«Il est impossible que ces choses soient l'effet du hasard, dit-il; mais que suis-je pour qu'elle s'occupe ainsi de moi, pour qu'elle m'honore d'une amitié si délicate? Quintilia! dût le monde me couvrir de sa sanglante moquerie, je m'estimerais bien malheureux s'il me fallait échanger le trésor de cette sainte affection contre une nuit de ton plaisir!.. Et pourtant quel orgueil serait donc le mien si j'aspirais à être le seul amant d'une femme comme elle? Suis-je fou? suis-je sot?»
Le lendemain matin, il se hasarda à tirer la tresse de soie de sa sonnette, moins par le besoin qu'il avait d'un domestique que par un sentiment de curiosité inquiète et vague appliqué à toutes les choses qui l'entouraient. Deux minutes après, il vit entrer le page de la princesse. C'était un enfant de seize ans, si fluet et si petit qu'il paraissait en avoir douze. Sa physionomie fine et mobile, son air enjoué, hardi et pétulant, son costume théâtral, sa chevelure blonde et frisée, réalisaient le plus beau type de page espiègle et d'enfant gâté qui ait jamais porté l'éventail d'une reine.
«Eh quoi! c'est toi, Galeotto? dit le jeune comte avec surprise.
«Oui, c'est moi, répondit le page avec fierté: la princesse me met à vos ordres; mais écoutez. Vous ne devez jamais oublier que je me nomme Galeotto degli Stratigopoli, descendant de princes esclavons, et que je suis votre égal en toutes choses. Si la pauvreté a fait de moi un aventurier, elle n'en pourra jamais faire un valet. Sachez donc que je suis ici ami et compagnon. J'obéis à la princesse; je la servirai à genoux, parce qu'elle est femme et belle; mais vous, je ne consentirai jamais qu'à obliger Est-ce convenu?
Je n'ai pas besoin d'un serviteur, répondit Saint-Julien, et j'ai besoin d'un ami. Vous voyez que le hasard me sert bien, n'est-il pas vrai?»
Galeotto lui tendit la main, et un sourire amical entr'ouvrit sa bouche vermeille.
«Son Altesse, reprit-il, m'avait bien dit que nous nous entendrions et que nous serions frères. Elle désire que nous n'ayons point de rapports avec les laquais. Jeunes comme nous voici, pauvres comme nous l'étions hier, nous n'avons pas besoin de valets de chambre; mais nous avons besoin mutuellement de conseil et de société. C'est pourquoi nos gentilles cellules sont voisines l'une de l'autre, une sonnette communique de vous à moi; mais prenez-y bien garde, la même communication existe de moi à vous, et pour commencer vous allez voir.»
Le page sortit, et peu après une sonnette cachée dans les draperies du lit de Saint-Julien fut ébranlée avec autorité. Le jeune comte comprit, et se hâta de sortir de sa chambre. Au bout de quelques pas il vit Galeotto sur le seuil de la sienne.
«Mon jeune maître, dit Saint-Julien, me voici, j'ai entendu votre appel.
C'est bien, dit le page; maintenant retournons chez vous, je vais vous aider à vous habiller. Cela est d'une haute importance, ajouta-t-il, voyant que Julien faisait quelque cérémonie; j'accomplis ma mission, laissez-moi faire.»
Alors Galeotto tira de sa poche une clef de vermeil dont il se servit pour ouvrir les tiroirs d'un grand coffre de cèdre qui servait de commode dans la chambre de Saint-Julien. Il y prit des vêtements d'une forme étrange, devant lesquels le jeune Français se récria, saisi de répugnance:
«Vous êtes un niais, mon bon ami, lui dit le page; vous craignez d'être ridicule en vous affublant d'un costume de comédie. Il ne fallait pas vous mettre sous la domination d'une femme. Vous oubliez donc que nous jouons ici les premiers rôles après le singe et le perroquet? J'ai fait comme vous la première fois qu'on m'ôta ma petite soutane râpée (car je m'étais enfui du séminaire par-dessus les murs), pour me mettre ce justaucorps de soie, ces bas brodés et ces plumes, qui me donnent l'air d'un kakatoès. Je pleurai, je criai (j'avais douze ans alors); je voulus déchirer mes manchettes et jeter mon bonnet sur les toits; mais la Ginetta, qui est une fille d'esprit, me fit la leçon, et je vous assure que je me trouve aujourd'hui fort à mon avantage. Voyez, ajouta le malin page en se promenant devant une glace où il se répétait de la tête aux pieds; cette petite jambe fine et ce pied de femme ne seraient-ils pas perdus sous un pantalon de soldat et sous une botte hongroise? Croyez-vous que ma taille fût aussi souple et mes mouvements aussi gracieux sous les traits d'un dolman ou sous le drap de votre frac grossier? Quant à mes dentelles, elles ne sont pas beaucoup plus blanches que mes mains, c'est en dire assez; et mes cheveux, que vous trouvez peut-être un peu efféminés, Monsieur, c'est la Ginetta qui les frise et les parfume. Allez, mon cher, fiez-vous aux femmes pour savoir ce qui nous sied; là où elles règnent, nous ne sommes pas trop malheureux.
