«Fanciullo, lui dit la princesse sans lever les yeux sur lui, comprends-tu cela?
Pas un mot, Madame.
Mistress White, dit-elle en anglais à la lectrice, lisez le texte latin qui est en regard. Je présume, ajouta-t-elle en regardant Saint-Julien, que vous avez fait vos études, monsieur le gentilhomme?»
Louis ne répondit que par un signe de tête; la lectrice lut le texte en latin.
C'était un ouvrage de métaphysique allemande, la plus propre à donner des vertiges.
La princesse interrompait de temps en temps la lecture, et, tout en continuant ses féminines recherches de toilette, contredisait et redressait la logique du livre avec une supériorité si mâle, avec une intelligence si pénétrante; elle jetait un coup d'œil si net, si hardi sur les subtilités de cette mystérieuse analyse, que Julien ne savait plus à quelle opinion s'arrêter. Pressé par elle de donner son avis sur les rêveries de l'ascétique Allemand, il déploya tout son petit savoir; mais il vit bientôt que c'était peu de chose en comparaison de celui de madame Cavalcanti. Elle le critiqua doucement, le battit avec bienveillance, et finit par l'écouter avec plus d'attention, lorsque, abandonnant la controverse ergoteuse, il se fia davantage aux lumières naturelles de sa raison et aux inspirations de sa conscience. Quintilia, le voyant dans une bonne voie, l'écoutait parler. Insensiblement il se livra à ce bien-être intellectuel qu'on éprouve à se rendre un compte lumineux de ses propres idées.
Il quitta peu à peu la place éloignée et l'attitude contrainte où la honte l'avait retenu. Il était embarqué dans la plus belle de ses argumentations lorsqu'il s'aperçut qu'il était appuyé sur la toilette de madame Cavalcanti, vis-à-vis d'elle, et sous le feu immédiat de ses grands yeux noirs. Elle avait quitté ses brosses à ongles et repoussé le peigne de Ginetta; tout enveloppée de ses longs cheveux, elle avait croisé sa jambe droite sur son genou gauche, et ses mains autour de son genou droit. Dans cette attitude d'une grâce tout orientale, elle le regardait avec un sourire de douceur angélique, mêlé à une certaine contraction de sourcil qui exprimait un sérieux intérêt.
Saint-Julien, tout épouvanté du danger qu'il courait, s'arrêta d'un air effaré au milieu d'une phrase; mais il voulut en vain donner une expression farouche à son regard, malgré lui il en laissa jaillir une flamme amoureuse et chaste qui fit sourire la princesse.
«C'est assez, dit-elle à sa lectrice; mistress White, vous pouvez vous retirer.»
Louis n'y comprit rien, la tête lui tournait. Il voyait approcher le moment décisif avec terreur; il pensait au rôle ridicule qu'il allait jouer en repoussant les avances de la plus belle personne du monde. Pourtant il se jurait à lui-même de ne jamais servir aux méprisants plaisirs d'une femme, fût-il devenu lui-même le plus roué des hommes.
Tout à coup la princesse lui dit avec aisance:
«Bonsoir, mon cher enfant; je suppose que vous avez besoin de repos, et je sens le sommeil me gagner aussi. Ce n'est pas que votre conversation soit faite pour endormir; elle m'a été infiniment agréable, et je désirerais prolonger le plaisir de cette rencontre. Si vos projets de voyage s'accordaient avec les siens, je vous offrirais une place dans ma voiture Voyons, où allez-vous?
Je l'ignore, Madame; je suis un aventurier sans fortune et sans asile; mais, quelque misérable que je sois, je ne consentirai jamais à être à charge à personne.
Je le crois, dit la princesse avec une bonté grave; mais entre des personnes qui s'estiment, il peut y avoir un échange de services profitable et honorable à toutes deux. Vous avez des talents, j'ai besoin des talents d'autrui; nous pouvons être utiles l'un à l'autre. Venez me voir demain matin; peut-être pourrons-nous ne pas nous séparer si tôt, après nous être entendus si vite et si bien.»
En achevant ces mots, elle lui tendit la main et la lui serra avec l'honnête familiarité d'un jeune homme. Saint-Julien, en descendant l'escalier, entendit les verrous de l'appartement se tirer derrière lui.
