Comment, Monsieur?..
Comment, Monsieur! Son Altesse vous invite à venir souper avec elle, et vous refusez! Vous êtes cause que cet excellent abbé Scipion vient d'être sévèrement grondé. La princesse ne veut pas croire qu'il se soit acquitté convenablement de son message, et s'en prend à lui de l'affront qu'elle reçoit. Enfin elle m'a commandé de venir vous demander une explication de votre conduite.
Ah! par exemple, voilà qui est trop fort, dit Julien. Il plaît à cette dame de me persifler, et je n'aurais pas le droit de m'y refuser!..
Madame la princesse est fort absolue, dit l'aubergiste à demi-voix; mais
Mais madame la princesse de Cavalcanti peut être absolue tant qu'il lui plaira! s'écria Saint-Julien. Elle n'est pas ici dans ses États, et je ne sais aucune loi française qui lui donne le droit de me faire souper de force avec elle
Pour l'amour du ciel, Monsieur, ne le prenez pas ainsi. Si madame de Cavalcanti recevait une injure dans ma maison, elle serait capable de n'y plus descendre. Une princesse qui passe ici presque tous les ans, Monsieur! et qui ne s'arrête pas deux jours sans faire moins de cinq cents francs de dépense!.. Au nom de Dieu, Monsieur, allez, allez souper avec elle. Le souper sera parfait. J'y ai mis la main moi-même. Il y a des faisans truffés que le roi de France ne dédaignerait pas, des gelées qui
Eh! Monsieur, laissez-moi tranquille
Vraiment, dit l'aubergiste d'un air consterné en croisant ses mains sur son gros ventre, je ne sais plus comment va le monde, je n'y conçois rien. Comment! un jeune homme qui refuse de souper avec la plus belle princesse du monde, dans la crainte qu'on ne se moque de lui! Ah! si madame la princesse savait que c'est là votre motif, c'est pour le coup qu'elle dirait que les Français sont bien ridicules!
Au fait, se dit Julien, je suis peut-être un grand sot de me méfier ainsi. Quand on se moquerait de moi, après tout! je tâcherai, s'il en est ainsi, d'avoir ma revanche. Eh bien! dit-il à l'aubergiste, allez présenter mes excuses à madame la princesse, et dites-lui que j'obéis à ses ordres.
Dieu soit loué! s'écria l'aubergiste. Vous ne vous en repentirez pas; vous mangerez les plus belles truites de Vaucluse!..» Et il s'enfuit transporté de joie.
Saint-Julien, voulant lui donner le temps de faire sa commission, rentra dans la salle des voyageurs. Il remarqua un grand homme pâle, d'une assez belle figure, qui errait autour des tables et qui semblait enregistrer les paroles des autres. Saint-Julien pensa que c'était un mouchard, parce qu'il n'avait jamais vu de mouchard, et que, dans son extrême méfiance, il prenait tous les curieux pour des espions. Personne cependant n'en avait moins l'air que cet individu. Il était lent, mélancolique, distrait, et ne semblait pas manquer d'une certaine niaiserie. Au moment où il passa près de Saint-Julien, il prononça entre ses dents, à deux reprises différentes et en appuyant sur les deux premières syllabes, le nom de Quintilia Cavalcanti.
Puis il retourna auprès de la table, et fit des questions sur cette princesse Cavalcanti.
«Ma foi! Monsieur, répondit une personne à laquelle il s'adressa, je ne puis pas trop vous dire; demandez à ce jeune homme qui est auprès du poêle. C'est un de ses domestiques.»
Saint-Julien rougit jusqu'aux yeux, et, tournant brusquement le dos, il s'apprêtait à sortir de la salle; mais l'étranger, avec une singulière insistance, l'arrêta par le bras, et, le saluant avec la politesse d'un homme qui croit faire une grande concession à la nécessité: «Monsieur, lui dit-il, auriez-vous la bonté de me dire si madame la princesse de Cavalcanti arrive directement de Paris?
Je n'en sais rien, Monsieur, répondit Saint-Julien sèchement. Je ne la connais pas du tout.