Galeotto, dit Saint-Julien en cédant d'un air tout rêveur à ses instigations, je vous avoue que, s'il en est ainsi, cette cour n'est pas trop de mon goût. Vous êtes spirituel, brillant; cette vie doit vous plaire. D'ailleurs, vous n'avez pas encore atteint l'âge où la nécessité d'un rôle plus sérieux se fait sentir. Vous avez bien déjà la fierté d'un homme; mais vous avez encore l'heureuse légèreté d'un enfant. Pour moi, je suis déjà vieux; car j'ai l'humeur mélancolique, le caractère nonchalant. Une vie de fêtes ne me convient guère; je ne sais pas plaire aux femmes; j'aimerais mieux vivre à la manière d'un homme.
Admirable princesse! s'écria Galeotto en lui boutonnant son pourpoint de velours noir.
Je ne voudrais pas plus que vous porter un mousquet sur un bastion et fumer dans un corps de garde, continua Julien; je ne me sens pas fait pour cette vie rude, ennemie du développement de l'intelligence.
Sublime bon sens de Son Altesse! reprit le page en lui attachant au-dessus du genou une jarretière d'argent ciselé.
Mais je voudrais, continua Saint-Julien, pouvoir accomplir ici quelque travail utile, et avoir le droit de consacrer à l'étude mes heures de loisir.
Vive son Altesse Sérénissime! s'écria le page.
Qu'avez-vous donc à plaisanter ainsi? dit Julien. Vous ne m'écoutez pas.
Parfaitement, au contraire, répondit l'enfant; et si je me récrie en vous écoutant, c'est de voir que Son Altesse vous connaisse déjà si bien. Tout ce que vous me dites là, elle me l'a dit hier soir; et vous pensez bien qu'après vous avoir si nettement jugé, elle a trop d'esprit pour vous détourner de votre vocation. Tout ce que vous désirez, elle vous l'a préparé; elle est entrée dans le fond de votre cerveau par la prunelle de vos yeux, elle a saisi votre âme dans le son de votre voix. Attendez quelques jours, et si vous n'êtes pas content de votre sort, il faudra vous aller pendre, car c'est que vous aurez le spleen. En attendant, regardez-vous, et dites-moi si le choix de ce vêtement ne révèle pas chez notre souveraine le sentiment de l'art et de l'intelligence du cœur.
Je vois que vous êtes très-ironique, dit Julien en se regardant sans se voir; moi, ce n'est pas mon humeur.
Seriez-vous susceptible?
Peut-être un peu, je l'avoue à ma honte.
Vous auriez tort; mais, sur mon honneur! je ne raille pas. Regardez-vous; je sors pour ne pas vous intimider.»
Le nonchalant Julien resta debout devant sa glace sans penser à suivre le conseil du page. Peu à peu, il s'examina avec répugnance d'abord, puis avec étonnement, et enfin avec un certain plaisir. Ce pourpoint noir, cette large fraise blanche, ces longs cheveux lisses et tombant sur les tempes, allaient si parfaitement à la figure pâle, à la démarche timide, à l'air doux et un peu méfiant du jeune philosophe, qu'on ne pouvait plus le concevoir autrement après l'avoir vu vêtu ainsi. Saint-Julien ne s'était jamais aperçu de sa beauté. Aucun des rustiques amis qui avaient entouré son enfance ne s'en était avisé; on l'avait, au contraire habitué à regarder la délicatesse de sa personne comme une disgrâce de la nature et comme une organisation assez méprisable. Pour la première fois, en se voyant semblable à un type qu'il avait souvent admiré dans les copies gravées des anciens tableaux il s'étonna de ne point trouver sa ténuité ridicule et sa gaucherie disgracieuse. Une satisfaction ingénue se répandit sur sa figure et l'absorba tellement, qu'il resta près d'un quart d'heure en extase devant lui-même, s'oubliant complètement, et prenant la glace où il se regardait, dans son immobilité contemplative, pour un beau tableau suspendu devant lui.
