Le secrétaire intime - Жорж Санд 4 стр.


 Comment avez-vous cette montre? dit Julien.

 Par un hasard étrange, j'en avais une absolument semblable, et je l'avais posée sur la cheminée du boudoir où je fus conduit par mon masque. La cherchant précipitamment, je pris celle-ci qui était suspendue à côté, et ce ne fut qu'au bout de quelques jours que je m'aperçus du chiffre gravé dans l'intérieur.

 Je ne sais si je rêve, dit Saint-Julien en regardant la montre; mais il me semble que j'en ai vu tout à l'heure une semblable dans les mains de cette femme.

 Une montre de platine russe, travaillée en Orient, dit le voyageur, avec des incrustations d'or émaillé!

 Je crois que oui, dit Julien.

 Eh bien, ouvrez-la, Monsieur, et vous y trouverez le nom de Charles de Dortan; faites-le, au nom du ciel!

 Comment voulez-vous que j'aille demander à la princesse de voir sa montre? et d'ailleurs qu'y gagnerez-vous?

 Oh! je veux lui reprocher son effronterie; on ne se joue pas ainsi d'un homme de bonne foi qui s'est soumis à tant de précautions mystérieuses. Il faut démasquer une infâme coquette, ou bien il faut qu'elle me tienne ses promesses, et je garderai à jamais le silence sur cette aventure; car, après tout, Monsieur, je suis encore capable d'en être amoureux comme un fou.

 Je vous en fais mon compliment, dit froidement Saint-Julien; pour moi, je hais cette sorte de femmes, et je

 Voici la voiture qui va partir! s'écria le voyageur: je veux l'attendre au passage, lui crier mon nom aux oreilles, la terrasser de mon regard Mais de grâce, Monsieur, allez d'abord lui dire que je veux lui parler, que je suis Charles de Dortan; elle sait très-bien mon nom, elle me l'a demandé. Et d'ailleurs elle a ma montre»

Le majordome de la princesse vint appeler Julien; celui-ci obéit, et trouva le page, la duègne et les autres installés dans les voitures de suite et prêts à partir. La princesse parut bientôt avec la Ginetta; elles étaient coiffées de grands voiles noirs pour se préserver de la poussière de la route. La princesse avait levé le sien; mais quand elle vit sa voiture entourée de curieux, elle sembla éprouver un sentiment d'impatience et d'ennui, et baissa son voile sur son visage. En ce moment le voyageur pâle s'élançait pour la voir; il s'élança trop tard et ne la vit pas.

Alors, n'osant adresser la parole à cette femme dont il ne distinguait pas les traits, il prit le bras de Saint-Julien et dit d'un ton d'instance:

«De grâce, dites mon nom.»

Saint-Julien céda machinalement et dit à la princesse:

«Madame, voici M. Charles de Dortan.

 Je n'ai pas l'honneur de le connaître, répondit la princesse, et je le salue. Allons, Messieurs, en voiture; dépêchons-nous!»

À ce ton absolu, les serviteurs de la princesse écartèrent précipitamment les curieux, et Quintilia monta en voiture sans que le voyageur pâle osât lui parler. Saint-Julien le vit serrer les poings et s'élancer avec anxiété sur un banc pour regarder dans la voiture.

 Qu'est-ce que c'est que cet homme-là qui nous regarde tant? dit nonchalamment la princesse en s'étendant à demi au fond de la voiture, dont Saint-Julien et la Ginetta occupaient le devant.

 Je ne sais pas, Madame, répondit la Ginetta avec candeur en relevant son voile.

 C'est M. Charles de Dortan, dit Saint-Julien indigné.

 N'est-ce pas un horloger?» dit la princesse avec tant de calme, que Saint-Julien ne put savoir si c'était une question de bonne foi ou une plaisanterie effrontée.

La princesse releva aussi son voile, se tourna vers Dortan, et lui dit d'un ton froid et impératif:

«Monsieur, reculez-vous; on ne regarde pas ainsi une femme.

Dortan devint pâle comme la lune et resta fasciné à sa place.