«Allons, dit-il, j'étais un fou et un niais; madame Cavalcanti est la plus belle, la plus noble, la meilleure des femmes.»
III
Julien eut bien de la peine à s'endormir. Toute cette journée se présentait à sa mémoire comme un chapitre de roman; et lorsqu'il s'éveilla le lendemain, il eut peine à croire que ce ne fût pas un rêve. Empressé d'aller trouver la princesse, qui devait partir de bonne heure, il s'habilla à la hâte et se rendit chez elle le cœur joyeux, l'esprit tout allégé des doutes injustes de la veille. Il trouva madame Cavalcanti déjà prête à partir. Ginetta lui préparait son chocolat tandis qu'elle parcourait une brochure sur l'économie politique.
«Mon enfant, dit-elle à Julien, j'ai pensé à vous; je sais à quelle force vous avez atteint dans vos études, ce n'est ni trop ni trop peu. Avez-vous étudié en particulier quelque chose dont nous n'ayons pas parlé hier?
Non pas, que je sache. Votre Altesse m'a prouvé qu'elle en savait beaucoup plus que moi sur toutes choses; c'est pourquoi je ne vois pas comment je pourrais lui être utile.
Vous êtes précisément l'homme que je cherchais; je veux réduire le nombre des personnes qui me sont attachées et en épurer le choix; je veux réunir en une seule les fonctions de ma lectrice et celles de mon secrétaire. Je marie l'une avantageusement à un homme dont j'ai besoin de me divertir; l'autre est un sot dont je ferai un excellent chanoine avec mille écus de rente. Tous deux seront contents, et vous les remplacerez auprès de moi. Vous cumulerez les appointements dont ils jouissaient, mille écus d'une part et quatre mille francs de l'autre; de plus l'entretien complet, le logement, la table, etc.»
Cette offre, éblouissante pour un homme sans ressource comme l'était alors Saint-Julien, l'effraya plus qu'elle ne le séduisit.
«Excusez ma franchise, dit-il après un moment d'hésitation; mais j'ai de l'orgueil: je suis le seul rejeton d'une noble famille; je ne rougis point de travailler pour vivre, mais je craindrais de porter une livrée en acceptant les bienfaits d'un prince.
Il n'est question ni de livrée ni de bienfaits, dit la princesse; les fonctions dont je vous charge vous placent dans mon intimité.
C'est un grand bonheur sans doute, reprit Julien embarrassé; mais, ajouta-t-il en baissant la voix, mademoiselle Ginetta est admise aussi à l'intimité de Votre Altesse.
J'entends, reprit-elle; vous craigniez d'être mon laquais. Rassurez-vous, Monsieur, j'estime les âmes fières et ne les blesse jamais. Si vous m'avez vue traiter en esclave le pauvre abbé Scipione, c'est qu'il a été au-devant d'un rôle que je ne lui avais pas destiné. Essayez de ma proposition; si vous ne vous fiez pas à ma délicatesse, le jour où je cesserai de vous traiter honorablement, ne serez-vous pas libre de me quitter?
Je n'ai pas d'autre réponse à vous faire, Madame, répondit Saint-Julien entraîné, que de mettre à vos pieds mon dévouement et ma reconnaissance.
Je les accepte avec amitié, reprit Quintilia en ouvrant un grand livre à fermoir d'or; veuillez écrire vous-même sur cette feuille nos conventions, avec votre nom, votre âge, votre pays. Je signerai.»
Quand la princesse eut signé ce feuillet et un double que Julien mit dans son portefeuille, elle fit appeler tous ses gens, depuis l'aide de camp jusqu'au jockey, et, tout en prenant son chocolat, elle leur dit avec lenteur et d'un ton absolu;
M. l'abbé Scipione et mistress White cessent de faire partie de ma maison. C'est M. le comte de Saint-Julien qui les remplace. White et Scipione ne cessent pas d'être mes amis, et savent qu'il ne s'agit pas pour eux de disgrâce, mais de récompense. Voici M. de Saint-Julien. Qu'il soit traité avec respect, et qu'on ne l'appelle jamais autrement que M. le comte. Que tous mes serviteurs me restent attachés et soumis; ils savent que je ne leur manquerai pas dans leurs vieux jours. Ne tirez pas vos mouchoirs et ne faites pas semblant de pleurer de tendresse. Je sais que vous m'aimez; il est inutile d'en exagérer le témoignage. Je vous salue. Allez-vous-en.»