Deux figures épanouies qui se montrèrent au second plan détruisirent son illusion. Il s'éveilla comme d'un songe, et vit derrière lui le page et la Ginetta, qui l'applaudissaient en riant de toute leur âme. Un peu confus d'être surpris ainsi, le jeune comte s'adossa à la boiserie de sa chambre, et, se croisant les bras, attendit que leur gaieté se fût exhalée; mais son regard triste et un peu méprisant ne put en réprimer l'élan. Le page sauta sur le lit en se tenant les flancs, et la Ginetta se laissa tomber sur un carreau avec la grâce d'une chatte qui joue.
Mais, se levant tout à coup et croisant ses bras sur sa poitrine, elle s'adossa à la boiserie, précisément en face de Julien, et dans la même attitude que lui. Puis elle le regarda du haut en bas avec une attention sérieuse.
Se tournant ensuite vers le page, elle lui dit d'un ton grave: «Seulement la jambe un peu grêle et les genoux un peu rapprochés; mais ce n'est pas disgracieux, tant s'en faut.»
Saint-Julien, très-piqué de leurs manières, se sentait rougir de honte et de colère lorsqu'on entendit sonner onze heures. Le page et la soubrette, tressaillant comme des lévriers au son du cor, le saisirent chacun par un bras en s'écriant: «Vite, vite, à notre poste!» et avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, il se trouva dans la chambre de la princesse.
V
Quintilia était étendue sur de riches tapis et fumait du latakié dans une longue chibouque couverte de pierreries. Elle portait toujours ce costume grec qu'elle semblait affectionner, mais dont l'éclat, cette fois, était éblouissant. Les étoffes de soie des Indes à fond blanc semé de fleurs étaient bordées d'ornements en pierres précieuses; les diamants étincelaient sur ses épaules et sur ses bras. Sa calotte de velours bleu de ciel, posée sur ses longs cheveux flottants, était brodée de perles fines avec une rare perfection. Un riche poignard brillait dans sa ceinture de cachemire. Un jeune axis apprivoisé dormait à ses pieds, le nez allongé sur une de ses pattes fluettes. Appuyée sur le coude, et s'entourant des nuages odorants du latakié, la princesse, fermant les yeux à demi, semblait plongée dans une de ces molles extases dont les peuples du Levant savent si bien savourer la paisible béatitude. La Ginetta se mit à lui préparer du café, et le page à remplir sa pipe, qu'elle lui tendit d'un air nonchalant, après lui avoir fait un très petit signe de tête amical. Julien restait debout au milieu de la chambre, éperdu d'admiration, mais singulièrement embarrassé de sa personne.
Quintilia, soufflant au milieu du nuage d'opale qui flottait autour d'elle, distingua enfin son secrétaire intime, qui attendait craintivement ses ordres. «Ah! c'est toi, Giuliano? dit-elle en lui tendant sa belle main; es-tu bien dans ton nouvel appartement? Trouves-tu que j'aie été un bon factotum dans ton petit palais? À ton tour, tu auras bien des choses à faire dans le mien: mais nous parlerons de cela demain. Aujourd'hui je te présente à mes courtisans; songe à faire bonne contenance. Voyons; ton costume? marche un peu. Comment le trouves-tu, Ginetta?
Je suis absolument de l'avis de Votre Altesse.
Et toi, Galeotto?
Si mademoiselle n'avait rien dit, j'aurais dit quelque chose; mais ne trouve rien de plus spirituel à répondre que ce qu'elle a trouvé.
Ginetta, dit la princesse, je vous défends de tourmenter Galeotto. D'ailleurs, ajouta-t-elle en voyant l'air triste et contraint de Saint-Julien, ces enfantillages ne sont pas du goût de M. le comte, et il vous faudra, avec lui, brider un peu votre folle humeur.
Madame, dit Julien, qui craignait de jouer le rôle d'un pédant, laissez, je vous en prie, leur gaieté s'exercer à mes dépens; je suis un paysan sans grâce et sans esprit, leurs sarcasmes me formeront peut-être.