Ah! Monsieur, je vous demande mille pardons. On m'avait dit»
Saint-Julien le salua brusquement et s'éloigna. Le voyageur pâle revint auprès de la table.
«Eh bien? lui dit le commis voyageur, qui avait observé sa méprise.
Vous m'avez fait faire une bévue, dit le voyageur pâle à la personne qui l'avait d'abord adressé à Saint-Julien.
Je vous en demande pardon, dit celui-ci. Je croyais avoir vu ce jeune homme sur le siège de la voiture.»
Le commis voyageur, qui était facétieux comme tous les commis voyageurs du monde, crut que l'occasion était bien trouvée de faire ce qu'il appelait une farce. Il savait fort bien que Saint-Julien ne connaissait pas la princesse, puisque c'était précisément à lui qu'il avait adressé une question semblable à celle du voyageur pâle; mais il lui sembla plaisant de faire durer la méprise de ce dernier.
«Parbleu! Monsieur, dit-il, je suis sûr, moi, que vous ne vous êtes pas trompé. Je connais très-bien la figure de ce garçon-là: c'est le valet de chambre de madame de Cavalcanti. Si vous connaissiez le caractère de ces valets italiens, vous sauriez qu'ils ne disent pas une parole gratis; vous lui auriez offert cent sous
En effet,» pensa le voyageur, qui tenait extraordinairement à satisfaire sa curiosité. Il prit un louis dans sa bourse et courut après Saint-Julien.
Celui-ci attendait sous le péristyle que l'hôte vînt le chercher pour l'introduire chez la princesse. Le voyageur pâle l'accosta de nouveau, mais plus hardiment que la première fois, et, cherchant sa main, il y glissa la pièce de vingt francs.
Saint-Julien, qui ne comprenait rien à ce geste, prit l'argent, et le regarda en tenant sa main ouverte dans l'attitude d'un homme stupéfait.
«Maintenant, mon ami, répondez-moi, dit le voyageur pâle. Combien de temps madame la princesse Cavalcanti a-t-elle passé à Paris?
Comment! encore? s'écria Julien furieux en jetant la pièce d'or par terre. Décidément ces gens sont fous avec leur princesse Cavalcanti.»
Il s'enfuit dans la cour, et dans sa colère il faillit s'enfuir de la maison, pensant que tout le monde était d'accord pour le persifler. En ce moment, l'aubergiste lui prit le bras en lui disant d'un air empressé: «Venez, venez, Monsieur, tout est arrangé; l'abbé a été grondé; la princesse vous attend.»
II
Au moment d'entrer dans l'appartement de la princesse, Saint-Julien retrouva cette assurance à laquelle nous atteignons quand les circonstances forcent notre timidité dans ses derniers retranchements. Il serra la boucle de sa ceinture, prit d'une main sa barrette, passa l'autre dans ses cheveux, et entra tout résolu de s'asseoir en blouse de coutil à la table de madame de Cavalcanti, fût-elle princesse ou comédienne.
Elle était debout et marchait dans sa chambre, tout en causant avec ses compagnons de voyage. Lorsqu'elle vit Saint-Julien, elle fit deux pas vers lui, et lui dit: «Allons donc, Monsieur, vous vous êtes fait bien prier! Est-ce que vous craignez de compromettre votre généalogie en vous asseyant à notre table? Il n'y a pas de noblesse qui n'ait eu son commencement, Monsieur, et la vôtre elle-même
La mienne, Madame! répondit Saint-Julien en l'interrompant sans façon, date de l'an mil cent sept.»
La princesse, qui ne se doutait guère des méfiances de Saint-Julien, partit d'un grand éclat de rire. L'espiègle Ginetta, qui était en train d'emporter quelques chiffons de sa maîtresse, ne put s'empêcher d'en faire autant; l'abbé, voyant rire la princesse, se mit à rire sans savoir de quoi il était question. Le seul personnage qui ne parût pas prendre part à cette gaieté fut un grand officier en habit de fantaisie chocolat, sanglé d'or sur la poitrine, emmoustaché jusqu'aux tempes, cambré comme une danseuse, éperonné comme un coq de combat. Il roulait des yeux de faucon en voyant l'aplomb de Saint-Julien et la bonne humeur de la princesse; mais Saint-Julien se fiait si peu à tout ce qu'il voyait, qu'il s'imagina les voir échanger des regards d'intelligence.