La voiture partit au galop.

«Ces Français sont insolents! dit la Ginetta au bout d'un instant.

 Pourquoi? dit la princesse, qui avait déjà oublié l'incident.

 Il faut, pensa Julien, que ce Dortan soit un imbécile ou un fou.»

Les manières tranquilles de la princesse le subjuguèrent bientôt, et il lui sembla avoir rêvé l'histoire de Dortan. Pendant ce temps le chemin se dérobait sous les pieds des chevaux, et Avignon s'effaçait dans la poussière de l'horizon.

IV

Les journées de ce voyage passèrent comme un songe pour Julien. La princesse s'était faite homme pour lui parler. Elle avait un art infini pour tirer de chaque question tout le parti possible, pour la simplifier, l'éclaircir et la revêtir ensuite de tout l'éclat de sa pensée vaste et brillante. Toutes ses opinions révélaient une âme forte, une volonté implacable, une logique âpre et serrée. Ce caractère viril éblouissait le jeune comte. Une chose seule l'affligeait, c'était de n'y pas voir percer plus de sensibilité; un peu plus d'entraînement, un peu moins de raison, l'eussent rendu plus séduisant sans lui ôter peut-être sa puissance. Mais Saint-Julien ne savait pas encore précisément s'il se trompait en augurant de la beauté de l'intelligence plus que de la bonté du cœur. Peut-être cette âme si vaste avait-elle encore plus d'une face à lui montrer, plus d'un trésor à lui révéler. Seulement il s'effrayait de la trouver plus disposée à la critique qu'à la sympathie lorsqu'il s'écartait de la réalité positive pour s'égarer à la suite de quelque rêverie sentimentale.

Et d'un autre côté pourtant il aimait cette froideur d'imagination qui, selon lui, devait prendre sa source dans une habitude de mœurs rigides et sages. La familiarité chaste des manières et du langage achevait d'effacer la fâcheuse impression qu'il avait reçue d'abord des manières hardies et de la brusque familiarité de la princesse. Comment accorder d'ailleurs les principes d'ordre et de noble harmonie qu'elle émettait si nettement à tout propos avec des habitudes de désordre et d'effronterie? La dépravation dans une âme si élevée eût été une monstruosité.

Peu après il lui sembla que cette femme cachait sa bonté comme une faiblesse, mais qu'un foyer de charité brûlait dans son âme. Elle n'était occupée que de théories philanthropiques, et s'indignait de voir sur sa route tant de misère sans soulagement. Elle imaginait alors des moyens pour y remédier et s'étonnait qu'on ne s'en avisât pas.

«Mais, disait-elle avec colère, ces misérables bâtards qui gouvernent le monde à titre de rois ont bien autre chose à faire que de secourir ceux qui souffrent. Occupés de leurs fades plaisirs, ils s'amusent puérilement et mesquinement jusqu'à ce que la voix des peuples fasse crouler leurs trônes trop longtemps sourds à la plainte.»

Alors elle parlait de la difficulté de maintenir l'intelligence entre les gouvernements et les peuples. Elle ne la trouvait pas insurmontable. «Mais que peuvent faire, ajoutait-elle, tous ces idiots couronnés?» Et après avoir lumineusement examiné et critiqué le système de tous les cabinets de l'Europe, dont son œil pénétrant semblait avoir surpris tous les secrets, elle élevait sur des bases philosophiques son système de gouvernement absolu.

«Les grands rois font les grands peuples, disait-elle; tout se réduit à cet aphorisme banal; mais il n'y a pas encore eu de grands rois sur la terre, il n'y a eu que de grands capitaines, des héros d'ambition, d'intelligence et de bravoure; pas un seul prince à la fois hardi, loyal, éclairé, froid, persévérant. Dans toutes les biographies illustres, la nature infirme perce toujours. Ce n'est pourtant pas à dire qu'il faille abandonner l'œuvre et désespérer de l'avenir du monde. L'esprit humain n'a pas encore atteint la limite où il doit s'arrêter: tout ce qui est nettement concevable est exécutable.»

