Le Piccinino - Жорж Санд 13 стр.


 Ne dites pas cela, marquis, dit la princesse en l'arrêtant et en le regardant avec des yeux clairs qui firent tressaillir Michel. Dans ce moment solennel de ma vie, c'est une cruauté dont vous ne sentez pas la portée. Demain, pour la première fois, depuis douze ans que nous nous parlons sans nous comprendre, vous me comprendrez parfaitement! Allons! ajouta-t-elle en secouant sa tête charmante, comme pour en chasser les pensées sérieuses, allons danser! Mais, auparavant, disons adieu à cette naïade si bien éclairée, et à cette grotte charmante, qui sera bientôt profanée par la foule des indifférents.

 Est-ce le vieux Pier-Angelo qui l'a si bien ornée? demanda le marquis, en se tournant vers la naïade.

 Non, répondit la princesse, c'est lui!

Et, s'élançant dans le bal, comme par l'effet d'une résolution courageuse, elle tira brusquement le rideau et le rejeta sur Michel, qui, par un hasard inespéré, se trouva ainsi doublement caché au moment où elle passait près de lui.

Le trouble que sa situation personnelle lui causait fut à peine dissipé, qu'il entra dans la grotte, et, s'y voyant seul, il se laissa tomber sur le divan, à côté de la place que venait d'y occuper la princesse. Tout ce qu'il avait entendu l'avait agité singulièrement; mais toutes les réflexions qu'il eût pu faire étaient dominées maintenant par le dernier mot que cette femme étrange venait de prononcer.

Ce mot eût pu être une énigme pour un jeune homme tout à fait humble et candide: Non, ce n'est pas Pier-Angelo, c'est lui! Quelle mystérieuse réponse, ou quelle distraction singulière! Mais, pour Michel, ce n'était pas une distraction: ce lui ne se rapportait pas à Pier-Angelo, mais à lui-même. Pour la princesse, il était donc celui qu'on n'a pas besoin de nommer, et c'est avec cette concision énergique qu'elle le désignait à un homme épris d'elle.

Cette inexplicable parole, et les réticences qui l'avaient précédée, le refus qu'elle avait fait d'aimer le marquis, ce moment solennel de sa vie dont elle avait parlé, cette émotion terrible qu'elle disait avoir éprouvée dans la soirée, cette confidence importante qu'elle devait faire le lendemain, tout cela se rapportait-il donc à Michel?

Quand il se rappelait l'incroyable regard qu'elle avait jeté sur lui en le voyant pour la première fois avant l'ouverture du bal, il était tenté de se livrer aux plus folles présomptions. Il est vrai qu'en parlant au marquis, il y avait eu un instant où ses yeux rêveurs avaient brillé aussi d'un éclat extraordinaire; mais il ne semblait pas à Michel qu'ils eussent alors la même expression que lorsqu'ils avaient plongé dans les siens. Regard pour regard il aimait encore mieux celui qu'il avait obtenu.

Qui pourrait raconter les étranges et magnifiques romans que, pendant un quart d'heure, forgea la cervelle de ce téméraire enfant? Ils étaient tous bâtis sur la même donnée, sur le génie extraordinaire d'un jeune artiste qui s'ignorait lui-même, et qui venait de se révéler subitement dans une grande et vive peinture de décor. La belle princesse qui avait fait exécuter cet essai, était venue souvent, à la dérobée, pendant huit jours, examiner les progrès de l'œuvre magistrale; et, pendant huit jours que l'artiste avait fait la sieste et mangé à de certains moments, dans de certaines salles mystérieuses du palais enchanté, cette fée invisible était venue le contempler, tantôt de derrière un rideau, tantôt d'une rosace du plafond. Elle s'était prise d'amour pour sa personne, ou d'admiration pour son talent, enfin, d'un engouement quelconque pour lui; et ce sentiment était trop vif pour qu'elle eût trouvé le sang-froid de le lui manifester par des paroles. Son regard lui avait tout révélé malgré elle; et lui, tremblant et bouleversé, comment s'y prendrait-il pour lui dire qu'il avait bien compris?

