Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4) - Жорж Санд 4 стр.


Apparemment, ce dogme n'a jamais bien persuadé les hommes; ce dogme, parti d'un sentiment austère, enthousiaste, courageux; ce dogme téméraire jusqu'à l'orgueil et empreint de la passion du progrès, mais sans tenir compte de l'essence même de l'homme: ce dogme, farouche dans son résultat et tyrannique dans ses arrêts, puisqu'il condamne logiquement à l'éternelle haine de Dieu l'insensé qui a librement choisi le culte du mal; ce dogme-là n'a jamais sauvé personne: les saints n'ont gagné le ciel que par l'amour. La peur n'a pas empêché les faibles de rouler dans l'enfer catholique.

En séparant absolument l'ame du corps, l'esprit de la matière, l'Eglise catholique devait méconnaître la puissance de la tentation et décréter qu'elle avait son siége dans l'enfer. Mais si la tentation est en nous-mêmes, si Dieu a permis qu'elle y fût, en traçant la loi qui relie le fils à la mère, ou la fille au père, tous les enfans à l'un ou à l'autre, parfois à l'un autant qu'à l'autre: parfois aussi à l'aïeul, ou à l'oncle, ou au bisaïeul (car tous ces phénomènes de ressemblance, tantôt physique, tantôt morale, tantôt physique et morale à la fois, peuvent se constater chaque jour dans les familles); il est certain que la tentation n'est pas un élément maudit d'avance, et qu'elle n'est pas l'influence d'un principe abstrait placé en dehors de nous pour nous éprouver et nous tourmenter.

Jean-Jacques Rousseau pensait que nous étions tous nés bons, éducables, et il supprimait ainsi la fatalité; mais alors comment expliquait-il la perversité générale qui s'emparait de chaque homme au berceau pour le corrompre et inoculer en lui l'amour du mal? Lui aussi croyait au libre arbitre pourtant! Il me semble que quand on admet cette liberté absolue de l'homme, il faut, en voyant le mauvais usage qu'il en fait, arriver absolument à douter de Dieu, ou à proclamer son inaction, son indifférence, et nous replonger, pour dernière conséquence désespérée, dans le dogme de la prédestination; c'est un peu l'histoire de la théologie durant les derniers siècles.

En admettant que l'éducabilité ou la sauvagerie de nos instincts soit ce que je l'ai dit, un héritage qu'il ne nous appartient pas de refuser, et qu'il nous est fort inutile de renier, le mal éternel, le mal en tant que principe fatal, est détruit; car le progrès n'est point enchaîné par le genre de fatalité que j'admets. C'est une fatalité toujours modifiable, toujours modifiée, excellente et sublime parfois, car l'héritage est parfois un don magnifique auquel la bonté de Dieu ne s'oppose jamais. La race humaine n'est plus une cohue d'êtres isolés allant au hasard, mais un assemblage de lignes qui se rattachent les unes aux autres et qui ne se brisent jamais d'une manière absolue, quand même les noms périssent (médiocre accident dont les nobles seuls s'embarrassent); l'influence des conquêtes intellectuelles du temps s'exerce toujours sur la partie libre de l'ame, et quant à l'action divine qui est l'ame même de ce progrès, elle va toujours vivifiant l'esprit humain, qui se dégage ainsi peu à peu des liens du passé et du péché originel de sa race.

Ainsi le mal physique quitte peu à peu notre sang, comme l'esprit du mal quitte notre ame. Tant que nos générations imparfaites luttent encore contre elles-mêmes, la philosophie peut être indulgente et la religion miséricordieuse. Elles n'ont pas le droit de tuer l'homme pour un acte de démence, de le damner pour un faux point de vue. Lorsqu'elles auront à tracer un dogme nouveau pour des êtres plus forts et plus purs, elles n'auront que faire d'y introduire l'inquisiteur des ténèbres, le bourreau de l'éternité, Satan le chauffeur. La peur n'aura plus d'action sur les hommes elle n'en a déjà plus. La grâce suffira, car ce qu'on a appelé la grâce, c'est l'action de Dieu manifestée aux hommes par la foi.