Après avoir parlé ainsi, elle tombait dans de profondes rêveries; ses sourcils se fronçaient légèrement. Son grand œil sombre semblait s'enfoncer dans ses orbites; l'ambition agrandissait son front brûlant. On l'eût prise pour la fille de Napoléon.

Dans ces instants-là Saint-Julien avait peur d'elle.

«Qu'est-ce que la charité? qu'est-ce que l'amour? se disait-il; que sont toutes les vertus et toutes les poésies, et tous les sentiments pieux et tendres pour une âme brûlée de ces ambitions immenses?»

Mais s'il la voyait jeter aux pauvres l'or de sa bourse et jusqu'aux pièces de son vêtement; s'il l'entendait, d'une voix amicale et presque maternelle, interroger les malades et consoler les affligés, il était plus touché de ces marques de bonté familière qu'il ne l'eût été d'actions plus grandes faites par une autre femme.

Un jour un postillon tomba sous ses chevaux et fut grièvement blessé. La princesse s'élança la première à son secours; et, sans crainte de souiller son vêtement dans le sang et dans la poussière, sans craindre d'être atteinte et blessée elle-même par les pieds des chevaux, au milieu desquels elle se jeta, elle le secourut et le pansa de ses propres mains. Elle le fit avec tant de zèle et de soin, que Saint-Julien aurait cru qu'elle y mettait de l'affectation s'il ne l'eût vue tancer sérieusement son page, qui criait pour une égratignure, repousser avec colère les mendiants qui étalaient sous ses yeux de fausses plaies, négliger, en un mot, toutes les occasions de déployer une compassion inutile et crédule.

Enfin on arriva à Monteregale, et la princesse, ayant fait ouvrir sa voiture, montra de loin à Saint-Julien les tours d'une jolie forteresse en miniature qui dominait sa capitale. La capitale blanche et mignonne parut bientôt elle-même au milieu d'une vallée délicieuse. La garnison, composée de cinq cents hommes, arriva à la rencontre de sa gracieuse souveraine. Les douze pièces de canon des forts firent le plus beau bruit qu'elles purent, et l'inévitable harangue des magistrats fut prononcée aux portes de la ville.

Quintilia parut recevoir ces honneurs avec un peu de hauteur et d'ironie. Peut-être en eût-elle mieux supporté l'ennui si l'éclat d'une plus vaste puissance les eût rehaussés au gré de son orgueil. Cependant elle se donna la peine de faire à Saint-Julien les honneurs de sa petite principauté avec beaucoup de gaieté. Elle eut l'esprit de ne point trop souffrir du ridicule de ses magistrats, de la mesquinerie de ses forces militaires et de l'exiguïté de ses domaines. Elle s'exécuta de bonne grâce pour en rire, et ne perdit néanmoins aucune occasion de lui faire adroitement remarquer les effets d'une sage administration.

Au reste elle prenait trop de peine. Saint-Julien, qui n'avait jamais vu que les tourelles lézardées du manoir héréditaire et leurs rustiques alentours, était rempli d'une naïve admiration pour cet appareil de royauté domestique. La beauté du ciel, les riches couleurs du paysage, l'élégance coquette du palais, construit dans le goût oriental sur les dessins de la princesse, les grands airs des seigneurs de sa petite cour, les costumes un peu surannés, mais riches, des dignitaires de sa maison, tout prenait aux yeux du jeune campagnard un aspect de splendeur et de majesté qui lui faisait envisager sa destinée comme un rêve.

Arrivée dans son palais, Quintilia fut tellement obsédée de révérences et de compliments, qu'elle ne put songer à installer son nouveau secrétaire. Lorsque Saint-Julien voulut aller prendre du repos, les valets, mesurant leur considération à la magnificence de son costume, l'envoyèrent dans une mansarde. Il y fit peu d'attention. Délicat de complexion et peu habitué à la fatigue, il s'y endormit profondément.

Le lendemain matin, il fut éveillé par la Ginetta.