«Allons, mettons-nous à table, dit la princesse en voyant fumer le potage. Quand la première faim sera apaisée, nous prierons monsieur de nous raconter les faits et gestes de ses ancêtres. En vérité, il est bien fâcheux, pour nous autres souverains légitimes, que tous les Français ne soient pas dans les idées de celui-ci. Il nous viendrait de par delà les Alpes moins d'influenza contre la santé de nos aristocraties.»
Saint-Julien se mit à manger avec assurance et à regarder avec une apparente liberté d'esprit les personnes qui l'entouraient. «Si je suis assis, en effet, à la table d'une Altesse Sérénissime, se dit-il, l'honneur est moins grand que je ne l'imaginais; car voici des gens qu'elle a traités comme des laquais toute la journée, et qui sont tout aussi bien assis que moi devant son souper.»
La princesse avait coutume, en effet, de faire manger à sa table, lorsqu'elle était en voyage seulement, ses principaux serviteurs: l'abbé, qui était son secrétaire; la lectrice, duègne silencieuse qui découpait le gibier; l'intendant de sa maison, et même la Ginetta, sa favorite; deux autres domestiques d'un rang inférieur servaient le repas, deux autres encore aidaient l'aubergiste à monter le souper. «C'est au moins la maîtresse d'un prince, pensa Saint-Julien; elle est assez belle pour cela.» Et il la regarda encore, quoiqu'il fût bien désenchanté par cette supposition.
Elle était admirablement belle à la clarté des bougies; le ton de sa peau, un peu bilieux dans le jour, devenait le soir d'une blancheur mate qui était admirable. À mesure que le souper avançait, ses yeux prenaient un éclat éblouissant; sa parole était plus brève, plus incisive; sa conversation étincelait d'esprit; mais, à l'exception de la Ginetta, qui, en qualité d'enfant gâté, mettait son mot partout, et singeait assez bien les airs et le ton de sa maîtresse, tous les autres convives la secondaient fort mal. La lectrice et l'abbé approuvaient de l'œil et du sourire toutes ses opinions, et n'osaient ouvrir la bouche. Le premier écuyer d'honneur paraissait joindre à une très-maussade disposition accidentelle une nullité d'esprit passée à l'état chronique. La princesse semblait être en humeur de causer; mais elle faisait de vains efforts pour tirer quelque chose de ce mannequin brodé sur toutes les coutures. Saint-Julien se sentait bien la force de parler avec elle, mais il n'osait pas se livrer. Enfin il prit son parti, et, affrontant ce regard curieusement glacial que chacun laisse tomber en pareille circonstance sur celui qui n'a pas encore parlé, il débuta par une franche et hardie contradiction à un aphorisme moqueur de madame Cavalcanti. Sans s'apercevoir qu'il inquiétait l'écuyer d'honneur, qui n'entendait pas bien le français, il s'exprima dans cette langue. La princesse, qui la possédait parfaitement, lui répondit de même, et, pendant un quart d'heure, toute la table écouta leur dialogue dans un religieux silence.
À vingt ans, on passe rapidement du mépris à l'enthousiasme. On est si porté à augurer favorablement des hommes, qu'on fait immense, exagérée, la réparation qu'on leur accorde à la moindre apparence de sagesse. Saint-Julien, frappé du grand sens que la princesse déploya dans la discussion, était bien près de tomber dans cet excès, quoiqu'il y eût des instants encore où l'idée d'une scène habilement jouée pour le railler venait faire danser des fantômes devant ses yeux éblouis. Il était tenté de prendre toute cette cour italienne pour une troupe de comédiens ambulants. «La prima donna, se disait-il, joue le rôle de cette princesse au nom précieux; l'aide de camp n'est qu'un ténor sans voix et sans âme; cet intendant sourd et muet est peut-être habitué au rôle de la statue du Commandeur; la Ginetta est une vraie Zerlina; et quant à cet abbé stupide, c'est sans doute quelque banquier juif que la prima donna traîne à sa suite et qui défraie toute la troupe.»
