Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4) - Жорж Санд 3 стр.


Agathe était un petit enfant insupportable. Elle ne faisait que remuer, crier, secouer ses plumes naissantes et tourmenter Jonquille, qui commençait à réfléchir et à se poser des problèmes, une patte rentrée sous le duvet de sa robe, la tête enfoncée dans les épaules, les yeux à demi fermés.

Pourtant elle était encore très petite-fille, très gourmande, et s'efforçait de voler jusqu'à moi pour manger à satiété, dès que j'avais l'imprudence de la regarder.

Un jour j'écrivais je ne sais quel roman qui me passionnait un peu; j'avais placé à quelque distance la branche verte sur laquelle perchaient et vivaient en bonne intelligence mes deux élèves. Il faisait un peu frais. Agathe, encore à moitié nue, s'était serrée et blottie sous le ventre de Jonquille, qui se prêtait à ce rôle de mère avec une complaisance généreuse. Elles se tinrent tranquilles toutes les deux pendant une demi-heure, dont je profitai pour écrire; car il était rare qu'elles me permissent tant de loisir dans la journée.

Mais enfin l'appétit se réveilla, et Jonquille sautant sur une chaise, puis sur ma table, vint effacer le dernier mot au bout de ma plume, tandis qu'Agathe, n'osant quitter la branche, battait des ailes et allongeait de mon côté son bec entr'ouvert avec des cris désespérés.

J'étais au milieu de mon dénoûment, et pour la première fois je pris de l'humeur contre Jonquille. Je lui fis observer qu'elle était d'âge à manger seule, qu'elle avait sous le bec une excellente pâtée dans une jolie soucoupe, et que j'étais résolue à ne point fermer les yeux plus longtemps sur sa paresse. Jonquille, un peu piquée et tétue, prit le parti de bouder et de retourner sur sa branche. Mais Agathe ne se résigna pas de même, et se tournant vers elle, lui demanda à manger avec une insistance incroyable. Sans doute elle lui parla avec une grande éloquence, ou si elle ne savait pas encore bien s'exprimer, elle eut dans la voix des accens à déchirer un cœur sensible. Moi, barbare, je regardais et j'écoutais sans bouger, étudiant l'émotion très visible de Jonquille, qui semblait hésiter et se livrer un combat intérieur fort extraordinaire.

Enfin, elle s'arme de résolution, vole d'un seul élan jusqu'à la soucoupe, crie un instant, espérant que la nourriture viendra d'elle-même à son bec: puis elle se décide et entame la pâtée. Mais, ô prodige de sensibilité! elle ne songe pas à apaiser sa propre faim; elle remplit son bec, retourne à la branche, et fait manger Agathe avec autant d'adresse et de propreté que si elle eût été déjà mère.

Depuis ce moment Agathe et Jonquille ne m'importunèrent plus, et la petite fut nourrie par l'aînée, qui s'en tira bien mieux que moi, car elle la rendit propre, luisante, grasse, et sachant se servir elle-même beaucoup plus vite que je n'y serais parvenue. Ainsi cette pauvrette avait fait de sa compagne une fille adoptive, elle, qui n'était encore qu'un enfant, et elle n'avait appris à se nourrir elle-même que poussée et vaincue par un sentiment de charité maternelle envers sa compagne4.

Un mois après, Jonquille et Agathe, toujours inséparables, quoique de même sexe et de variétés différentes, vivaient en pleine liberté sur les grands arbres de mon jardin. Elles ne s'écartaient pas beaucoup de la maison, et elles élisaient leur domicile de préférence sur la cime d'un grand sapin. Elles étaient longuettes, lisses et fraîches. Tous les jours, comme c'était la belle saison, et que nous mangions en plein air, elles descendaient à tire d'ailes sur notre table, et se tenaient autour de nous comme d'aimables convives, tantôt sur notre épaule, tantôt volant au devant du domestique qui apportait les fruits, pour les goûter sur l'assiette avant nous.

