«Je sais bien que tu fuis tes frères d'origine sans les mépriser, sans les haïr; tu te déplais avec eux, et tu les obligerais pourtant dans l'occasion; mais, prends-y garde! il y a un peu d'orgueil mal entendu dans cette espèce d'affection protectrice, et, si elle devient légitime un jour, songe qu'à l'heure qu'il est, elle pourrait bien être déplacée. Tu as plus d'intelligence et de savoir-vivre que la plupart d'entre nous, je l'accorde; mais est-ce là une supériorité bien réelle? Tel pauvre diable qui aura plus de sagesse, de vertu ou de courage que toi, n'aura-t-il pas le droit de se croire au moins ton égal, quand même il aurait la parole brusque et le langage vulgaire?
«Il t'arrivera plus d'une fois, dans ta carrière d'artiste, d'avoir à prendre patience devant l'impertinence des riches; et même, si je ne me trompe, la vie des artiste doit être une attention continuelle à préserver le mérite personnel des dédains du mérite imaginaire attaché à la naissance, au pouvoir et à la fortune.
«Cependant, tu t'élances vers ce monde-là, sans effroi et sans honte; tu acceptes le défi d'avance, tu vas te mesurer avec la vanité amère des grands; d'où vient donc que cela te semble moins blessant et moins rude que la familiarité naïve des petits? J'excuserais plus volontiers l'offense d'un ignorant que celle d'un raffiné, et je me sentirais plus à l'aise au milieu des coups de poing de mes camarades que sous les gracieux quolibets de mes prétendus supérieurs.
«Est-ce l'ennui qui te chasse du milieu de nous? Est-ce parce que nous avons peu d'idées et point d'art pour les exprimer? Mais nous avons peut-être autre chose qui t'intéresserait, si tu le comprenais. Cette simplicité que nous caractérise a son beau côté, qui devrait frapper de respect et d'attendrissement ceux qui l'ont perdue. Sont-ce les défauts, les vices mêmes qui se rencontrent parmi nous, que te soulèvent le cœur de dégoût? Mais ces vices que me font mal à voir, et dont je veille sans cesse à me préserver, les hautes classes en sont-elles exemptes? De ce qu'elles les cachent mieux, ou de ce que, chez elles, le dévergondage de l'esprit colore et stimule celui des sens, s'ensuit-il que ces vices soient plus tolérables? Ils ont beau se cacher, ces heureux du siècle, leurs fautes, leurs crimes transpirent jusqu'à nous, et c'est souvent, presque toujours parmi nous qu'ils cherchent leurs complices ou leurs victimes.
«Va, Michel, travaille, espère, monte, mais que ce ne soit pas au détriment de l'esprit de justice et de bonté; car, alors, si tu grandissais dans l'opinion de quelques-uns, tu descendrais à proportion dans l'estime de la plupart.
«Tout ce que tu dis est vrai et sage, répondit Michel; mais la conclusion est-elle bien posée? Dois-je poursuivre la carrière des arts, et faire en même temps ma société exclusive, ou du moins préférée, de ces ouvriers parmi lesquels le sort m'a fait naître? Tu verras, si tu y songes bien, que cela est incompatible, que les œuvres de l'art sont dans la main des riches, qu'eux seuls possèdent, achètent et commandent des tableaux, des statues, des vases, des ouvrages de ciselure et de gravure. Pour être employé par eux, il faut bien vivre avec eux, comme eux; sinon l'oubli, l'obscurité, la misère sont le partage du génie. Nos pères, les nobles artisans de la renaissance et du moyen âge, étaient à la fois des artistes et des ouvriers. Leur position était nette, et le plus ou moins de talent la faisait plus ou moins brillante. Aujourd'hui, tout est changé. Les artistes sont plus nombreux et les riches sont moins grands seigneurs. Le goût s'est corrompu, les Mécènes ne s'y connaissent plus. On bâtit moins de palais: pour un musée qui se forme, trente sont vendus en détail pour payer des dettes, ou parce que les héritiers des grandes maisons préfèrent l'argent aux monuments du génie. Il ne suffit donc plus d'être un homme supérieur pour trouver de l'emploi et de l'honneur dans son métier. C'est le hasard et encore plus souvent l'intrigue, qui font que quelques-uns naviguent, tandis que beaucoup d'autres, qui peut-être valaient mieux, sont submergés.