C'est notre amitié qui prendra ce soin, dit Quintilia. Mais, dis-moi, enfant, tu ne m'as pas conté ton histoire, et je ne sais pas encore par quelle bizarrerie du destin monsieur le comte de Saint-Julien m'a fait l'honneur de me suivre en Illyrie. Je gagerais qu'il y a là-dessous quelque aventure d'amour, quelque grande passion de roman, contrariée par des parents inflexibles; tu m'as bien l'air d'être venu à moi par-dessus les murs. Voyons, Ragazzo, quelle escapade avez-vous faite? pour quelle dette de jeu, pour quel grand coup d'épée, pour quelle fille enlevée ou séduite avez-vous pris votre pays par pointe?»
En parlant ainsi, elle posa son pied chaussé d'un bas de soie bleuâtre lamé d'argent sur le flanc de sa biche tachetée, et, tout en prenant sa chibouque des mains du page, elle le baisa au front avec indolence.
Cette familiarité ne troubla nullement Galeotto, qui semblait tout à fait dévoué à son rôle d'enfant; mais elle fit monter le sang au visage du timide Julien.
«Voyons, dit la princesse sans y faire attention; nous avons encore une heure à attendre l'ouverture du cérémonial; veux-tu nous raconter tes aventures?
Hélas! Madame, répondit Julien, il vaudrait mieux m'ordonner de vous lire un conte des Mille et une Nuits ou un des romanesques épisodes de Cervantès; ce serait plus amusant pour Votre Altesse que les obscures souffrances d'un héros aussi vulgaire et d'un conteur aussi médiocre que je le suis.
Je crois comprendre ta répugnance, Giuliano, reprit la princesse; tu crains d'être écouté avec indifférence: tu te trompes; il ne s'agit pas pour moi de satisfaire une curiosité oisive; je voudrais lire jusqu'au fond de ton cœur, afin d'éclairer mon amitié sur les moyens de te rendre heureux. Si tu doutes de l'intérêt avec lequel nous allons t'entendre, attends que la confiance te vienne. C'est à nous de savoir la mériter.
Je serais un sot et un ingrat, répondit Julien, si je doutais de la bienveillance de Votre Altesse après les bontés dont elle m'a comblé; je crois aussi à l'amitié de mon jeune confrère, à la discrétion de la signora Gina. D'ailleurs il n'y a point de piquants mystères dans mon histoire, et les malheurs domestiques dont j'ai souffert ne peuvent être aggravés ni adoucis par la publicité.»
Galeotto prit la main de Julien et le fit asseoir sur le tapis, entre lui et l'axis favori. Le jeune comte raconta son histoire en ces termes:
«Je suis né en Normandie, de parents nobles, mais ruinés par la révolution du siècle dernier. Ma mère, en partant pour l'étranger, fut heureuse de pouvoir confier mon éducation à un prêtre à qui elle avait rendu d'importants services dans des temps meilleurs, et qui, par reconnaissance, se chargea de moi. J'avais six ans quand on m'installa au presbytère dans un riant village de ma patrie. Le curé était encore jeune, mais c'était un homme austère et fervent comme un chrétien des anciens jours. Intelligent et instruit, il se plut à étendre le cercle de mes idées aussi loin qu'il est possible de le faire sans dépasser les limites sacrées de la foi. Il jugeait toutes les choses humaines avec sévérité, mais avec calme. Ses principes étaient inflexibles, et l'extrême pureté de sa conscience lui donnait le droit d'être ferme et absolu avec les méchants. Il était peu susceptible d'enthousiasme, si ce n'est lorsqu'il s'agissait de flétrir le vice par des paroles véhémentes et de repousser l'hypocrite ostentation des faux dévots.
«Malgré cette noble sincérité et l'horreur qu'il éprouvait pour tout machiavélisme religieux, cet homme respectable était peu compris et peu aimé. On l'accusait de manquer de tolérance, et on le confondait avec les fanatiques qui, sous la robe du lévite, recèlent la haine et l'aigreur jalouse des cœurs froissés. Mais on était injuste envers lui, je puis l'affirmer. C'était le plus chaste et en même temps le moins chagrin des prêtres. La fermeté, l'esprit d'ordre et l'amour de la justice, qui étaient les principaux traits de son caractère, entretenaient dans ses manières et dans ses mœurs une sérénité patriarcale. Sa maison était rigoureusement bien tenue; sa sœur, digne et excellente ménagère, distribuait ses aumônes avec discernement, et il avait si bien surveillé sa paroisse, qu'on n'y voyait plus aucun malfaiteur ni aucun vagabond troubler le repos ou effaroucher la conscience des honnêtes gens.