Malgré leur confiance en nous tous, elles ne se laissaient prendre et retenir que par moi, et à quelque moment que ce fût de la journée, elles descendaient du haut de leur arbre à mon appel, qu'elles connaissaient fort bien et ne confondaient jamais avec celui des autres personnes. Ce fut une grande surprise pour un de mes amis qui arrivait de Paris que de m'entendre appeler des oiseaux perdus dans les hautes branches, et de les voir accourir immédiatement. Je venais de parier avec lui que je les ferais obéir, et comme il n'avait pas assisté à leur éducation, il crut un instant à quelque diablerie.

J'ai eu aussi un rouge-gorge qui, pour l'intelligence et la mémoire, était un être prodigieux; un milan royal, qui était une bête féroce pour tout le monde, et qui vivait avec moi dans de tels rapports d'intimité qu'il se perchait sur le bord du berceau de mon fils, et, de son grand bec, tranchant comme un rasoir, il enlevait délicatement et avec un petit cri tendre et coquet les mouches qui se posaient sur le visage de l'enfant. Il y mettait tant d'adresse et de précaution qu'il ne le réveilla jamais. Ce monsieur était pourtant d'une telle force et d'une telle volonté qu'il s'envola un jour après avoir roulé sous lui et brisé une cage énorme où on l'avait mis, parce qu'il devenait dangereux pour les personnes qui lui déplaisaient. Il n'y avait point de chaîne dont il ne coupât les anneaux fort lestement, et les plus grands chiens en avaient une terreur insurmontable.

Je n'en finirais pas avec l'histoire des oiseaux que j'ai eus pour amis et pour compagnons. A Venise, j'ai vécu tête à tête avec un sansonnet plein de charmes, qui s'est noyé dans le canaletto à mon grand désespoir: ensuite avec une grive que j'y ai laissée et dont je ne me suis pas séparée sans douleur. Les Vénetiens ont un grand talent pour élever les oiseaux, et il y avait, dans un coin de rue, un jeune gars qui faisait des merveilles en ce genre. Un jour il mit à la loterie et gagna je ne sais combien de sequins. Il les mangea dans la journée dans un grand festin qu'il donna à tous ses amis en guenilles. Puis, le lendemain, il revint s'asseoir dans son coin, sur les marches d'un abordage, avec ses cages pleines de pies et de sansonnets qu'il vendait tout instruits aux passans, et avec lesquels il s'entretenait avec amour du matin au soir. Il n'avait aucun chagrin, aucun regret d'avoir fait manger son argent à ses amis. Il avait trop vécu avec les oiseaux pour n'être pas artiste. C'est ce jour-là qu'il me vendit mon aimable grive cinq sous. Avoir pour cinq sous une compagne belle, bonne, gaie, instruite, et qui ne demande qu'à vivre un jour avec vous pour vous aimer toute sa vie, c'est vraiment trop bon marché! Ah! les oiseaux! qu'on les respecte peu et qu'on les apprécie mal!

Je me suis passé la fantaisie d'écrire un roman où les oiseaux jouent un rôle assez important, et où j'ai essayé de dire quelque chose sur les affinités et les influences occultes. C'est Teverino, auquel je renvoie mon lecteur, ainsi que je le ferai souvent quand je ne voudrai pas redire ce que j'ai mieux développé ailleurs. Je sais bien que je n'écris pas pour le genre humain. Le genre humain a bien d'autres affaires en tête que de se mettre au courant d'une collection de romans et de lire l'histoire d'un individu étranger au monde officiel. Les gens de mon métier n'écrivent jamais que pour un certain nombre de personnes placées dans des situations ou perdues dans des rêveries analogues à celles qui les occupent. Je ne craindrai donc pas d'être outrecuidante en priant ceux qui n'ont rien de mieux à faire que de relire certaines pages de moi pour compléter celles qu'ils ont sous les yeux.

Ainsi, dans Teverino, j'ai inventé une jeune fille ayant pouvoir, comme la première Eve, sur les oiseaux de la création, et je veux dire ici que ce n'est point là une pure fantaisie; pas plus que les merveilles qu'on raconte en ce genre du poétique et admirable imposteur Apollonius de Tyane ne sont des fables contraires à l'esprit du christianisme. Nous vivons dans un temps où l'on n'explique pas bien encore les causes naturelles qui ont passé jusqu'ici pour des miracles, mais où l'on peut déjà constater que rien n'est miracle ici-bas, et que les lois de l'univers, pour n'être pas toutes sondées et définies, n'en sont pas moins conformes à l'ordre éternel.