«Pourtant je ne me fie point au hasard, et ma fierté se refuse à l'intrigue. Que ferai-je donc? Attendrai-je que quelque amateur apprécie une figure de décor assez largement conçue, sur une toile peinte à la colle, et qu'il en soit assez frappé pour venir le lendemain me chercher au cabaret afin de me commander un tableau? Cette bonne fortune peut m'arriver une fois sur cent: mais encore, le jour où elle m'arrivera, il faudra que je doive mon pain à la protection du riche, que aura commencé à s'intéresser à moi. Tôt ou tard, il faudra bien que je me courbe devant lui et que je le prie de me recommander aux autres.
«Ne vaut-il pas mieux que, le plus tôt possible, et dès que je serai sûr de moi-même, je quitte l'échelle et le tablier, que je prenne l'extérieur d'un homme qui ne mendie point, et que je me présente, le front levé, parmi les riches? Si je sors du cabaret bras dessus, bras dessous, avec les joyeux compagnons de la scie ou de la truelle, il est évident que je ne pourrai pas entrer dans le palais comme un hôte, mais comme un salarié; et qu'aujourd'hui même, si je voulais aborder une de ces belles dames et l'inviter à danser, je serais bafoué et chassé au bout d'un quart d'heure. Un temps doit venir pourtant où elles me feront des avances, et où mon talent sera pour moi un titre qui pourra lutter avec avantage contre celui de duc ou de marquis, dans les succès de ce monde-là. Mais c'est à la condition que mes habitudes et mes manières auront pris l'empreinte et le cachet de l'aristocratie. Il faudra que je sois ce qu'ils appellent un homme de bonne compagnie; autrement, je serais en vain un homme de génie; personne ne s'en aviserait.
«Je ne ferai donc mon chemin, comme artiste, qu'en détruisant en moi l'artisan. Il faut que j'arrive à être libre possesseur de mes œuvres, et à les vendre comme fait un propriétaire, au lieu de les exécuter comme fait un journalier. Eh bien! pour cela, il faut que j'aie de la réputation, et la réputation aujourd'hui, ne vient pas chercher l'artiste au fond de son grenier; il est obligé de se la donner lui-même en payant de sa personne, en fréquentant ceux qui la dispensent, en la réclamant comme un droit et non en l'implorant comme une aumône. Vois, Magnani, si je puis sortir de ce dilemme! Pourtant, je souffre mortellement, je te le jure, en songeant qu'il faut que je renie en quelque sorte la race de mes pères, et que je dois me laisser accuser de sottise et d'impudence par des hommes dont je me sens le frère et l'ami. Tu vois bien qu'il faut que je m'éloigne d'un pays où la popularité de mon père rendrait ce divorce plus choquant pour les autres et plus douloureux pour moi-même que partout ailleurs. J'y suis venu remplir un devoir, expier des égarements; mais quand ma tâche sera remplie, il faut que je retourne à Rome, et que, de là, je parcoure le monde sous le déguisement peut-être anticipé d'un homme libre. Si je ne le fais point, adieu tout mon avenir; j'y puis renoncer dès aujourd'hui.
«Oui! oui! je comprends, reprit Magnani, il faut s'affranchir à tout prix. Le travail du journalier c'est le servage; l'œuvre de l'artiste c'est le titre d'homme. Tu as raison, Michel, c'est ton droit, par conséquent ton devoir et ta destinée. Mais qu'elle est sombre et cruelle la destinée des hommes intelligent! Quoi, répudier sa famille, quitter sa terre natale, jouer une sorte de comédie pour se faire accepter des étrangers, prendre le masque pour recevoir la couronne, entrer en guerre contre les pauvres qui vous condamnent et les riches qui vous admettent à peine! C'est affreux, cela! c'est à dégoûter de la gloire! Qu'est-ce donc que la gloire pour qu'on l'achète à ce prix?
