une honteuse injure de jeter sur moi, contre toute vérité, ces soupçons déshonorants.
GLOCESTER. Vous êtes capable de nier que vous avez été la cause de l'emprisonnement de milord Hastings?
RIVERS. Elle le peut, milord; car
GLOCESTER. Elle le peut, lord Rivers? et qui ne le sait pas qu'elle le peut? Elle peut vraiment faire bien plus que le nier: elle peut encore vous faire obtenir nombre d'importantes faveurs et nier après que sa main vous ait secondé, et faire honneur de toutes ces dignités à votre rare mérite. Que ne peut-elle pas? Elle peut!.. oui, par la messe 5, elle peut
RIVERS. Eh bien! par la messe, que peut-elle?..
GLOCESTER. Ce qu'elle peut, par la messe! épouser un roi, un beau jeune adolescent. Nous savons que votre grand'mère n'a pas trouvé un si bon parti.
ÉLISABETH. Milord de Glocester, j'ai trop longtemps enduré vos insultes grossières, et vos brocards amers. Par le ciel! j'informerai Sa Majesté de ces odieux outrages que j'ai tant de fois soufferts avec patience. J'aimerais mieux être servante de ferme que d'être une grande reine à cette condition d'être ainsi tourmentée, insultée, et en butte à vos emportements. Je trouve bien peu de joie à être reine d'Angleterre!
(Entre la reine Marguerite, qui demeure en arrière)MARGUERITE. Et ce peu, puisse-t-il être encore diminué! Mon Dieu, je te le demande! Tes honneurs, ta grandeur, et le trône où tu t'assieds, sont à moi.
GLOCESTER, à Élisabeth. Quoi! vous me menacez de vous plaindre au roi? Allez l'instruire, et ne m'épargnez pas: comptez que ce que je vous ai dit, je le soutiendrai en présence du roi: je brave le danger d'être envoyé à la Tour. Il est temps que je parle: on a tout à fait oublié mes travaux.
MARGUERITE, toujours derrière. Odieux démon! Je ne m'en souviens que trop. Tu as tué, dans la Tour, mon époux Henri, et mon pauvre fils Édouard à Tewksbury.
GLOCESTER, à Élisabeth. Avant que vous fussiez reine, ou votre époux roi, j'étais le cheval de peine dans toutes ses affaires, l'exterminateur de ses fiers ennemis, le rémunérateur prodigue de ses amis; pour couronner son sang, j'ai versé le mien.
MARGUERITE. Oui, et un sang bien meilleur que le sien ou le tien.
GLOCESTER, à Élisabeth. Et pendant tout ce temps, vous et votre mari Grey, combattiez pour la maison de Lancastre; et vous aussi, Rivers. Votre mari n'a-t-il pas été tué dans le parti de Marguerite, à la bataille de Saint-Albans? Laissez-moi vous remettre en mémoire, si vous l'oubliez, ce que vous étiez alors, et ce que vous êtes aujourd'hui; et en même temps ce que j'étais moi, et ce que je suis.
MARGUERITE. Un infâme meurtrier, et tu l'es encore.
GLOCESTER. Le pauvre Clarence abandonna son père Warwick, et se rendit parjure. Que Jésus le lui pardonne!..
MARGUERITE. Que Dieu l'en punisse!
GLOCESTER. Pour combattre en faveur des droits d'Édouard à la couronne, et pour son salaire, ce pauvre lord est dans les fers! Plût à Dieu que j'eusse comme Édouard un coeur de roche, ou que celui d'Édouard fût tendre et compatissant comme le mien! Je suis, pour le monde où nous vivons, d'une sensibilité vraiment trop puérile.
MARGUERITE. Fuis donc aux enfers, de par l'honneur, et quitte ce monde, démon infernal; c'est là qu'est ton royaume.
RIVERS. Milord de Glocester, dans ces temps difficiles, où vous nous reprochez d'avoir été les ennemis de votre maison, nous avons suivi notre maître, notre légitime souverain; nous en ferions de même pour vous si vous deveniez notre roi.
GLOCESTER. Si je le devenais? J'aimerais mieux être porte-balle: loin de mon coeur une pareille pensée!
ÉLISABETH. Milord, quand vous vous figurez qu'il y ait si peu de joie à être roi d'Angleterre, vous pouvez vous figurer aussi que je n'ai pas plus de joie à en être reine.
MARGUERITE. La reine d'Angleterre goûte, en effet, très peu de joie, car c'est moi qui le suis, et je n'en ai plus aucune. Je ne peux me contenir plus longtemps. (Elle s'avance.) Écoutez-moi, pirates querelleurs, qui vous disputez le partage des dépouilles que vous m'avez enlevées: qui de vous peut me regarder sans trembler? Si vous ne vous inclinez pas comme des sujets soumis, devant moi votre reine, c'est comme des rebelles que vous frissonnez devant moi que vous avez déposée. (A Glocester.) Ah! brigand de noble race, ne te détourne pas.
GLOCESTER. Abominable sorcière ridée, que viens-tu offrir à ma vue?
MARGUERITE. L'image de ce que tu as détruit; c'est là ce que je veux faire, avant de te laisser partir.