Ainsi, dans Teverino, j'ai inventé une jeune fille ayant pouvoir, comme la première Eve, sur les oiseaux de la création, et je veux dire ici que ce n'est point là une pure fantaisie; pas plus que les merveilles qu'on raconte en ce genre du poétique et admirable imposteur Apollonius de Tyane ne sont des fables contraires à l'esprit du christianisme. Nous vivons dans un temps où l'on n'explique pas bien encore les causes naturelles qui ont passé jusqu'ici pour des miracles, mais où l'on peut déjà constater que rien n'est miracle ici-bas, et que les lois de l'univers, pour n'être pas toutes sondées et définies, n'en sont pas moins conformes à l'ordre éternel.

Mais il est temps de clore ce chapitre des oiseaux et d'en revenir à celui de ma naissance.

CHAPITRE DEUXIEME

De la naissance et du libre arbitre.  Frédéric-Auguste.  Aurore de Kœnigsmark.  Maurice de Saxe.  Aurore de Saxe.  Le comte de Horn.  Mesdemoiselles Verrières et les beaux esprits du dix-huitième siècle.  M. Dupin de Francueil.  Madame Dupin de Chenonceaux.  L'abbé de Saint-Pierre.

Donc, le sang des rois se trouva mêlé dans mes veines au sang des pauvres et des petits; et comme ce qu'on appelle la fatalité, c'est le caractère de l'individu; comme le caractère de l'individu, c'est son organisation; comme l'organisation de chacun de nous est le résultat d'un mélange ou d'une parité de races, et la continuation, toujours modifiée, d'une suite de types s'enchaînant les uns aux autres; j'en ai toujours conclu que l'hérédité naturelle, celle du corps et de l'ame, établissait une solidarité assez importante entre chacun de nous et chacun de ses ancêtres.

Car nous avons tous des ancêtres, grands et petits, plébéiens et patriciens; ancêtres signifie patres, c'est-à-dire une suite de pères, car le mot n'a point de singulier. Il est plaisant que la noblesse ait accaparé ce mot à son profit, comme si l'artisan et le paysan n'avaient pas une lignée de pères derrière eux, comme si on ne pouvait porter le titre sacré de père à moins d'avoir un blason, comme si enfin les pères légitimes se trouvaient moins rares dans une classe que dans l'autre.

Ce que je pense de la noblesse de race, je l'ai écrit dans le Piccinino, et je n'ai peut-être fait ce roman que pour faire les trois chapitres où j'ai développé mon sentiment sur la noblesse. Telle qu'on l'a entendue jusqu'ici, elle est un préjugé monstrueux, en tant qu'elle accapare au profit d'une classe de riches et de puissans la religion de la famille, principe qui devrait être cher et sacré à tous les hommes. Par lui-même ce principe est inaliénable, et je ne trouve pas complète cette sentence espagnole: Cada uno es hijo de sus obras. C'est une idée généreuse et grande que d'être le fils de ses œuvres et de valoir autant par ses vertus que le patricien par ses titres. C'est cette idée qui a fait notre grande révolution: mais c'est une idée de réaction, et les réactions n'envisagent jamais qu'un côté des questions, le côté que l'on avait trop méconnu et sacrifié. Ainsi, il est très vrai que chacun est le fils de ses œuvres; mais il est également vrai que chacun est le fils de ses pères, de ses ancêtres, patres et matres. Nous apportons en naissant des instincts qui ne sont qu'un résultat du sang qui nous a été transmis, et qui nous gouverneraient comme une fatalité terrible, si nous n'avions pas une certaine somme de volonté qui est un don tout personnel accordé à chacun de nous par la justice divine.