«La gloire, comme on l'entend dans le sens vulgaire, n'est rien en effet, mon ami, répondit Michel avec feu, si ce n'est rien de plus que le petit bruit qu'un homme peut faire dans le monde. Honte à celui qui trahit son sang et brise ses affections pour satisfaire sa vanité! Mais la gloire, telle que je la conçois, ce n'est pas cela! C'est la manifestation et le développement du génie qu'on porte en soi. Faute de trouver des juges éclairés, des admirateurs enthousiastes, des critiques sévères, et même des détracteurs envieux, faute enfin de goûter tous les avantages, de recevoir tous les conseils et de subir toutes les persécutions que soulève la renommée, le génie s'éteint dans le découragement, l'apathie, le doute ou l'ignorance de soi-même. Grâce à tous les triomphes, à tous les combats, à toutes les blessures qui nous attendent dans une haute carrière, nous arrivons à faire de nos forces le plus magnifique usage possible, et à laisser, dans le monde de la pensée, une trace puissante, ineffaçable, à jamais féconde. Ah! celui qui aime vraiment son art veut la gloire de ses œuvres, non pas pour que son nom vive, mais pour que l'art ne meure point. Et que m'importerait de n'avoir pas les lauriers de mon patron Michel-Ange, si je laissais à la postérité une œuvre anonyme comparable à celle du Jugement dernier! Faire parler de soi est plus souvent un martyre qu'un enivrement. L'artiste sérieux cherche ce martyre et l'endure avec patience. Il sait que c'est la dure condition de son succès; et son succès, ce n'est pas d'être applaudi et compris de tous, c'est de produire et de laisser quelque chose en quoi il ait foi lui-même. Mais qu'as-tu, Magnani? tu es triste et ne m'écoutes plus?»
XIII.
AGATHE
«Je t'écoute, Michel, je t'écoute beaucoup, au contraire, répondit Magnani, et je suis triste parce que je sens la force de ton raisonnement. Tu n'es pas le premier avec lequel je cause de ces choses-là: j'ai déjà connu plus d'un jeune ouvrier qui aspirait à quitter son métier, à devenir commerçant, avocat, prêtre ou artiste; et, il est vrai de dire que, tous les ans, le nombre de ces déserteurs augmente. Quiconque se sent de l'intelligence parmi nous se sent aussitôt de l'ambition, et jusqu'ici, j'ai combattu avec force ces velléités dans les autres et dans moi-même. Mes parents, fiers et entêtés comme de vieilles gens et de sages travailleurs qu'ils étaient, m'ont enseigné, comme une religion, de rester fidèle aux traditions de famille, aux habitudes de caste; et mon cœur a goûté cette morale sévère et simple. Voilà pourquoi j'ai résolu, en brisant parfois mon propre élan, de ne pas chercher le succès hors de ma profession; voilà pourquoi aussi j'ai rudement tancé l'amour-propre de mes jeunes camarades aussitôt que je l'ai vu poindre; voilà pourquoi mes premières paroles de sympathie et d'intérêt pour toi ont été des avertissements et des reproches.
«Il me semble que jusqu'à toi j'ai eu raison, parce que les autres étaient réellement vaniteux, et que leur vanité tendait à les rendre ingrats et égoïstes. Je me sentais donc bien fort pour les blâmer, les railler et les prêcher tour à tour. Mais avec toi je me sens faible, parce que tu es plus fort que moi dans la théorie. Tu peins l'art sous des couleurs si grandes et si belles, tu sens si fortement la noblesse de sa mission, que je n'ose plus te combattre. Il me semble que toi, tu as droit de tout briser pour parvenir, même ton cœur, comme j'ai brisé le mien pour rester obscur Et pourtant ma conscience n'est pas satisfaite de cette solution. Cette solution ne m'en paraît pas une. Voyons, Michel, tu es plus savant que moi; dis moi qui de nous deux a tort devant Dieu.