Devant cet affreux dogme de l'enfer auquel l'esprit humain se refuse, devant la tyrannie d'une croyance qui n'admettait ni pardon ni espoir audelà de la vie, la conscience humaine s'est révoltée. Elle a brisé ses entraves. Elle a brisé la société avec l'Eglise, la tombe de ses pères avec les autels du passé. Elle a pris son vol, elle s'est égarée pour un instant, mais elle retrouvera sa route, ne vous en inquiétez pas.

Me voici encore une fois bien loin de mon sujet, et mon histoire court le risque de ressembler à celle des sept châteaux du roi de Bohême. Eh bien! que vous importe, mes bons lecteurs? mon histoire par elle-même est fort peu intéressante. Les faits y jouent le moindre rôle, et les réflexions la remplissent. Personne n'a plus rêvé et moins agi que moi dans sa vie; vous attendiez-vous à autre chose de la part d'un romancier?

Ecoutez: ma vie, c'est la vôtre; car, vous qui me lisez, vous n'êtes point lancés dans le fracas des intérêts de ce monde, autrement vous me repousseriez avec ennui. Vous êtes des rêveurs comme moi. Dès lors, tout ce qui m'arrête en mon chemin vous a arrêtés aussi. Vous avez cherché, comme moi, à vous rendre raison de votre existence, et vous avez posé quelques conclusions. Comparez les miennes aux vôtres. Pesez et prononcez. La vérité ne sort que de l'examen.

Nous nous arrêterons donc à chaque pas, et nous examinerons chaque point de vue. Ici, une vérité m'est apparue, c'est que le culte idolâtrique de la famille est faux et dangereux, mais que le respect et la solidarité dans la famille sont nécessaires. Dans l'antiquité, la famille jouait un grand rôle. Puis le rôle s'exagéra son importance, la noblesse se transmit comme un privilége, et les barons du moyen-âge prirent de leur race une telle idée, qu'ils eussent méprisé les augustes familles des patriarches, si la religion n'en eût consacré et sanctifié la mémoire. Les philosophes du dix-huitième siècle ébranlèrent le culte de la noblesse, la révolution le renversa; mais l'idéal religieux de la famille fut entraîné dans cette destruction, et le peuple qui avait souffert de l'oppression héréditaire, le peuple qui riait des blasons, s'habitua à se croire uniquement fils de ses œuvres. Le peuple se trompa, il a ses ancêtres tout comme les rois. Chaque famille a sa noblesse, sa gloire, ses titres; le travail, le courage, la vertu ou l'intelligence. Chaque homme doué de quelque distinction naturelle la doit à quelque homme qui l'a précédé, ou à quelque femme qui l'a engendré. Chaque descendant d'une ligne quelconque aurait donc des exemples à éviter. Les illustres lignages en sont remplis; et ce ne serait pas une mauvaise leçon pour l'enfant que de savoir de la bouche de sa nourrice les vieilles traditions de race qui faisaient l'enseignement du noble au fond de son château.

Artisans qui commencez à tout comprendre, paysans qui commencez à savoir écrire, n'oubliez donc plus vos morts. Transmettez la vie de vos pères à vos fils, faites-vous des titres et des armoiries si vous voulez, mais faites-vous-en tous! La truelle, la pioche ou la serpe sont d'aussi beaux attributs que le cor, la tour ou la cloche. Vous pouvez vous donner cet amusement si bon vous semble. Les industriels et les financiers se le donnent bien!

Mais vous êtes plus sérieux que ces gens-là. Eh bien! que chacun de vous cherche à tirer et à sauver de l'oubli les bonnes actions et les utiles travaux de ses aïeux, et qu'il agisse de manière que ses descendans lui rendent le même honneur. L'oubli est un monstre stupide qui a dévoré trop de générations. Combien de héros à jamais ignorés parce qu'ils n'ont pas laissé de quoi se faire élever une tombe! combien de lumières éteintes dans l'histoire parce que la noblesse a voulu être le seul flambeau et la seule histoire des siècles écoulés! Echappez à l'oubli, vous tous qui avez autre chose en l'esprit que la nation bornée du présent isolé. Ecrivez votre histoire, vous tous qui avez compris votre vie et sondé votre cœur. Ce n'est pas à autres fins que j'écris la mienne et que je vais raconter celle de mes parens.