A ce propos (et ce sera encore une digression), je dirai que, selon moi, nous ne sommes pas absolument libres, et que ceux qui ont admis le dogme affreux de la prédestination auraient dû, pour être logiques et ne pas outrager la bonté de Dieu, supprimer l'atroce fiction de l'enfer, comme je la supprime, moi, dans mon ame et dans ma conscience. Mais nous ne sommes pas non plus absolument esclaves de la fatalité de nos instincts. Dieu nous a donné à tous un certain instinct assez puissant pour les combattre, en nous donnant le raisonnement, la comparaison, la faculté de mettre à profit l'expérience, de nous sauver enfin, que ce soit par l'amour bien entendu de soi-même, ou par l'amour de la vérité absolue.

On objecterait en vain les idiots, les fous, et une certaine variété d'homicides qui sont sous l'empire d'une monomanie furieuse et qui rentrent, par conséquent, dans la catégorie des fous et des idiots. Toute règle a son exception qui la confirme; toute combinaison, si parfaite qu'elle soit, a ses accidens. Je suis convaincue qu'avec le progrès des sociétés et l'éducation meilleure du genre humain, ces funestes accidens disparaîtront, de même que la somme de fatalité que nous apportons avec nous en naissant, devenant le résultat d'une meilleure combinaison d'instincts transmis, sera notre force et l'appui naturel de notre logique acquise, au lieu de créer des luttes incessantes entre nos penchans et nos principes.

C'est peut-être trancher un peu hardiment des questions qui ont occupé pendant des siècles la philosophie et la théologie que d'admettre, comme j'ose le faire, une somme d'esclavage et une somme de liberté. Les religions ont cru qu'elles ne pouvaient s'établir sans admettre ou sans rejeter le libre arbitre d'une manière absolue. L'Eglise de l'avenir comprendra, je crois, qu'il faut tenir compte de la fatalité, c'est-à-dire de la violence des instincts, de l'entraînement des passions. Celle du passé l'avait déjà pressenti puisqu'elle avait admis un purgatoire, un moyen terme entre l'éternelle damnation et l'éternelle béatitude. La théologie du genre humain perfectionnée admettra les deux principes, fatalité et liberté. Mais comme nous en avons fini, je l'espère, avec le manichéisme, elle admettra un troisième principe, qui sera la solution de l'antithèse, la grâce.

Ce principe, elle ne l'inventera pas, elle ne fera que le conserver; car c'est, dans son antique héritage, ce qu'elle aura de meilleur et de plus beau à exhumer. La grâce, c'est l'action divine, toujours fécondante et toujours prête à venir au secours de l'homme qui l'implore. Je crois à cela, et ne saurais croire à Dieu sans cela.

L'ancienne théologie avait esquissé ce dogme à l'usage d'hommes plus naïfs et plus ignorans que nous, et par suite aussi de l'insuffisance des lumières du temps. Elle avait dit: tentation de Satan, libre arbitre et secours de la grâce pour vaincre Satan. Ainsi, trois termes qui ne s'équilibrent pas, deux contre un, liberté absolue du choix et secours de la toute-puissance de Dieu pour résister à la fatalité, à la tentation du diable, qui doit céder, être terrassé facilement. Si cela eût été vrai, comment donc expliquer l'imbécilité humaine qui continuait à satisfaire ses passions et à se donner au diable, malgré la certitude des flammes éternelles, lorsqu'il lui était si facile de prendre, avec toute la liberté de son esprit et l'appui de Dieu, le chemin de l'éternelle félicité?

Apparemment, ce dogme n'a jamais bien persuadé les hommes; ce dogme, parti d'un sentiment austère, enthousiaste, courageux; ce dogme téméraire jusqu'à l'orgueil et empreint de la passion du progrès, mais sans tenir compte de l'essence même de l'homme: ce dogme, farouche dans son résultat et tyrannique dans ses arrêts, puisqu'il condamne logiquement à l'éternelle haine de Dieu l'insensé qui a librement choisi le culte du mal; ce dogme-là n'a jamais sauvé personne: les saints n'ont gagné le ciel que par l'amour. La peur n'a pas empêché les faibles de rouler dans l'enfer catholique.

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