Ami, je crois que nous avons tous deux raison, répondit Michel. Je crois qu'à nous deux, dans ce moment, nous représentons ce qui se passe de contradictoire, et pourtant de simultané, dans l'âme du peuple, chez toutes les nations civilisées. Tu plaides pour le sentiment. Ton sentiment fraternel est saint et sacré. Il lutte contre mon idée: mais l'idée que je porte en moi est grande et vraie: elle est aussi sacrée, dans son élan vers le combat, que l'est ton sentiment dans sa loi de renoncement et de silence. Tu es dans le devoir, je suis dans le droit. Tolère-moi, Magnani, car moi, je te respecte, et l'idéal de chacun de nous est incomplet s'il ne se complète par celui de l'autre.
Oui, tu parles de choses abstraites, reprit Magnani tout pensif, je crois te comprendre; mais dans le fait, la question n'est pas tranchée. Le monde actuel se débat entre deux écueils, la résignation et la lutte. Par amour pour ma race, je voudrais souffrir et protester avec elle. Par le même motif peut-être, tu veux combattre et triompher en son nom. Ces deux moyens d'être homme semblent s'exclure et se condamner mutuellement. Qui doit prévaloir devant la justice divine, du sentiment ou de l'idée? Tu l'as dit: «Tous deux!» Mais sur la terre, où les hommes ne se gouvernent point par des lois divines, où trouver l'accord possible de ces deux termes? Je le cherche en vain!
Mais à quoi bon le chercher? dit Michel, il n'existe pas sur la terre à l'heure qu'il est. Le peuple peut s'affranchir et s'illustrer en masse par les glorieux combats, par les bonnes mœurs, par les vertus civiques, mais individuellement, chaque homme du peuple a une destinée particulière: à celui qui se sent né pour toucher les cœurs, de vivre fraternellement avec les simples; à celui qui se sent appelé à éclairer les esprits, de chercher la lumière, fût-ce dans la solitude, fût-ce parmi les ennemis de sa race. Les grands maîtres de l'art ont travaillé matériellement pour les riches, mais moralement pour tous les hommes, car le dernier des pauvres peut puiser dans leurs œuvres le sentiment et la révélation du beau. Que chacun suive donc son inspiration et obéisse aux vues mystérieuses de la Providence à son égard! Mon père aime à chanter de généreux refrains dans les tavernes; il y électrise ses compagnons; ses récits, sur un banc, au coin de la rue, sa gaieté et son ardeur au chantier, dans le travail en commun, font grandir tous ceux qui le voient et l'entendent. Le ciel l'a doué d'une action immédiate, par les moyens les plus simples, sur la fibre vitale de ses frères, l'enthousiasme dans le labeur, l'expansion dans le repos. Moi, j'ai le goût des temples solitaires, des vieux palais riches et sombres, des antiques chefs-d'œuvre, de la rêverie chercheuse, des jouissances épurées de l'art. La société des patriciens ne m'alarme pas. Je les trouve trop dégénérés pour les craindre; leurs noms sont à mes yeux une poésie qui les relève à l'état de figures, d'ombres si tu veux, et j'aime à passer en souriant parmi ces ombres qui ne me font point peur. J'aime les morts; je vis avec le passé; et c'est par lui que j'ai la notion de l'avenir; mais je t'avoue que je n'ai guère celle du présent, que le moment précis où j'existe n'existe pas pour moi, parce que je vais toujours fouillant en arrière, et poussant en avant toutes les choses réelles. C'est ainsi que je les transforme et les idéalise. Tu vois bien que je ne servirais pas aux mêmes fins que mon père et toi, si j'employais les mêmes moyens. Ils ne sont pas en moi.
«Michel, dit Magnani en se frappant le front, tu l'emportes! Il faut bien que je t'absolve, et que je te délivre de mes remontrances! Mais je souffre, vois-tu, je souffre beaucoup! Tes paroles me font un grand mal!
Et pourquoi donc, cher Magnani?
C'est mon secret, et pourtant je veux te le dire sans en trahir la sainteté. Crois-tu donc que, moi aussi, je n'aie pas quelque ambition permise, quelque désir secret et profond de m'affranchir de la servitude où je vis? Ignores-tu que tous les hommes ont au fond du cœur le désir d'être heureux? Et crois-tu que le sentiment d'un sombre devoir me fasse nager dans les délices?