«Monsieur le comte, lui dit-elle avec l'aplomb d'une personne qui sent toute la dignité de son personnage, vous êtes mal ici. Son Altesse ne sait pas où l'on vous a logé; mais, comme elle n'a pas eu le temps de s'occuper de vous hier, elle vous prie d'attendre ici un jour ou deux, d'y prendre vos repas, d'en sortir le moins possible, de ne point vous montrer à beaucoup de personnes, de ne parler à aucune, et d'être assuré qu'elle s'occupe de vous installer d'une manière dont vous serez content.»

Après ce discours, la Ginetta le salua et sortit d'un air majestueux. Saint-Julien se conforma religieusement aux intentions de sa souveraine. Un vieux valet de chambre lui apporta des aliments très-choisis, le servit respectueusement sans lui adresser un mot, et lui remit quelques livres. Ce fut le seul souvenir qu'il eut de la princesse durant trois jours.

Le soir de cette troisième journée, comme il commençait à s'impatienter et à s'inquiéter un peu de cet abandon, il entendit, en même temps que l'horloge qui sonnait minuit, les pas légers d'une femme, et la Ginetta reparut.

«Venez, Monsieur, lui dit-elle d'un ton respectueux, mais avec un regard assez moqueur. Son Altesse Sérénissime m'ordonne de vous conduire à votre nouveau domicile.»

Saint-Julien la suivit à travers les combles du palais. Après de nombreux détours, elle ouvrit une porte dont elle avait la clef sur elle: mais, comme Julien allait la franchir à son tour, une figure allumée par la colère s'élança au-devant d'eux en s'écriant:

«Où allez-vous?

 Que vous importe? répondit hardiment la Ginetta.»

À la clarté vacillante du flambeau que portait la soubrette, Saint-Julien reconnut l'écuyer ou l'aide de camp Lucioli, qui jetait sur lui des regards furieux.

«J'ai le commandement de cette partie du château, dit-il: vous ne passerez point sans ma permission.

 En voici une qui vaut bien la vôtre, dit-elle en lui exhibant un papier.»

Lucioli y jeta les yeux, le froissa dans ses mains avec exaspération et le jeta sur les marches de l'escalier en proférant un horrible jurement. Puis il disparut après avoir lancé à Julien un nouveau regard de haine et de vengeance.

Cette rapide scène réveilla tous les doutes du jeune homme.

«Ou je n'ai aucune espèce de jugement, se dit-il, ou cette conduite est celle d'un amant disgracié qui voit en moi son successeur.»

Cette idée le troubla tellement, qu'il arriva tout tremblant au bas de l'escalier. Lorsque Ginetta se retourna pour lui remettre la clef de l'appartement, il était pâle, et ses genoux se dérobaient sous lui.

«Eh bien! lui dit la soubrette à l'œil brillant, vous avez peur?

 Non pas de Lucioli, Mademoiselle, répondit froidement Saint-Julien.

 Et de quoi donc alors? dit-elle avec ingénuité. Tenez, Monsieur, vous êtes chez vous. La princesse vous fera avertir demain quand elle pourra vous recevoir. Un serviteur particulier répondra à votre sonnette. Bonne nuit, monsieur le comte.»

Elle lui lança un regard équivoque, où Saint-Julien ne put distinguer la malice ingénue d'un enfant de la raillerie agaçante d'une coquette. Il entra chez lui tout confus de ses vaines agitations, et craignant de jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d'un fat.

L'appartement était décoré avec un goût exquis. Les draperies en étaient si fraîches, que Saint-Julien ne put s'empêcher de penser, malgré ses scrupules, que ce logement avait été préparé pour lui tout exprès. La simplicité austère des ornements, la sobriété des choses de luxe, le choix des objets d'art, semblaient avoir une destination expresse pour ses goûts et son caractère. Les gravures représentaient les poètes que Julien aimait, ses livres favoris garnissaient les armoires de glace. Il y avait même une grande Bible entr'ouverte à un psaume qu'il avait souvent cité avec admiration durant le voyage.

Назад Дальше