Il en était là, lorsque le marquis de la Serra, l'adorateur de la princesse, reparut tout à coup devant lui et le surprit, tenant dans ses mains, et contemplant sans le voir, l'éventail qu'elle avait oublié sur le divan.

 Pardon, mon cher enfant, lui dit le marquis en le saluant avec une courtoisie charmante, je suis forcé de vous reprendre cet objet qu'une dame redemande. Mais si les peintures chinoises de cet éventail vous intéressent, je pourrai mettre à votre disposition une collection de vases et d'images curieuses, où vous serez libre de choisir.

 Vous êtes beaucoup trop bon, monsieur le marquis, répondit Michel, blessé d'un ton de bienveillance où il crut voir une impertinente protection; cet éventail ne m'intéresse point, et la peinture chinoise n'est pas de mon goût.

Le marquis s'aperçut fort rien du dépit de Michel, il reprit en souriant:

 C'est apparemment que vous n'avez vu que des échantillons grossiers de l'art de ce peuple; mais il existe des dessins coloriés, qui, malgré la simplicité élémentaire du procédé, sont dignes, pour la pureté des lignes et la naïveté charmante des mouvements, d'être comparés aux étrusques. Je serais heureux de vous montrer ceux que je possède. C'est un petit plaisir que je voudrais vous procurer et qui ne m'acquitterait pas encore envers vous, car j'en ai eu un bien grand à voir vos peintures.

Le marquis parlait d'un air si sincère, et il y avait sur sa noble figure une bienveillance si marquée, que Michel, attaqué par son côté sensible, ne put s'empêcher de lui avouer naïvement ce qu'il éprouvait.

 Je crains, dit-il, que Votre Seigneurie ne veuille m'encourager par plus d'indulgence que je n'en mérite; car je ne suppose pas qu'elle s'abaisse à railler un jeune artiste, au début délicat de sa carrière.

 Dieu m'en préserve, mon jeune maître! répondit M. de la Serra, en lui tendant la main d'un air de franchise irrésistible. Je connais et j'estime trop votre père pour n'être pas bien disposé d'avance en votre faveur; cela, je dois l'avouer; mais, sincèrement, je puis vous affirmer que vos peintures révèlent du génie et promettent du talent. Voyez, je ne vous flatte pas; il y a encore de grandes fautes d'inexpérience, ou peut-être d'emportement d'imagination, dans votre œuvre; mais il y a un cachet de grandeur et une originalité de conception qui ne s'acquièrent ni ne se perdent. Travaillez, travaillez, mon jeune Michel-Ange, et vous justifierez le beau nom que vous portez.

 Votre avis est-il partagé, monsieur le marquis, demanda Michel, violemment lente d'amener le nom de la princesse dans cette conversation.

 Mon avis est, je crois, celui de tout le monde. On critique vos défauts avec indulgence, on loue de grand cœur vos qualités; on ne s'étonne pas de vos dispositions brillantes quand on apprend que vous êtes de Catane, et fils de Pier-Angelo Lavoratori, excellent artisan, plein de cœur et de feu. On est bon compatriote ici, Michel-Ange! On se réjouit du succès qu'obtient un enfant du pays, et chacun en prend généreusement sa part. On estime tant ceux qui sont nés sur le sol bien-aimé, qu'on oublie toutes les distinctions de caste, et que, nobles ou paysans, ouvriers ou artistes, se pardonnent les antiques préjugés respectifs pour confondre leurs vœux dans le sentiment de l'unité de race.

 Oh! pensa Michel, le marquis me parle politique! Je ne connais point ses opinions. Peut-être, s'il a deviné les sentiments de la princesse, va-t-il travailler à me perdre! Je ne me fierai point à lui.  Puis-je savoir de Votre Seigneurie, dit-il, si la princesse de Palmarosa a daigné lever les yeux sur mes peintures, et si elle n'est pas trop mécontente de mes décors?