Frédéric-Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, fut le plus étonnant débauché de son temps. Ce n'est pas un honneur bien rare que d'avoir un peu de son sang dans les veines, car il eut, dit-on, plusieurs centaines de bâtards. Il eut de la belle Aurore de Kœnigsmark, cette grande et habile coquette devant laquelle Charles XII recula et qui dut se croire plus redoutable qu'une armée5, un fils qui le surpasse de beaucoup en noblesse, bien qu'il ne fût jamais que maréchal de France. Ce fut Maurice de Saxe, le vainqueur de Fontenoy, bon et brave comme son père, mais non moins débauché; plus avant dans l'art de la guerre, plus heureux aussi et mieux secondé.

Aurore de Kœnigsmark fut faite, sur ses vieux jours, bénéficiaire d'une abbaye protestante; la même abbaye de Quedlimbourg dont la princesse Amélie de Prusse, sœur de Frédéric-le-Grand et amante du célèbre et malheureux baron de Trenk, fut abbesse aussi par la suite. La Kœnigsmark mourut dans cette abbaye et y fut enterrée. Il y a quelques années, les journaux allemands ont publié qu'on avait fait des fouilles dans les caveaux de l'abbaye de Quedlimbourg, et qu'on y avait trouvé les restes parfaitement embaumés et intacts de l'abbesse Aurore, vêtu avec un grand luxe, d'une robe de brocart couverte de pierreries et d'un manteau de velours rouge doublé de martre. Or, j'ai dans ma chambre, à la campagne, le portrait de la dame encore jeune et d'une beauté éclatante de ton. On voit même qu'elle s'était fardée pour poser devant le peintre. Elle est extrêmement brune, ce qui ne réalise point l'idée que nous nous faisons d'une beauté du Nord. Ses cheveux, noirs comme de l'encre, sont relevés en arrière par des agrafes de rubis, et son front lisse et découvert n'a rien de modeste; de grosses et rudes tresses tombent sur son sein; elle a la robe de brocart d'or couverte de pierreries et le manteau de velours rouge garni de zibeline dont on l'a retrouvée habillée dans son cercueil. J'avoue que cette beauté hardie et souriante ne me plaît pas, et même que, depuis l'histoire de l'exhumation, le portrait me fait un peu peur, le soir, quand il me regarde avec ses yeux brillans. Il me semble qu'elle me dit alors: «De quelles billevesées embarrasses-tu ta pauvre cervelle, rejeton dégénéré de ma race orgueilleuse De quelle chimère d'égalité remplis-tu tes rêves? L'amour n'est pas ce que tu crois; les hommes ne seront jamais ce que tu espères. Ils ne sont faits que pour être trompés par les rois, par les femmes et par eux-mêmes.

A côté d'elle est le portrait de son fils Maurice de Saxe, beau pastel de Latour. Il a une cuirasse éblouissante et la tête poudrée, une belle et bonne figure qui semble toujours dire: En avant, tambour battant, mèche allumée! et ne pas se soucier d'apprendre le français pour justifier son admission à l'Académie. Il ressemble à sa mère, mais il est blond, d'un ton de peau assez fin; ses yeux bleus ont plus de douceur et son sourire plus de franchise.

Pourtant le chapitre de ses passions fit souvent tache à sa gloire, entres autres son aventure avec Mme Favart, rapportée avec tant d'ame et de noblesse dans la correspondance de Favart. Une de ses dernières affections fut pour Mlle Verrières6, dame de l'Opéra, qui habitait avec sa sœur une petite maison des champs, aujourd'hui existant encore, et située au nouveau centre de Paris, en pleine Chaussée-d'Antin. Mlle Verrières eut de leur liaison une fille qui ne fut reconnue que quinze ans plus tard pour fille du maréchal de Saxe, et autorisée à porter son nom par un arrêt du parlement. Cette histoire est assez curieuse comme peinture des mœurs du temps. Voici ce que je trouve à ce sujet dans un vieil ouvrage de jurisprudence:

«La demoiselle Marie-Aurore, fille naturelle de Maurice, comte de Saxe, maréchal-général des camps et armées de France, avait été baptisée sous le nom de fille de Jean-Baptiste de la Rivière, bourgeois de Paris, et de Marie Rinteau, sa femme. La demoiselle Aurore étant sur le point de se marier, le Sieur de Montglas avait été nommé son tuteur par sentence du Châtelet, du 3 mai 1766. Il y eut de la publicité pour la publication des bans, la demoiselle Aurore ne voulant point consentir à être qualifiée de fille de Sieur la Rivière, encore moins de fille de père et de mère inconnus. La demoiselle Aurore présenta requête à la cour, à l'effet d'être reçue appelante de la sentence du Châtelet. La cour, plaidant Me Thétion pour la demoiselle Aurore, qui fournit la preuve complète, tant par la déposition du sieur Gervais, qui avait accouché sa mère, que par les personnes qui l'avaient tenue sur les fonts baptismaux, etc., qu'elle était fille naturelle du comte de Saxe, et qu'il l'avait toujours reconnue pour sa fille; Me Massonnet pour le premier tuteur qui s'en rapportait à justice, sur les conclusions conformes de M. Joly de Fleury, avocat général, rendit, le 4 juin 1766, un arrêt qui infirma la sentence du 3 mai précédent; émendant, nomma Me Giraud, procureur en la cour, pour tuteur de la demoiselle Aurore, la déclara «en possession de l'état de fille naturelle de Maurice, comte de Saxe, la maintint et garda dans ledit état et possessions d'icelui; ce faisant, ordonna que l'acte baptistaire inscrit sur les registres de la paroisse de Saint-Gervais et Saint-Protais de Paris, à la date de 19 octobre 1748; ledit extrait contenant Marie-Aurore, fille, présentée ledit jour à ce baptême par Antoine-Alexandre Colbert, Marquis de Sourdis, et par Geneviève Rinteau, parrain et marraine, sera réformé, et qu'au lieu des noms de Jean-Baptiste de la Rivière, bourgeois de Paris, et de Marie Rinteau, sa femme, il sera, après le nom de Marie-Aurore, fille, ajouté ces mots: NATURELLE DE MAURICE, COMTE DE SAXE, maréchal-général des camps et armées de France, et de Marie Rinteau; et ce par l'huissier de notre dite cour, porteur du présent arrêt, etc.»7

Une autre preuve irrécusable que ma grand'mère eût pu revendiquer devant l'opinion publique, c'est la ressemblance avérée qu'elle avait avec le maréchal de Saxe, et l'espèce d'adoption que fit d'elle la Dauphine, fille du roi Auguste, nièce du maréchal, mère de Charles X et de Louis XVIII. Cette princesse la plaça à Saint-Cyr et se chargea de son éducation et de son mariage, lui intimant défense de voir et fréquenter sa mère.

A quinze ans, Aurore de Saxe sortit de Saint-Cyr pour être mariée au comte de Horn8, bâtard de Louis XV, et lieutenant du roi à Schlestadt. Elle le vit pour la première fois la veille de son mariage et en eut grand'peur, croyant voir marcher le portrait du feu roi, auquel il ressemblait d'une manière effrayante. Il était seulement plus grand, plus beau, mais il avait l'air dur et insolent. Le soir du mariage, auquel assista l'abbé de Beaumont, mon grand-oncle (fils du duc de Bouillon et de Mlle de Verrières), un valet de chambre dévoué vint dire au jeune abbé, qui était alors presque un enfant, d'empêcher par tous les moyens possibles la jeune comtesse de Horn de passer la nuit avec son mari. Le médecin du comte de Horn fut consulté, et le comte lui-même entendit raison.

Il en résulta que Marie-Aurore de Saxe ne fut jamais que de nom l'épouse de son premier mari; car ils ne se virent plus qu'au milieu des fêtes princières qu'ils reçurent en Alsace, garnison sous les armes, coups de canon, clefs de la ville présentées sur un plat d'or, harangues des magistrats, illuminations, grands bals à l'hôtel-de-ville; que sais-je? tout le fracas de vanité par lequel le monde semblait vouloir consoler cette pauvre petite fille d'appartenir à un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle devait fuir comme la mort.

Назад Дальше