Après le dîner, la princesse, s'adressant à son premier écuyer, lui dit en italien: «Lucioli, allez de ma part rendre visite à mon ami le maréchal de camp ***, qui réside dans cette ville. Informez-vous de son adresse, dites-lui que l'empressement et la fatigue du voyage m'ont empêchée de l'inviter à souper, mais que je vous ai chargé de lui exprimer mes sentiments. Allez.»
Lucioli, assez mécontent d'une mission qui pouvait bien n'être qu'un prétexte pour l'éloigner, n'osa résister et sortit.
Dès qu'il fut dehors, l'abbé vint demander à Son Altesse si elle n'avait rien à lui commander, et, sur sa réponse négative, il se retira.
Saint-Julien, ne sachant quelle contenance faire, allait se retirer aussi; mais elle le rappela en lui disant qu'elle avait pris plaisir à sa conversation, et qu'elle désirait causer encore avec lui.
Saint-Julien trembla de la tête aux pieds. Un sentiment de répugnance qui allait jusqu'à l'horreur était le seul qui pût s'allier à l'idée d'une femme d'un rang auguste livrée à la galanterie. Il trouvait une telle femme d'autant plus haïssable qu'elle était plus à craindre, entourée de moyens de séduction, et l'âme remplie de traîtrise et d'habileté. Il regarda fixement la princesse italienne, et se tint debout auprès de la porte, dans une attitude hautaine et froide.
La princesse Cavalcanti ne parut pas y faire attention; elle fit un signe à Ginetta et remit un volume à la lectrice. Aussitôt la soubrette reparut avec une toilette portative en laque japonaise qu'elle dressa sur une table. Elle tira d'un sac de velours brodé un énorme peigne d'écaille blonde incrusté d'or; et, détachant la résille de soie qui retenait les cheveux de sa maîtresse, elle se mit à la peigner, mais lentement, et d'une façon insolente et coquette, qui semblait n'avoir pas d'autre but que d'étaler aux yeux de Saint-Julien le luxe de cette magnifique chevelure.
Au fait, il n'en existait peut-être pas de plus belle en Europe. Elle était d'un noir de corbeau, lisse, égale, si luisante sur les tempes qu'on en eût pris le double bandeau pour un satin brillant; si longue et si épaisse qu'elle tombait jusqu'à terre et couvrait toute la taille comme un manteau. Saint-Julien n'avait rien vu de semblable, si ce n'est dans ses élucubrations fantastiques. Le peigne doré de la Ginetta se jouait en éclairs dans ce fleuve d'ébène, tantôt faisant voltiger les légères tresses sur les épaules de la princesse, tantôt posant sur sa poitrine de grandes masses semblables à des écharpes de jais; et puis, rassemblant tout ce trésor sous son peigne immense, elle le faisait ruisseler aux lumières comme un flot d'encre.
Avec sa tunique de damas jaune, brodée tout autour de laine rouge, sa jupe et son pantalon de mousseline blanche, sa ceinture en torsade de soie, liée autour des reins et tombant jusqu'aux genoux; avec ses babouches brodées, ses larges manches ouvertes et sa chevelure flottante, la riche Quintilia ressemblait à une princesse grecque. Ianthé, Haïdé, n'eussent pas été des noms trop poétiques pour cette beauté orientale du type le plus pur.
Pendant cette toilette inutile et voluptueuse, la duègne lisait, et la princesse semblait ne pas écouter, occupée qu'elle était d'ôter et de remettre ses bagues, de nettoyer ses ongles avec une crème parfumée et de les essuyer avec une batiste garnie de dentelles.
Saint-Julien ne pouvait pas la regarder sans une admiration qu'il combattait en vain. Pour conjurer l'enchanteresse, il eût voulu écouter la lecture. C'était un livre allemand qu'il n'entendait pas.
«Fanciullo, lui dit la princesse sans lever les yeux sur lui, comprends-tu cela?
Pas un mot, Madame.
Mistress White, dit-elle en anglais à la lectrice, lisez le texte latin qui est en regard. Je présume, ajouta-t-elle en regardant Saint-Julien, que vous avez fait vos études, monsieur le gentilhomme?»