 La princesse est enchantée, n'en doutez pas, mon cher maître, répondit le marquis avec une merveilleuse cordialité; et, si elle vous savait ici, elle y viendrait pour vous le dire elle-même. Mais elle est trop occupée en ce moment pour que vous puissiez l'approcher. Demain, sans doute, elle vous donnera les éloges que vous méritez, et vous ne perdrez rien pour attendre A propos, dit le marquis en se retournant, au moment de quitter Michel, voulez vous venir voir mes peintures chinoises et d'autres peintures qui ne sont pas sans mérite? Je serai charmé de vous recevoir souvent. Ma maison de campagne est à deux pas d'ici.

Michel s'inclina comme pour remercier et accepter; mais, quoiqu'il eût dû être flatté de la grâce du marquis à son égard, il demeura triste et comme accablé. Évidemment le marquis n'était pas jaloux de lui. Il n'était pas même inquiet.

XII.

MAGNANI

Rien n'est si mortifiant que d'avoir cru, ne fût-ce que pendant une heure, à une aventure romanesque, enivrante, et de s'apercevoir tout doucement qu'on a bien pu faire un rêve absurde. Chaque nouvelle réflexion de notre jeune artiste refroidissait sa cervelle et le ramenait à la triste notion de la vraisemblance. Sur quoi avait-il pu bâtir tant de châteaux en Espagne! Sur un regard qu'il avait sans doute mal interprété, et sur une parole qu'il devait avoir mal entendue. Toutes les raisons probantes qui donnaient un démenti formel à son extravagante présomption se dressèrent devant lui comme une montagne, et il se sentit retomber du ciel sur terre.

«Je suis bien fou, se dit-il enfin, de m'occuper des yeux problématiques et des paroles inintelligibles d'une femme que je ne connais pas, et que par conséquent je n'aime point, quand il s'agit pour moi de choses bien autrement sérieuses. Allons donc voir si ce marquis ne m'a pas trompé, et si tout le monde trouve qu'il y a du génie à défaut de science dans ma peinture!

«Et cependant, se disait-il encore en quittant la grotte, il y a toujours au fond de tout ceci quelque chose qui sent le mystère. D'où ce marquis me connaît-il, moi qui ne l'ai jamais vu? D'où vient qu'il m'a abordé sans hésitation, avec une telle familiarité, en m'appelant par mon nom, comme si nous étions de vieux amis?»

Il est vrai que Michel se disait aussi: «Il a bien pu être à une fenêtre, ou dans une église, ou sur la place publique le jour où je me suis promené avec mon père dans la ville; ou encore, lorsque j'ai regardé les jardins suspendus de la Sémiramis qui me fait travailler, il pouvait être dans un de ces boudoirs si bien fermés en apparence, dont les croisées donnent de ce côté, et où il est autorisé, sans doute, à venir soupirer sans espoir pour ses beaux yeux fantasques.»

Michel parcourut la foule, et il n'attira l'attention de personne. On ne connaissait pas ses traits, quoique son nom eût passé dans beaucoup de bouches, et on parlait librement de ses peintures à ses oreilles.

«Cela promet, disaient les uns.

 Il a encore beaucoup à apprendre, disaient les autres.

 Il y a de la fantaisie, du goût; cela plaît aux yeux et amuse la pensée.

 Oui, mais il y a de trop grands bras, de trop petites jambes, des raccourcis d'une ignorance extrême; des mouvements impossibles.

 D'accord, mais toujours gracieux. Je vous dis que ce garçon, car on prétend que c'est presque un enfant, ira loin.

 C'est un enfant de notre ville.

 Eh bien! il en fera le tour et il n'ira pas plus loin, répondait un Napolitain.»

Somme toute, Michel-Ange Lavoratori entendit plus d'éloges bienveillants que de critiques amères; mais il sentit beaucoup d'épines en cueillant beaucoup de roses, et il reconnut que le succès est un mets sucré où il entre pas mal de fiel. Il en fut attristé d'abord; puis, croisant ses bras sur sa poitrine, regardant son œuvre, et cessant d'écouter l'avis des autres, il se rendit compte à lui-même de ses qualités et de ses défauts avec une impartialité qui triompha de l'amour-propre.