M. l'abbé Scipione et mistress White cessent de faire partie de ma maison. C'est M. le comte de Saint-Julien qui les remplace. White et Scipione ne cessent pas d'être mes amis, et savent qu'il ne s'agit pas pour eux de disgrâce, mais de récompense. Voici M. de Saint-Julien. Qu'il soit traité avec respect, et qu'on ne l'appelle jamais autrement que M. le comte. Que tous mes serviteurs me restent attachés et soumis; ils savent que je ne leur manquerai pas dans leurs vieux jours. Ne tirez pas vos mouchoirs et ne faites pas semblant de pleurer de tendresse. Je sais que vous m'aimez; il est inutile d'en exagérer le témoignage. Je vous salue. Allez-vous-en.»
Elle tira sa montre de sa ceinture et ajouta:
«Je veux être partie dans une demi-heure.»
L'auditoire s'inclina et disparut dans un profond silence. Les ordres de la princesse n'avaient pas rencontré la moindre apparence de blâme ou même d'étonnement sur ces figures prosternées. L'exercice ferme d'une autorité absolue a un caractère de grandeur dont il est difficile de ne pas être séduit, même lorsqu'il se renferme dans d'étroites limites. Saint-Julien s'étonna de sentir le respect s'installer pour ainsi dire dans son âme sans répugnance et sans effort.
Il retourna dans sa chambre pour prendre quelques effets, et il redescendait l'escalier avec son petit sac de voyage sous le bras, lorsque le grand voyageur pâle qui lui avait montré la veille une si étrange curiosité accourut vers lui et le salua en lui adressant mille excuses obséquieuses sur son impertinente méprise. Saint-Julien eût bien voulu l'éviter, mais ce fut impossible. Il fut forcé d'échanger quelques phrases de politesse avec lui, espérant en être quitte de la sorte. Il se flattait d'un vain espoir; le voyageur pâle, saisissant son bras, lui dit du ton pathétique et solennel d'un homme qui vous inviterait à son enterrement, qu'il avait quelque chose d'important à lui dire, un service immense à lui demander. Saint-Julien, qui, malgré ses défiances continuelles, était bon et obligeant, se résigna à écouter les confidences du voyageur pâle.
«Monsieur, lui dit celui-ci, prenez-moi pour un fou, j'y consens; mais, au nom du ciel! ne me prenez pas pour un insolent, et répondez à la question que je vous ai adressée hier soir: Qu'est-ce que la princesse Quintilia Cavalcanti?
Je vous jure, Monsieur, que je ne le sais guère plus que vous, répondit Saint-Julien; et pour vous le prouver, je vais vous dire de quelle manière j'ai fait connaissance avec elle.»
Quand il eut terminé son récit, que le voyageur écouta d'un air attentif, celui-ci s'écria:
«Ceci est romanesque et bizarre, et me confirme dans l'opinion où je suis que cette étrange personne est ma belle inconnue du bal de l'Opéra.
Qu'est-ce que vous voulez dire? demanda Saint-Julien en ouvrant de grands yeux.