«Ils ont tous raison, dit-il. Cela promet, mais ne tient pas d'avance. Je me l'étais déjà dit, je crèverai ces toiles en les rangeant dans les greniers du palais, et je ferai mieux dorénavant. J'ai fait sur moi-même une expérience que je ne regrette pas, quoique je n'en sois pas fort content; mais je saurai en profiter, et favorable ou non à ma fortune, cet essai le sera à mon talent.»

Michel ayant recouvré toute la lucidité de ses pensées, et se disant qu'il n'était point un des patrons qui payaient à leur entrée un droit pour les pauvres, il résolut de s'abstenir du spectacle de la fête et de se promener à l'écart dans quelque partie tranquille du palais, en attendant qu'il se sentit absolument calme et disposé à aller se reposer. Sa raison était revenue, mais la fatigue des jours précédents avait laissé dans son sang et dans ses nerfs un peu d'agitation fébrile. Il essaya de monter jusqu'au Casino, d'où l'on pouvait sortir sur les terrasses naturelles de la montagne.

Toute celle belle maison était éclairée et ornée de fleurs; le public y circulait librement; mais, après un tour de promenade, la foule cessa de s'y porter. Le gros du spectacle, les danses, la jeunesse, la musique, le bruit, l'amour, étaient en bas, dans la grande salle artificielle. Il ne resta plus dans les galeries supérieures, dans les élégants escaliers et dans les vastes appartements, que des groupes majestueux ou discrets, quelques graves personnages s'occupant d'affaires d'État, ou quelques grandes coquettes accaparant et retenant par leur conversation raffinée certains hommes autour de leur fauteuil.

Vers minuit, toutes les personnes qui ne prenaient pas un plaisir marqué ou un intérêt direct à la réunion se retirèrent, et la fête, devenue moins nombreuse, fut plus belle et mieux encadrée.

Michel arriva par un petit escalier dérobé jusqu'au parterre aérien de la princesse. A cette hauteur, la brise était très-fraîche, et il éprouva un grand bien-être à s'asseoir sur la dernière marche de cet escalier, auprès d'une plate-bande embaumée. Ce parterre était désert. On voyait à travers des rideaux de gaze d'argent l'intérieur, désert aussi, des appartements de la princesse. Mais Michel n'y fut pas longtemps seul; Magnani vint l'y joindre.

Magnani était un des plus beaux garçons parmi les ouvriers de la ville. Il était laborieux, intelligent, brave et probe. Michel ne se défendit point de l'amitié qu'il lui inspirait, et oublia avec lui l'espèce de gêne et de défiance que lui avaient causée tous les artisans avec lesquels la position de son père le forçait de se mettre à l'unisson. Il souffrait, le pauvre enfant, après des années de loisir, de se retrouver parmi des garçons un peu rudes, un peu bruyants, qui lui reprochaient de les dédaigner et qu'il faisait de vains efforts pour regarder comme ses pareils.

Il avoua tout à Magnani, qu'il voyait être le plus distingué de tous, et dont la cordiale franchise n'avait rien de blessant ni de tyrannique. Il lui confia toutes les ambitions, toutes les faiblesses, tous les enivrements et toutes les souffrances, enfin tous les petits secrets de son jeune cœur. Magnani le comprit, l'excusa et lui parla raison.

«Vois-tu, Michel, toi dit-il, tu n'as pas tort à mes yeux; l'inégalité des positions est jusqu'à présent la loi du monde; chacun veut monter, aucun ne veut descendre. S'il en était autrement, le peuple resterait à l'état de brute. Dieu merci, le peuple veut grandir, et il grandit, quoi qu'on fasse pour l'en empêcher. Moi-même, je cherche à parvenir, à posséder quelque chose, à ne pas obéir toujours, à être libre, enfin! Mais à quelque félicité que je puisse arriver, il ne me semble pas que je doive oublier le point d'où je serai parti. L'injuste hasard fait rester dans la misère bien des gens qui mériteraient aussi bien que moi, et mieux que moi, peut-être, d'en sortir. Voilà pourquoi je ne mépriserai jamais ceux que j'aurai laissés derrière moi, et ne cesserai pas de les aimer de toute mon âme et de les aider de tout mon pouvoir.

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