Puisque vous avez eu la bonté de me conter votre aventure, répliqua le voyageur, je vais vous dire la mienne. J'étais, il y a six semaines, au bal de l'Opéra à Paris; je fus agacé par un domino si plein d'extravagance, de gentillesse et de grâce, que j'en fus absolument enivré. Je l'entraînai dans une loge, et elle me montra son visage: c'était le plus beau, le plus expressif que j'aie vu de ma vie. Je la suivis tout le temps du bal, bien qu'après m'avoir fait mille coquetteries elle semblât faire tous ses efforts pour m'échapper. Elle réussit un instant à s'éclipser; mais guidé par cette seconde vue que l'amour nous donne, je la rejoignais sous le péristyle, au moment où elle montait dans une voiture élégante qui n'avait ni chiffre ni livrée. Je la suppliai de m'écouter; alors elle me dit qu'elle occupait un rang élevé dans le monde, qu'elle avait des convenances à garder, et qu'elle mettait des conditions à mon bonheur. Je jurai de les accepter toutes. Elle me dit que la première serait de me laisser bander les yeux. J'y consentis; et, dès que nous fûmes assis dans la voiture, elle m'attacha son mouchoir sur les yeux en riant comme une folle. Lorsque la voiture s'arrêta, elle me prit le bras d'une main ferme, me fit descendre, et me conduisit si lestement que j'eus de la peine à ne pas tomber plusieurs fois en chemin. Enfin elle me poussa rudement, et je tombai avec effroi sur un excellent sofa. En même temps elle fit sauter le bandeau, et je me trouvai dans un riche cabinet où tout annonçait le goût des arts et l'élévation des idées. Elle me laissa examiner tout avec curiosité: c'était, comme je m'en aperçus en regardant ses livres, une personne savante, lisant le grec, le latin et le français. Elle était Italienne, et semblait avoir vécu parmi ce qu'il y a de plus élevé dans la société, tant elle avait de noblesse dans les manières et d'élégance dans la conversation. Je vous avouerai que je faillis d'abord en devenir fou d'orgueil et de joie, et qu'ensuite je fus ébloui et effrayé de la distance qui existait sous tous les rapports entre une telle femme et moi. Autant j'avais été confiant et fat durant le bal, autant je devins humble et craintif quand je fus bien convaincu que je n'avais point affaire à une intrigante, mais à une personne d'un rang et d'un esprit supérieurs. Ma timidité lui plut sans doute; car elle redevint folâtre et même provocante.»
Saint-Julien rougit, et le voyageur s'en apercevant, lui dit d'un air plus grave et un visage plus pâle que de coutume:
«Vous me trouvez peut-être fat, Monsieur, et pourtant ce que je vous disais en confidence est de la plus exacte vérité. Je n'ai l'air ni fanfaron, ni mauvais plaisant, n'est-il pas vrai?
Non, certainement, répliqua Julien. Je vous écoute, veuillez continuer.
C'était une étrange créature, grave, diserte, railleuse, haute et digne, insolente, et, vous dirai-je tout? un peu effrontée. Après m'avoir imposé silence avec autorité pour un mot hasardé, elle disait les choses les plus comiques et les moins chastes du monde.
En vérité? dit Julien saisi de dégoût.
Il n'est que trop vrai, poursuivit le voyageur. Eh bien, malgré ces bizarreries, et peut-être à cause de ces bizarreries, j'en devins éperdument amoureux, non de cet amour idéal et pur dont votre âge est capable, mais d'un amour inquiet, dévorant comme un désir. Enfin, Monsieur, je fus, ce soir-là, le plus heureux des hommes, et je sollicitai avec ardeur la faveur de la voir le lendemain; elle me le promit à la condition que je ne chercherais à savoir ni son nom, ni sa demeure. Je jurai de respecter ses volontés. Elle me banda de nouveau les yeux, me conduisit dehors, et me fit remonter en voiture. Au bout d'une demi-heure on m'en fit descendre. Au moment où j'étais sur le marchepied, une joue douce et parfumée, que je reconnus bien, effleura la mienne, et une voix, que je ne pourrai jamais oublier, me glissa ces mots dans l'oreille: À demain. J'arrachai le bandeau; mais on me poussa sur le pavé, et la portière se referma précipitamment derrière moi. La voiture n'avait point de lanternes et partit comme un trait. J'étais dans une des plus sombres allées des Champs-Élysées. Je ne vis rien, et j'eus bientôt cessé d'entendre le bruit de la voiture, quelques efforts que je fisse pour la suivre. Il faisait un verglas affreux; je tombais à chaque pas, et je pris le parti de rentrer chez moi.
Et le lendemain? dit Julien.
Je n'ai jamais revu mon inconnue, si ce n'est tout à l'heure, à une des fenêtres qui donnent sur la cour de cette auberge; et c'est la princesse Quintilia Cavalcanti.
Vous en êtes sûr, Monsieur? dit Julien triste et consterné.
J'en ai une autre preuve, dit le voyageur en tirant de son sein une montre fort élégante et en l'ouvrant: regardez ce chiffre; n'est-ce pas celui de Quintilia Cavalcanti, avec cette abréviation Pra, c'est-à-dire principessa? Maudite abréviation qui m'a tant fait chercher!